La plupart du temps, les commandes étaient prévisibles et il arrivait à gérer ses stocks. Ce jour-là pourtant, il s’arrachait les poils de barbes depuis le fond de son arrière-boutique — ses cheveux y étaient déjà passés depuis de longues années.
Un client particulièrement haut placé, membre du Conseil Lutin de la cité, lui avait fait une commande des plus inattendues en lui demandant la plus grande discrétion possible. Malheureusement, s’il commandait les ingrédients qui lui manquaient, cela mettrait forcément la puce à l’oreille de son fournisseur…
Ce fut pour cette raison, par pure professionnalisme, que le gobelin apothicaire prit son sac ce soir-là et s’esquiva en douce de sa boutique pour se rendre dans le jardin public le plus proche. Il croisa sa voisine directe qui l’observa des pieds à la tête d’un air suspicieux.
— Vous sortez bien tard ce soir.
— J’ai envie de prendre un peu l’air.
L’apothicaire répondit sèchement, sur la défensive, et il s’éloigna d’un pas raide ; il n’aimait déjà pas en temps normal qu’on lui demande de rendre des comptes sur ses activités.
Il y passa la nuit, mais il trouva tous les ingrédients manquants. Le plus difficile fut d’attraper des couleuvres argentées pour en extraire le léger venin indispensable à la réussite de sa potion.
Une fois de retour au petit matin, il s’enferma à double tour au lieu d’ouvrir et se dirigea vers son atelier. Là, au milieu de tout son matériel, il choisit soigneusement dix fioles de cristal et entama ses mélanges.
Le soir venu, alors que le soleil se couchait, il aligna fièrement les dix fioles de liquide carmin.
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