De ses énormes mains, le crougwal saisissait les villageois pour les dévorer sous les yeux épouvantés des nains qui tentaient de fuir. C’était la panique totale, tous se bousculaient pour échapper au dévoreur.
— Nous sommes attaqués, fuyez bonnes gens, hurlait le bourgmestre qui cherchait également à se mettre à l’abri.
Alors qu’il passait devant lui, Chuipôlà l’attrapa par le col de sa veste.
— Nous devons faire quelque chose, le monstre bloque le passage pour nombreux d’entre nous. Armons-nous et protégeons les nôtres.
Le bourgmestre se débattit et repoussa le tavernier.
— Avec quoi abruti ! Tu vois des armes quelque part pour lutter contre çà ?
Il postillonnait au visage du tavernier. Il regarda autour de lui et trouvant une opportunité de se faufiler, prit la fuite à toutes jambes, non s’en avoir lancé auparavant :
— Fais comme bon te semble grand-apaiseur, après tout c’est ton boulot, moi j’ai mieux à faire !
Il courut aussi vite qu’il le put, mais fut arrêté en plein élan par une grosse main qui le saisit et le souleva dans les airs jusqu’à une bouche largement ouverte. Le bourgmestre s’époumona réclamant cette aide qu’il avait refusée juste avant. Le crougwal referma ses dents sur le petit corps qu’il sectionna en deux, le mastiqua puis jeta le reste près de la fontaine, déjà intéressé par d’autres victimes.
Affolés, les tholvilliens grouillaient aux pieds du crougwal, qui trouvait cela divertissant. Il eut un éclat de rire effrayant, puis prit une nouvelle poignée de nourriture. Il avait repéré un groupe de jeunots dont il se délecta. Un à un, il les avala et ceux-là tout entier.
De taille gigantesque et pourvu d’un appétit féroce, cet ogre ne différait pas de ces congénères. Connus pour leur tempérament redoutable, les crougwals vivaient ordinairement dans une vaste vallée appelée Gohare et étaient séparés du reste du monde par notamment l’infranchissable désert Brûleur. Depuis des décennies aucun de ces ogres n’avait été vu chez les paisibles et surtout pas aussi éloignés de la frontière, en des terre si reculées. Pourtant, un de ces dévoreurs de paisibles se tenait sur la place de Tholville et déchiquetait les villageois à coups de dents féroces. C’était l’affolement total car tous connaissaient leur nature carnivore insatiable.
Cématournée recula vivement et fit signe à Tétenlair et Tourneboule de ne pas s’approcher de la fenêtre.
— Où est Chuipôlà ? demanda-t-elle vivement, inquiète pour son mari.
Tétenlair qui tenait son neveu fermement contre lui ne sut que répondre. Dans sa hâte de se mettre à l’abri, il n’avait pas vu que le tavernier ne les suivait pas. Padebol poussa Tétaklac sous le comptoir, et demanda à Tourneboule de le rejoindre et de ne pas bouger. Puis il s’adressa à Tétenlair.
— As-tu vu où était Sahalors ? Le pressa-t-il.
Malheureux pour les nains face à lui, le barde resta silencieux. Tout c’était passé si vite ! Il était abasourdi : jamais, au grand jamais, un crougwal n’aurait dû se trouver à Tholville. D’une part le roi crougwal avait mis fin à leurs incursions depuis très longtemps avec l’accord obtenu du Haut-Directoire et le Brûleur était une barrière inviolable. Alors comment ce monstre pouvait-il être chez eux ? C’était à n’y rien comprendre.
Sans conteste, le désert était le territoire le plus dangereux connu : il tuait sans distinction, ni concession. Les téméraires, inconscients ou suicidaires, crougwals comme paisibles, qui tentaient de le franchir mouraient dans d’atroces souffrances, piquetés par des petites pierres de silex acérées soulevées par de violentes rafales de vent. Incapables de résister aux tourbillons, ils chutaient et se retrouvaient pris au piège des sables mouvants. « Il est certain que ce montre n’est pas passé par là », se dit Tétenlair qui réfléchissait à toute allure tant pour rester concentrer et ne pas céder à la panique que pour comprendre leu situation cauchemardesque.
Padebol, près de la porte, tentait de se rassurer : il ne voyait pas sa femme parmi les corps qui jonchaient déjà le sol. Avec sa jolie robe pêche et son fichu jaune, il aurait repéré ses vêtements malgré le sang. Toutefois, il savait que sa femme, si elle était cachée quelque part dehors, n’était pas encore en sécurité car le crougwal ne s’arrêterait pas de sitôt. Depuis leur plus jeune âge, les jeunes paisibles se racontaient des histoires effrayantes pour s’amuser au sujet de ces monstres. Ils savaient donc tous qu’ils se nourrissaient en grande quantité de tout ce qu’ils trouvaient, du moment que c’était de la viande et vivant : gibiers, bétails et accessoirement de gastornis, qu’ils appréciaient pour leur viande faisandée et savoureuse. Cela les faisait rire, à l’époque, de les imaginer pourchasser ces oiseaux géants aux ailes atrophiées pourvus d’un bec acéré et de deux pattes arrière très puissantes aux griffes tranchantes.
Cématournée posa une main tremblante sur le bras de Padebol.
— Il va s’arrêter quand ? chuchota-t-elle.
Padebol l’entendit à peine et ne détourna pas les yeux de la place. Qu’aurait-il pu répondre sinon ce qu’ils savaient déjà tous et qui les effrayait tant, à savoir que la viande que les dévoreurs préféraient entre tout était leur propre chair ! Il frissonna de dégoût en voyant le monstre enfourner dans son énorme bouche la moitié d’un corps.
Cématournée s’éloigna, incapable de rester si près des ouvertures. Elle tremblait de tous ces membres. Tétenlair la vit s’asseoir lourdement sur un banc. Il fallait à tout prix qu’il se rappelle d’un détail qui pourrait les aider.
Lorsque l’accord avait été conclu avec les crougwals, un émissaire du Haut-Directoire avait été envoyé aux abords des Cendreux, montagne volcanique endormie qui bordait également la vallée de Gohare, pour rencontrer un représentant crougwal afin que ce dernier lui relate histoire de son peuple. Cela faisait partie de l’accord. Elle fut consignée, telle que l’avait relatée l’émissaire ogre, dans un ouvrage gardé désormais dans la bibliothèque du Haut-Directoire, les mages-régnants voulant tout connaître de leurs ennemis, réels ou potentiels. Le savoir étaient le pouvoir et le Haut-Directoire y portait une attention scrupuleuse, rien ne devait leur échapper. Ce savoir, pourtant n’était pas cloisonner et sur simple demande circonstanciée, chaque paisible pouvait le consulter.
Le cœur battant à tout rompre, Tétenlair recula et s’assit à même le sol, le dos contre le comptoir. Il fallait qu’il se concentre car il avait eu l’occasion de pouvoir lire le fameux livre crougwal. Il détenait peut-être une information primordiale pour leur survie, il devait se rappeler. Il se boucha les oreilles pour ne plus entendre les cris d’agonie et les os broyés et plongea dans ses souvenirs de lecture. Alors lui revinrent en mémoire certains passages qui l’avaient fait trembler d’effroi.
Les crougwals se délectaient, sans distinction, de nains, de centaures, d’hommes, ainsi que pleins de ces petites créatures magiques qui peuplaient les terres avoisinantes de l’immense vallée de Gohare où ils vivaient, séparés naturellement du reste du monde par le désert Brûleur et l’infranchissable montagne morte, les Cendreux.
A l’origine les peuples qui les côtoyaient parvenaient à se protéger des crougwals, grace à des remparts érigés par la force de la haute-magie, mais au fil du temps, le savoir se perdit et les remparts s’affaiblirent et les ogres purent les franchir. L’équilibre dans la vallée fut rompu au détriment des populations dites paisibles qui survivaient jusqu’alors en cette terre inhospitalière. Les crougwals dévorèrent tout ce qu’ils purent, anéantissant toute vie autre que la leur et celle des gastornis, dernière et unique race de viande pouvant se défendre contre eux.
Enfin, les seuls délices que les ogres purent encore s’accorder vinrent sporadiquement de la mer où de temps à autre des navires s’échouaient apportant son lot de bonne chaire savoureuse, mais bien trop rare au goût des différentes tribus composant la grande nation crougwale, et c’est avec envie que les ogres regardèrent à l’est, bien après le Brûleur et les Cendreux, là où se trouvait à profusion de cette savoureuse nourriture.
Ils étaient ainsi restés en autarcie, déconfis de devoir se passer de viande de paisible. Mais quelle désolation pour les crougwals de se contenter de ces denrées maritimes, eux, qui avaient eu le plaisir de goûter à cette chair et ne rêvaient plus que de recommencer. C’était comme ôter du foie gras ou de la dinde farcie aux marrons lors des fêtes du renouveau chez les paisibles … tout bonnement inconcevable !
Puis, ils avaient fini par découvrir un passage secret à travers la, montagne volcanique morte qui bordait la vallée au nord. Ils avaient pu alors dévorer leur ration quotidienne prélevant au gré de leurs envies tout être vivant de l’autre côté. En réponse, les frontaliers, cibles de leur chasse, s’étaient organisés et surveillèrent la montagne. Sans jamais parvenir déterminer l’endroit exact par lequel arrivaient les crougwals, ils avaient instauré un système d’alerte qui permettait à la population de se mettre à l’abri rapidement. A partir de cet instant, ce fut la fin des jours prolifiques pour les ogres. De leurs incursions, ils revinrent de plus en plus souvent bredouilles.
La chasse aux gastornis ne parvenait que tout juste à suffire aux besoins de ces insatiables carnassiers et la disette crougwale s’était installée progressivement. A cela s’étaient greffés de violents affrontements entre leurs tribus nomades, à tel point que nombreux de crougwals moururent. Fratricides et terribles, ces luttes intestines étaient dues essentiellement à l’attitude de certaines tribus qui se contentaient d’attendre le retour des chasseurs pour leur voler leur victuailles, plus qu’à la pénurie de paisible elle-même qui pouvait être palliée par la viande des oiseaux géants. La nation ogre peu à peu s’amoindrit au cours de la Longue Guerre jusqu’au jour, où, un crougwal, répondant au nom de Gnul, prit le pouvoir et instaura une paix durable. Le nouveau roi structura alors les tribus en une seule et grande tribu, et la grande nation unique crougwale naquit.
Tétenlaire secoua la tête tristement car ce genre de connaissance n’allait pas aider son peuple face à l’ogre arrivé dans le village. Que faire ? Comment s’en sortir ? Il regarda Tourneboule qui se serrait courageusement contre Tétaklac, tentant vaillamment de ne pas pleurer. Il devait à tout prix se rappeler un fait qui les aiderait. De dépit il tapa du poing sur le sol qui se mit à trembler fortement.
Le monstre s’était laissé tomber au sol pour s’asseoir, faisant trembler le village. Des murs encore debout se fissurèrent et tout un pan du temple s’effondra avec fracas. Tétenlair entendit Tourneboule gémir et Tétaklac tenter de le rassurer. «Brave garçon ce Tétaklac » songeat-il alors qu’il s’approchait de son neveu pour le prendre dans ses bras afin de le calmer.
Tétaklac blanc comme un linge, les pupilles dilatées par la frayeur serrait ses petits poings. Il voulait être brave comme son père mais que cela lui semblait difficile de ne pas céder à la panique ! Il se leva prudemment et jeta un œil dans la pièce. C’est à cet instant qu’il vit Chuipôlà surgir dans la taverne. Cématournée en pleura de joie. Padebol toujours près des portes aperçut son fils et lui fit signe de retourner se cacher. Lui aussi serrait très fort ses poings, dont les jointures étaient blanches.
— Tout le monde va bien ? demanda le tavernier.
Tous opinèrent à l’exception de son adjoint qui prit un air désespéré.
— Sahalors est dehors, murmura-t-il.
Tétenlair berçait Tourneboule et lui caressait les cheveux. « Comment tout cela se terminera-t-il ? » pensait-il, affolé. Pour garder son calme il se força à fouiller de nouveau dans sa mémoire toute information qui pourrait leur servir. Il se rappela que la nouvelle structuration crougwale avait suffisamment inquiété les mages-régnants pour qu’ils envoient des guerriers-centaures afin d’engager des négociations. Tétenlair se rappela que l’un des visiteurs humains qui l’accompagnaient avait réagi à ce sujet. « Le Haut-Directoire qui n’avait fait aucun geste lors des disparitions sporadiques de quelques frontaliers sans intérêt à ses yeux, avait vu un danger dans ce remaniement des tribus crougwales ! Il leur en a fallu du temps pour faire quelquechose » avait-il lancé rageur. Le barde avait deviné à son allure générale que ce dernier devait être un de ces fameux frontaliers. Ses compagnons l’avaient alors pressés de se taire car cette instance sécuritaire du monde des paisibles, élue à vie, avait de grands pouvoirs, tant magiques que politique et surtout militaires. Les mages-régnants, imbus de leur responsabilité, étaient aussi impitoyables que les crougwals, mais de manière plus raffinée. « Autant ne pas les provoquer », avaient-ils murmuré, apeurés.
Chuipôlà fit le tour du comptoir et vint se poster devant le barde et les enfants. Il ne savait quoi leur dire pour les rassurer. Il fut surpris par l’air concentré de Tétenlair.
— J’essaie de me rappeler ce que j’ai lu sur les dévoreurs au cas où, mais pour le moment ça ne sert à rien, fit ce dernier avec colère mêlée de désespoir.
Il déposa Tourneboule près de Tétaklac et entraîna le tavernier à l’écart où ils furent rejoints par Cématournée.
— Je croyais que leur roi avait signé un compromis avec les mages-régnants, dit tout bas Cématournée.
Elle se tordait les mains de terreur. Tétenlair fit signe que oui, impuissant lui aussi.
— De ce que je me rappelle, les émissaires envoyés par le Haut-Directoire avaient été chargés de proposer au roi Gnul d’annexer Gohare à notre territoire. De cette manière, en devenant les hauts-gouverneurs des crougwals, ils espéraient pouvoir en contrôler l’appétit débordant et éviter un quelconque désir d’invasion.
Padebol donna un coup de poing dans le mur à cette évocation.
— Y en a un chez nous pourtant !
Il continuait de scruter les alentours de la place espérant apercevoir Sahalors, dissimulée quelque part. Le crougwal, pour le moment, avait bloqué la sortie de la place. Si elle était là il pensait pouvoir la trouver. Alors qu’il allait pousser un des battants, Chuipôlà le retint et fit non de la tête en montrant le comptoir. Tétaklac se tenait debout, près à suivre son père. Padebol le rejoignit pour le serrer dans ses bras, des larmes dans les yeux qu’il retenait de toutes ses forces. Sa femme avait besoin de lui, pas de ses larmoiements
Tétenlair, concentré sur ses souvenirs, les sourcils froncés, lui répondit.
— Gnul refusa catégoriquement. Il aurait été bien idiot de se conformer à ces exigences. A l’issue de longs pourparlers, un accord a été obtenu, stipulant l’interdiction totale de dévorer des centaures, hommes, nains ou autres créatures magiques et dont les crougwals se régalaient auparavant.
Cématournée frissona violemment. Chuipôlà entoura ses épaules d’un bras protecteur et s’adressa au barde sur le ton qu’il employait en tant que grand-apaiseur.
— Tu n’es pas sur l’estrade Tétenlair, fais attention aux mots que tu emploies. Ce sont des nôtres qu’il s’agit et que le monstre dévore en ce moment même !
Contrit, le barde devint rouge d’embarras.
— En contrepartie, reprit-il, les mages-régnants ont accepté de ne pas chercher à annexer Gohare aux territoires de l’Est, sauf si les crougwals ne respectaient pas leur parole.
— Ca va être la guerre si nous nous en sortons vivants et informons le Haut-Directoire, fit vaillamment Cématournée.
Tétenlair opina. La réponse sera terrible. En lui-même il reprit le fil de ses souvenirs de lecture.
Le roi des crougwals avait organisé la chasse et demandé à ces congénères de cultiver la terre. Usés par ces guerres intestines, désireux d’une paix durable, les crougwals étaient devenus à leur tour des paisibles. Eleveurs et paysans, ils se partagèrent la plaine pour y édifier leur village et se sédentariser. Ils élevèrent des troupeaux de gastornis domestiques que leur fournit le Haut-Directoire en très grande quantité.
Padebol se releva et retourna près de la fenêtre pour surveiller le crougwal qui avait bougé et cherchait dorénavant du côté du barbecue.
— Ils étaient censés rester chez eux, bon sang ! Et ne plus jamais franchir leurs frontières. Après cet accord, plus personne n’a entendu parler des crougwals. Alors pourquoi est-il là celui-là ? lança-t-il rageur.
« Jusqu’à ce jour, oui », songea Tétenlair. Hélas, car c’était bien un de ces monstres qui venait de surgir d’entre les arbres, et faire un carnage à Tholville. Le barde s’approcha de Padebol pour jeter un œil dehors et ce qu’il vit l’épouvanta car ce n’était pas n’importe quel crougwall qui se trouvait sur la place du village. Ses jambes le lâchèrent et il s’effondra sur le sol à la surprise générale. Qu’avait-il pu voir de plus qu’eux ? Chuipôla et Padebol regardèrent le monstre mais ne virent rien de plus que ce qu’ils avaient déjà vu depuis l’arrivée de l’ogre. Tétenlair, de son côté, tremblait de tous ses membres car, maintenant encore plus qu’auparavant, il n’était pas certain qu’ils s’en sortiraient, son infime espoir s’étant envolé en même temps qu’il découvrait le crougwal.
« Nous sommes tous perdus ! » gémit-il.
Sahalors s’était écartée juste à temps avant que la main ne la saisisse et était allée se réfugier derrière des tonneaux. Comme le crougwal avançait dans sa direction, elle voulut s’écarter mais dans la précipitation, chuta lourdement. Tout autour d’elle, les nains courraient pour tenter de se soustraire au monstre. Elle resta un instant au sol, immobile, légèrement étourdie par le choc, sous un amas de nappes colorées qu’elle avait entraîné dans sa chute. Le monstre était tout proche, mais ne s’intéressait pas à elle, ce qui lui donna le temps de l’observer.
A vue d’œil, songea elle avec épouvante, ce crougwal ne se contentait pas d’être un ogre géant quelconque, mais devait faire partie des horribles kroglls, car malgré sa taille immense pour un nain, il ne devait pas mesurer plus de trois mètres. Elle avait déjà vu des gravures dans son enfance des différentes tribus ogres et se rappelait très bien la grosse tête en forme de poire des Kroglls, couronnée d’une touffe de cheveux hirsutes noirs d’encre.
Tétenlair lui avait confirmé un jour que les crougwals de Gohare, culminaient à l’âge adulte pour les plus grands, à plus de cinq mètres de hauteur, puis la taille des autres tribus diminuait jusqu’à la dernière, la fameuse et terrible tribu des kroglls. Sahalors se rappela les horribles histoires racontées devant l’âtre où il était question des ravages occasionnés par cette tribu à l’époque où encore elle chassait le paisible. Sa funeste réputation avait traversé tout le territoire de l’est, semant la terreur rien qu’à l’évocation de son nom : krogll ! Kroglls, dévoreurs d’entre les dévoreurs. Insurgés. Renégats. Les ogres qui défièrent leur roi et le Haut-Directoire refusant de renier leur nature.
La tribu entière disparut du jour au lendemain, mais continua de dévorer du paisible au cœur de la nuit. Les kroglls grâce à leur petit gabarit s’était cachés dans les Cendreux, se rappela Sahalors qui rejeta cette information qui lui revenait à l’esprit de façon inappropriée. Que lui importait qu’ils se soient révoltés contre la loi de leur roi, il y a bien longtemps, pour continuer de dévorer des paisibles. Le fait était qu’un des leurs avait fait irruption dans Tholville et tuait tous ses amis. «La tribu existait donc encore », se dit-elle avec effroi. « Elle n’était pas éteinte comme le prétendait le Haut-Directoire » ragea-t-elle.
Sahalors était terrorisée et n’osait bouger pour ne pas attirer l’attention de l’ogre car elle avait remarqué qu’il attrapait en premier ceux qui courraient. Elle regarda désespérément vers la taverne. Que n’aurait-elle donné pour y être en cet instant. Elle avait vu Tétaklac et Padebol y entrer avant l’arrivée du krogll. Si elle était rassurée pour eux, elle aurait tellement aimé être à leurs côtés, en relative sécurité pour le moment. Le crougwal recula légèrement et faillit l’écraser. Sahalors ne pouvait rester étendue à terre plus longtemps, alors tout doucement, elle se releva et prit la fuite non pas vers la taverne, le crougwal lui en barrant l’accès, mais vers la grande rue. Elle avait presque atteint le coin et croyait être à l’abri quand il y eut un mouvement de foule. Le monstre avait pivoté et s’était assis à même le sol, bloquant la place mais pas les rues adjacentes. Les nains qui n’avaient pu sortir de leur cachette jusqu’ici se précipitèrent alors vers Sahalors pour s’enfuir du même côté. Elle fut violemment projetée en arrière, rebondit contre un mur et perdit l’équilibre. Elle se retrouva à genoux. La confusion la plus totale régnait sur la place et dans les rues adjacentes, les nains encore pris au piège cherchant par tous les moyens à fuir cet endroit. Le krogll s’était relevé et saisissait les retardataires. Il empoigna une matrone qui se tenait près de l’endroit où était tombée Sahalors. La foule s’écarta vivement et piétina la naine qui n’avait pu se relever à temps. Sahalors se protégea la tête comme elle put, mais ce ne fut pas suffisant. Quand la masse terrorisée reflua vers un coin opposé au krogll, le corps sans vie de Sahalors apparu, repoussé, contre un mur. La peur et le besoin primaire de sauver sa propre vie avaient eu raison des nains ne s’étaient même pas rendu compte qu’ils piétinaient à mort Sahalors.
Le krogll pivota légèrement et s’intéressa à un coin proche de la taverne. En matière de viande de nain, il avait l’embarras du choix sur cette place et s’en réjouissait même si ce n’était pas ce qu’il préférait manger. Mais il était content car il avait eu toutefois quelques jeunots fondants dans la bouche.
Comme ses congénères, il était trapu, massif avec de longs bras disproportionnés, aux mains larges et doigts courts et épais. Malgré sa stature, il était capable de se déplacer furtivement et ne faire aucun bruit, ce qui lui avait permis de s’approcher suffisamment de Tholville avant de courir vers le village.
Il chercha ce qu’il pouvait consommer à ce buffet improvisé à ciel ouvert et se dit qu’il ferait bien une pause. Il hésitait entre prendre quelques fruits ou les restes du barbecue qui fumait encore. Ces minuscules amuses bouches le tentaient. Alors qu’il prélevait les cotes de porcs et les saucisses il sentit une piqûre. Il se retourna brusquement quand une fourche s’enfonça de nouveau dans son talon. Quelques nains tentaient de détourner son attention afin de permettre à un groupe de naines avec leurs petiots de quitter la place. Le monstre les balaya d’une main agacée et se saisit d’une partie du petit groupe. Il avala d’une traite le jeunot qu’il avait attrapé. Les petits os étaient délicieusement craquants sous ses molaires. Du sang gicla sur ses lèvres charnues. La mère s’évanouit, folle de douleur. Le krogll la poussa du doigt, mais le corps inerte ne réagit pas. Il s’amusa alors à le déplacer de quelques pichenettes pour finalement le projeter violemment dans la fontaine. Une gerbe d’eau éclaboussa la place, diluant quelque peu le sang qui s’était accumulé par endroit.
Ce krogll ne louchait pas comme certains de ses congénères. Il avait un nez épaté, mais pas autant que certains autres qui étaient représentés sur des gravures. Cette particularité, était-ce expliqué au bas des pages, venait essentiellement du côté de la mère crougwale, qui, pour corriger ses rejetons, leurs assenait des claques formidables cet endroit : c’est que le crougwal avait la corne épaisse et était très têtu. Ainsi, annotait l’auteur des gravures, on pouvait deviner le caractère d’un adulte juste en regardant son nez : plus il était aplati, plus il avait été un petiot difficile au caractère fort. Inutile de souligner qu’avoir un appendice nasal écrasé était un critère de beauté chez un crougwal et de respect. Gare à celui, ou celle, qui conservait une arête de nez fine et bien dessinée !
C’était la désolation au village.
Depuis son poste d’observation, Chuipôlà vit le crougwal se rapprocher dangereusement de la taverne. Ils ne pouvaient plus y rester. Il secoua Tétenlair qui restait prostré à terre. Ensuite, il prit sa femme dans ses bras, la sera fortement contre lui, puis la repoussa doucement.
— Tu dois partir, ma nainette. Prends le passage qui sort de la cave et va dans les bois. Vas au promontoire. Je te retrouverai dès que je le pourrai.
— Mais Trognon … commença Cématournée.
— Non, je t’en prie, je serais plus en danger si je te sais quelque part près du crougwal.
— Ce n’est pas un crougwal, fit lentement Tétenlair. C’est un krogll !
Il y eut un cri de stupeur dans la salle, puis un silence de mort s’instaura. Ils savaient qu’il s’agissait d’un crougwal …. Mais un krogll, c’était pire ! Cématournée se mit à trembler de tous ses membres et agrippa son mari.
— Viens avec nous, Trognon. C’est trop dangereux.
Chuipôlà avait le cœur en lambeaux. Il peinait à laisser partir Cématournée mais il devait la mettre à l’abri et faire son travail. Grand-apaiseur, il était et devait montrer l’exemple. Des nains étaient encore coincés sur la place, à la merci du monstre. Il ne pouvait les laisser ainsi. Il la repoussa de nouveau mais plus fermement et prit son visage entre ses mains tremblantes. Il aurait voulu paraître fort, mais il était terrifié au fond de lui et ses doigts le trahissaient.
— Non ma douce, je ne peux pas. Pars et mets-toi en sécurité. Promets-moi que tu vas faire ça pour moi et notre enfant qui pousse en toi !
Pleurant à chaudes larmes car elle n’était pas certaine de revoir son époux, Cématournée acquiesça bravement. Elle eut un regard d’angoisse vers la place du village : le vacarme au dehors était de nouveau assourdissant. Bravement, elle fit signe à Tétenlair de la suivre et de ne faire aucun bruit. Elle était déterminée à montrer à son mari qu’il pouvait se fier à elle et lui envoya un baiser.
— A tout à l’heure, monn chéri. Tu m’as promi ! Lui dit-elle avec rage. « Gare à lui s’il ne lui revenait pas ! » songea-t-elle intrieurement.
Padebol s’approcha de Cématournée et lui confia Tétaklac.
— Prends le petiot, s’il te plait ; Emmène le avec vous. Je dois trouver ma femme.
Tétaklac se débattit pour échapper à la poigne de son père : il ne voulait pas partir. Il voulait se battre avec Padebol et Chuipôlà. Padebol ne parvenait à le contrôler et Tétaklac faillit lui échapper. Comprenant la détresse de son adjoint, le tavernier saisit le petiot et l’approcha de la fenêtre où il put voir le monstre dévorer un nain.
— Arrêtes petiot. Vois ce que c’est ! lui dit Chuipôlà en le ramenant ensuite auprès de Cématournée. Ton père a besoin de te savoir en sécurité pour pouvoir agir et retrouver ta mère.
Cette vision d’horreur avait figé Tétaklac qui comprenait enfin qu’il ne pourrait rien contre le krogll. Il courut vers son père.
— Et maman ? Où est-elle ? Il faut aller la chercher !
Padebol lui caressa doucement les cheveux.
— Après ton départ, on va y aller tous les deux, Chuipôlà et moi. On va la trouver.
Tétaklac acquiesça et résolument vint se poster auprès de Tourneboule dont il attrapa la main.
— Au fait, moi c’est Tétaklac. On va y aller avec Cématournée et Tétenlair. Tu es d’accord ?
Tourneboule renifla bruyamment.
— Tiens prends mon mouchoir, lui dit Tétaklac qui avait sorti un carré de tissu de sa poche.
— Merci, fit le petiot bravement. Moi c’est Tourneboule
Il prenait exemple sur l’autre gamin et voulait être à la hauteur de son nouvel ami.
— Oui on y va, reprit-il en regardant son oncle.
Comme Tétaklac, il avait un air résolu ce qui rassura le tavernier, sa femme n’aurait pas de souci avec les gamins. Il s’accroupit à leur hauteur et les fixa droit dans les yeux.
— Vous êtes des petits hommes maintenant. Je vous confie Cématournée et notre futur bébé. Vous devez l’écouter et faire tout ce qu’elle vous dira. Compris ?
Ils se jetèrent un regard et, sérieux, opinèrent. Padebol était fier de son fiston. Il eut des larmes aux yeux à le voir se comporter en petit homme. « Pourvu qu’on s’en sorte tous », songea-t-il.
Cématournée serra une dernière fois son mari contre elle, l’embrassa longuement puis dans une envolée de jupons colorés, ceux qu’elle avait acheté pour l’occasion de cette fête très spéciale, elle prit la direction de la cave, emmenant le barde et les petiots à sa suite.
Padebol s’était rapproché de la porte. Il s’inquiétait pour Sahalors. Il devait la chercher. Son chef, devinant son inquiétude, lui saisit le bras.
— On va sortir tous les deux et chercher ta femme. Ensuite on s’organisera comme on peut.
Padebol opina, toute son attention focalisée sur le monstre. « Mais où était sa douce ? »
Chuipôlà s’avança sur le pas de la porte et contempla la scène. Le krogll, qui leur tournait le dos, attrapait à tour de bras des villageois dénichés dans une grange et les enfournait rapidement dans son énorme bouche, recrachant les restes qu’il dédaignait.
Au milieu des hurlements de terreur des uns et des appels désespérés des autres se mêlaient le bruit des os broyés et celui spongieux des membres arrachés, ponctués de râles de souffrance et d’agonie. Le tavernier se força à contrôler la bile qui lui remontait dans la gorge.
La place de Tholville, si jolie à l’origine était devenue un champ de bataille où des corps écrasés jonchaient le sol au milieu de flaques écarlates et de chairs sordidement exposées. L’odeur douceâtre était écœurante et le sang, qui s’écoulait des membres sectionnés, imprégnait difficilement le sol déjà bien engorgé.
Les deux nains se faufilèrent entre les bâtiments encore debout et aidèrent des groupes à rejoindre le chemin qui menait au promontoire.
Quelques nains s’étaient saisis de pioches et pelles, de lance-pierres, arcs et flèches – autrement dit, pas grand-chose – pour se battre contre le krogll. Ils furent dépassés et finirent par évacuer également comme ils purent le village.
Mais aucune trace de Sahalors au désespoir de Padebol. Quand il voulut de nouveau faire le tour du village, Chuipôlà le stoppa et l’entraîna vers le bois.
— Il n’y a plus personne, l’ami. Ta femme est sans doute là haut. Allons voir.
Le nain se débattait regardant désespérément vers la place. Un pressentiment affreux lui glaçait le cœur. Des larmes amères inondèrent son visage. Tout au fond de lui, il savait qu’il ne reverrait plus Sahalors. Tous ceux qu’ils avaient aidés ne l’avait pas aperçue depuis que le dévoreur avait surgit et Sahalors se trouvait, hélas, au centre de la place, là où il avait pris ses premières victimes.
Le tavernier le secoua violemment, ils ne devaient pas rester à cet endroit. C’était trop dangereux et il s’inquiétait pour Cématournée. Il voulait s’assurer qu’elle était saine et sauve.
— Penses à ton fils ! Tétaklac est là-haut et a besoin de toi !
Ce rappel le tira de son engourdissement. Padebol prit une grande inspiration, tout tremblant, et soutint le regard de son chef.
— C’est bon. On y va, dit-il.
En silence et sous couvert des arbres, ils gravirent le chemin pour rejoindre le promontoire.
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