Le krogll s’était assis au milieu de la place dévastée et finissait de gober ses dernières trouvailles. Il arracha la tête d’une vieille femme qui s’égosillait et lui griffait un doigt. Négligemment, il rejeta le corps au loin tout en se frottant la main. Il chercha autour de lui ce qu’il pouvait encore avaler. Ne trouvant plus rien d’intéressant, il se tapota le ventre et émis un énorme rot, avant d’ôter le pied d’une chaise pour de se curer les dents. Ces petits vêtements étaient désagréables, ils se coinçaient entre les molaires. C’était très gênant ! La prochaine fois, se promit-il, il ferait peut-être l’effort d’en enlever une couche avant de gober des nains. Surtout ceux-là, de l’espèce des montagnes qui se recouvraient de façon trop exagérée.
Soudain harassé, il se dit qu’une petite sieste digestive s’imposait. Il s’allongea et s’endormit rapidement.
Un silence de mort régnait sur Tholville lorsque le crougwal se réveilla, ragaillardi par son petit somme. Ravi, il observa le décor autour de lui. Le Haut-Directoire n’allait absolument pas aimer cette dernière frasque. C’était bien connu : défense de manger des paisibles ! Et là, il avait fait festin de roi ! Il n’avait jamais particulièrement aimer manger du nain, leur viande étant soit trop grasse ou trop dure, mais il fallait bien se nourrir, n’est-ce pas ? Sa mère lui avait appris, tout petiot, qu’il n’était pas bon de rester le ventre vide.
Il aurait tant voulu partager ce moment avec son frère. Il aurait adoré cette escale gastronomique. Prol ne refusait jamais un petit en-cas. Ce rappel à son frère raviva la douleur qui brûlait ses entrailles, cuisante souffrance qu’il ne parvenait à faire disparaître. Tout cela était de la faute des mages-régnants ! Il pensait que ce carnage lui ferait du bien mais il se rendait compte que si son estomac était rempli, cela n’effaçait ni sa rancœur ni sa haine. Loin de là, hélas.
Il soupira tristement. Il voulait tellement que son frère ne soit pas mort dans le Labyrinthe Glacé. La fameuse prison ne rendait pas ses détenus, elle les engloutissait et les anéantissait. Prol n’y avait pas survécu, lui qui était si fort. Gôhrr eut un sanglot dans la gorge puis grogna sourdement, il ne devait pas se laisser aller à la peine car elle affaiblissait. Ce qu’il voulait c’était conserver sa haine et se venger du Haut-Directoire. Pourtant, il ne put refouler certaines images du passé qui, malgré son refus, le submergèrent, l’emmenant loin de Tholville, à une époque heureuse, lui brisant le cœur un peu plus.
Du temps de leur enfance, son frère et lui étaient la fierté du patriarche des kroglls, leur grand-père kârr. Ce dernier leur apprenait le plaisir de la chasse aux paisibles et tous les délices de leur bonne viande, la seule et unique, abstraction faite des gibiers. Avec lui, ils mangeaient de tout, sauf une seule et unique viande, proscrite. Le krogll sourit à cette évocation, dévoilant une rangée de dents acérées et encore tâchées de sang.
— Tu sais quel goût çà a ? avait-il-il demandé un jour, encore tout jeunot, à son grand frère alors qu’ils retournaient à leur campement.
— Quoi ? lui répondit Prol.
— Ben, la grosse volaille des plaines de Gohare.
— Non, répondit Prol en lui donnant une grosse tape sur le nez. Et, Gôhrr, ne t’avise pas poser la question devant la tribu !
Légèrement étourdit par le choc, il avait porté la main à ses narines pour éponger le sang qui en coulait. Loin d’avoir reçu la réponse escomptée, il insista.
— Mais pourquoi ? C’est de la viande et moi j’aime bien la viande. Il paraît qu’elle est toute blanche et …
Cette fois-ci, son frère lui avait envoyé une grande bourrade qui le fit rouler à terre. Gôhrr s’était relevé prestement et, s’était jeté sur son frère qu’il avait frappé de ses petits poings. Prol l’avait repoussé et avait attendu qu’il se calme, puis il s’était penché pour se mettre au niveau de son visage.
— Entends bien, petit kro, tu aurais des ennuis si tu en parles. Ok ?
— Mais, mais … pourquoi ?
— Ne fais pas l’imbécile, s’était énervé Prol. C’est parce que c’est interdit par pépé, pardi !
Cette explication avait eu l’effet escompté et cloué le bec au petit Gôhrr car il savait que lorsque c’était interdit, il valait mieux ne pas chercher à enfreindre la loi du grand-père Kârr. Ses colères comme ses punitions étaient terribles. Aussi, malgré sa grande curiosité, il avait grandi sans plus chercher à savoir de quelle saveur était la viande blanche de gastornis.
Gôhrr se frotta le ventre et émit un rot sonore qui se répercuta sur les rares murs de Tholville encore droits. Il avait vécu heureux dans les Cendreux jouant à cachecache à travers les nombreux tunnels où la tribu s’était réfugiée suite leur séparation de la nouvelle nation crougwale unifiée. Kârr avait rejeté tout net l’accord pris entre Gnul et le Haut-Directoire. Il fallait s’y attendre, car avec leur tempérament réfractaire à toutes obligations, les kroglls n’allaient pas accepter si facilement de se soumettre et haut et fort, ils revendiquèrent leur nature profonde de crougwal et l’injustice de leur refuser le droit de consommer de la chair fraîche et juteuse.
Gôrhh, alors tout petit, avait été témoin de la discussion entre son grand-père et leur roi dans la salle d’audience publique. Les kroglls avaient suivi leur chef et étaient restés en arrière. Les deux frères étaient parmi eux.
— Je suis né pour dévorer toutes sortes de viandes ! avait grogné Kârr sans préambule, ses yeux globuleux lançant des éclairs sous ses sourcils broussailleux.
Furieux et incapable de rester en place, il tournait en rond sur le sol de terre battue.
— Je refuse qu’on m’oblige à bouffer de la volaille élevée en batterie. Ca n’a pas la même saveur et c’est tout flasque, avait-il continué en venant se planter devant son souverain, les jambes écartées et les bras croisés.
Gnul avait haussé un sourcil : les gastornis étaient loin d’être aussi faciles à élever que du poulet et autrement plus dangereux. Quant à leur goût, il ne voyait pas beaucoup de différence. Il suffisait de faire courir les oiseaux pour qu’ils gardent leur viande ferme.
— C’est moins la question de l’élevage de la volaille que de la nature même de la viande ! Nous avons signé un traité avec les mages-régnants : nous ne mangerons plus de viande de paisibles, avait-il repris d’un ton ferme.
Kârr avait montré ses dents en signe de désaccord et frappé du poing le plateau de la table en chêne près de laquelle il se trouvait. Le bois, fendillé sur toute sa longueur, avait émit un craquement sinistre qui avait fait frissonner le petit Gôhrr. Kârr avait fait de louables efforts pour contenir sa hargne car s’il était en total désaccord avec Gnul, ce dernier n’en restait pas moins son roi et il lui devait le respect gagné lors des dernières batailles.
Il s‘était rapproché un peu plus du trône et pointé un doigt accusateur sur son suzerain.
— TU as signé un accord, pas les kroglls ! avait-il dit. Les autres tribus peuvent te suivre comme des moutons qu’elles sont devenues (il eut une grimace de dégoût), mais il en sera différemment pour nous. Tu aurais dû nous consulter avant de prendre de tels engagements !
La voix de Kârr avait monté crescendo au fur et à mesure qu’il s’était exprimé rendant la situation intenable pour Gnul qui devait garder sa toute nouvelle position et la pérenniser.
— Nous ne sommes pas une démocratie, JE suis ton roi et JE décide, toi, tu te contentes d’obéir !!! avait-il rétorqué d’une voix forte afin que ses mots portent jusqu’à l’attroupement au fond de la salle.
Le roi s’était levé de son trône et avait fusillait du regard les kroglls. Gôhrr avait rentré sa tête dans ses épaules, comme lorsqu’il se faisait gronder par ses parents. A travers ses paroles lancées à Kârr, c’était à toute la tribu que s’était s’adressée Gnul. De cet affrontement se jouait l’entente des crougwals avec les paisibles : pas question de faire s’écrouler cette harmonie si difficilement acquise.
Kârr avait été acculé et n’avait eu que peu d’option : soit il acceptait les termes de l’accord, soit il s’insurgeait.
— Si c’est ainsi que… avait-il commencé.
— Tu dois te soumettre Kârr, fut-il interrompu par Gnul. Les crougwals ont besoin de stabilité et cela passe par une entende durable avec les paisibles et l’arrêt de leur consommation. Les temps sont révolus, il n’est plus question de guerres incessantes et improductives. Nous devons aller de l’avant. Les mages-régnants peuvent causer encore plus de dégâts que nos guerre passées. Leur magie est puissante et ils disposent d’armement et de contingents de centaures redoutables. Malgré notre taille nous ne pourrons pas faire grand-chose face à eux.
Gnul, de toute sa stature, était resté sur son estrade pour surplomber le chef krogll. Il avait assuré ainsi son autorité et bombait le torse. Bien visible, il avait placé sa main sur son immense épée. Kârr avait compris le message et aussitôt avait reculé. Gôhrr l’avait vu lever les mains en signe d’apaisement, puis les garder bien éloignées de son ceinturon où pendait sa panoplie de poignards. Il n’était pas question pour Kârr d’affronter le roi physiquement, à moins de devoir rendre des comptes à toutes les tribus réunifiées et la confrontation frontale de face n’était pas une spécialité krogglle.
— Que veux-tu Kârr ? avait repris Gnul, ses yeux lançant des éclairs de colère. Notre ruine à tous ? Car c’est ce qu’il arrivera à terme si nous ne respectons pas ce compromis. Que tu le veuilles ou non, nous honorerons nos engagements et je m’en assurerai personnellement.
Gôrhh avait vu son grand-père baisser les bras et accepter sa défaite. Kârr n’avait pas contredit le souverain. Silencieux et frustré, il avait rejoint sa tribu qui s’était resserrée autour de lui. D’un signe silencieux, il leur avait intimé de sortir. Avant de quitter la salle, il avait jeté un regard mauvais vers le trône où se tenait Gnul, silencieux et tout puissant. Contraints de s’expatrier par la faute d’un seul crougwal, il ne le pardonnerait jamais. Kârr se moquait de l’accord avec le Haut-Directoire, n’en reconnaissant pas l’autorité. Il était libre et le resterait jusque dans sa manière de s’alimenter. Gôhrr se rappelait encore de la puissante colère qui émanait de son grand-père. Il avait pris peur et était resté sagement près de Prol, loin du patriarche. Ce dernier avait rassemblé sa tribu et l’avait guidée le soir même jusque dans les Cendreux, où, grâce à leur relative « petite » taille, ils avaient pu se cacher dans des grottes et y disparaître totalement. Reliées entre elles par de nombreux tunnels, ces cavités leur avait offert une certaine liberté de mouvement et un espace privilégié pour pérenniser leur installation.
Malgré la rudesse des conditions de vie, Gôhrr y avait été heureux avec sa famille. Avec joie, il s’était joint aux incursions dans le monde des paisibles et avait participé à leur chasse. Ils avaient ainsi rapporté des vagabonds, indifféremment humains ou êtres magiques, en prenant garde, toutefois, à ne pas attirer l’attention.
Prol affectionnait quant à lui les raids nocturnes dans la plaine de Gohare pour chaparder dans les champs. Ces vols leur avait permis de se nourrir sans avoir à fournir de labeur et aussi d’exercer leur vengeance à l’encontre du roi. De toute façon, comment auraient-ils pu faire pousser quoi que ce soit sous la montagne volcanique morte ? Cela tenait de l’impossible et il était bien plus amusant de venir se servir directement au producteur.
Gôhrr se leva et alla fouiller dans la taverne pour voir s’il ne restait pas quelques victuailles à se mettre sous la dent. Evoquer de vieux souvenirs lui avait ouvert l’appétit. Il se mettrait bien quelques nains sous la dent. Ne trouvant plus rien d’intéressant, il s’impatienta. Il saisit des tonneaux de bière et les but. Ce n’était pas grand-chose mais cela faisait du bien.
Il regarda tout autour de lui : il était tout seul sur la place en fin de compte. C’était comme pour la tribu, fit une petite voix sous son crâne. « Tu es encore tout seul » se moqua-t-elle. Gôhrr grogna et secoua sa tête pour ne plus penser à son immense solitude car effectivement il était devenu le seul et unique krogll depuis que son frère était mort.
Au fil du temps, dans les Cendreux, entre accidents, maladies et infertilité, leur tribu s’était étiolée de telle sorte qu’il n’était resté à la fin plus que eux deux, Prol et lui.
Pour se changer les idées, il ramassa quelques cadavres et consciencieusement, comme du temps de son enfance, il ôta toutes les chairs autour des petits os. Il s’agissait d’un exercice périlleux car il ne fallait pas endommager le squelette. A l’époque, la qualité des ossements ainsi que leur provenance déterminait la future position sociale du jeune crougwal au sein de sa tribu. C’était une étape incontournable dans sa vie et l’évolution même de la tribu au regard des autres. Gôhrr conservait encore ses propres ossements dans sa besace. Même si cela n’avait plus aucune importance, il aimait bien entendre encore leur cliquetis quand il secouait la poche de cuir. Il rajouterait ceux-là à sa collection. Il alla nettoyer dans la fontaine le sang et sécha ses petits trésors qu’il fourra délicatement avec les autres.
Le silence profond qui régnait sur Tholville indisposait légèrement le krogll. Quand il avait aperçu au loin cette petite bourgade alors qu’il cherchait à flanc de montagne quelques grottes pouvant lui servir de cachette, il l’avait trouvée accueillante. Mais ce n’était plus le cas à présent car elle ne lui offrait plus les mêmes attraits qu’au départ, la nourriture s’étant échappée et la musique arrêtée.
Il avait surgi sur la place très énervé car il n’avait pu faire beaucoup de dégâts contre le Haut-Directoire comme il l’escomptait depuis son évasion de la prison glacée. Aucune occasion ne s’était réellement présentée, alors ce village avait été une aubaine qui lui offrait à la fois une restauration rapide et la possibilité d’y faire un beau carnage. Il laisserait quelques survivants qui pourront informer les mages-régnants de ses agissements, s’était-il dit, sinon à quoi servirait ce carnage sinon seulement à le nourrir ?
La douleur qui le rongeait depuis la mort atroce de son frère, entité vivante et dévorante, toujours présente dans son esprit et son cœur, s’était ravivée à la vue des familles réunies qui festoyaient et avait amplifié sa rage. Le voile rouge sombre, en obstruant sa vision, avait annihilé toute notion autre que la destruction. Une joie funeste l’avait envahi : il allait pouvoir enfin se venger des paisibles et de leurs diktats. Ici, dans ce mignonnet village, s’était-il réjoui sinistrement, il allait faire pire que dans le Labyrinthe …
Ce qu’il avait fait.
2