Épuisé, la tête en sang, le guerrier s’effondre lourdement sur le sol de pierre. Après quelques spasmes, et dans un horrible bruit de gargouillis, le jeune homme s’immobilise définitivement, ses yeux vides fixant le plafond noir et les colonnes de pierre. A côté du cadavre, gisent sur le sol une multitude de corps sanguinolents, découpés, perforés, des têtes aux yeux globuleux, aux crânes difformes, aux langues reptiliennes et dégageant une insupportable odeur de putréfaction : des blêmes, d’horribles morts vivants apparentés aux goules, mais infiniment plus forts et cruels. J’entre dans la pièce par une porte de fer forgé, suivant les tabards des gardes devant moi. L’un d’eux se penche vers le cadavre du guerrier, puis me fixe et secoue la tête :

– C’est terminé, il est mort, murmure-t-il. C’est bien dommage, Votre Sainteté, d’autant que celui-ci avait plutôt bien réussi les épreuves précédentes.

Bien que je ne me fasse guère d’illusion, la nouvelle me fait un choc. L’air insalubre, poisseux, oppressant, saturé de l’odeur acre du sang et des relents nauséabonds des goules, me donne une insupportable envie de rendre mon dernier repas sur le sol de pierre.

Cela fait plus de huit mois maintenant que, conformément à l’antique prophétie, je recherche par tous les moyens l’homme qui sera l’élu, la réincarnation du Chevalier d’Ombre’Armure ; ce chevalier est une entité mystique, ancienne, qui a protégé Edania contre un mal inconnu, en des temps immémoriaux toutefois et, à présent, seuls les habitants de la petite cité-port de Sacramanthis et les officiants du culte que je dirige continuent à croire en la prophétie de son retour. J’ai fouillé de fond en combles la cité ainsi que la région alentour et, jusqu’à présent, aucun des jeunes guerriers que j’ai découvert n’est arrivé au terme des dix épreuves d’Ombre’Armure. Le jeune homme qui gît à mes pieds, la tête en sang et le corps lacéré, vient d’échouer à la huitième épreuve ; la huitième épreuve…si près du but…et pourtant tellement loin !

Le soleil était déjà haut dans le ciel lorsque je sors des caveaux, le visage fermé, le regard dans le vague. Je monte, par un grand escalier en colimaçon jusqu’à ma propre chambre, une petite pièce carrée aux murs recouverts de tapisseries sobres, aux formes géométriques simples mais aux couleurs vives et chatoyantes. J’ai toujours pris soin de garder un mobilier modeste et dépouillé : une table basse, une chaise paillée et une petite armoire. S’ajoutent à cela une modeste couchette et une petite bibliothèque. Je m’approche de la fenêtre dont la vitre, seule touche de fantaisie que je me permets, est une véritable œuvre d’art, fabriquée par le plus grand maître vitrier de Sacramanthis, Zund DorkFord. Débâclant le panneau de bois, je respire profondément l’air d’automne, chargé du parfum capiteux des fleurs tardives mêlé à l’odeur poussiéreuse du bois que l’on se prépare à rentrer pour l’hiver. Je pose mon regard sur la ville qui s’étend devant moi ; ma fenêtre est située au troisième et dernier étage du palais religieux, accolé au temple d’Ombre’Armure, et qui est un des plus beaux bâtiments de la ville-port : de longues tours effilées, surmontées de flèches de métal, une façade décorée de multiple gargouilles et sculptures, dont l’une, une magnifique statue de bronze, représente le mythique Chevalier d’Ombre’Armure.

Sacramanthis fourmille de l’activité de la mi-journée : les bateaux de pêche, sortes de longues péniches à rames, qui tôt le matin ont quitté le port pour les eaux profondes de la Mer de Swâal, déchargent à présent une précieuse cargaison : le Pensandre, un poisson à la chair délicieuse, qui ne vit que dans la Mer de Swâal, à quelques milles de Sacramanthis. Une fois déchargé, le poisson est transporté dans l’entrepôt respectif de chaque pêcheur, où il est ensuite trié suivant un ordre stricte : les parties génitales et les viscères sont enfermées dans des petits pots en terre cuite puis amenées aux différents temples où elles sont utilisées dans les cérémonies d’offrandes ; la queue et les joues de Pensandres sont dégagées avec le plus grand soin puis envoyées aux auberges de la ville où, préparées suivant une recette secrète, elles sont un des mets les plus appréciés des bourgeois et des aristocrates sacramanthiens ; enfin, le reste du poisson est découpé en lanières, puis salé et devient un des produits courants du marché portuaire.

La production artisanale bat, elle aussi, son plein : des orfèvres aux bottiers, des tisserands aux menuisiers, en passant par les armuriers et les créateurs d’objets magiques, chaque atelier vibre au son des marteaux, des ciseaux ou des fours. Plus loin, au Nord et à l’Ouest, s’étendent les quelques champs de culture de céréales de la ville. En ce début d’automne, les paysans et les travailleurs saisonniers, des chasseurs de loups pour la plupart, qui n’exercent leur métier qu’en hiver, se hâtent de faucher les épis d’or qui assureront à la ville des réserves de grains pour l’hiver.

Le cœur au bord des lèvres, je pousse un long soupir. Moi, Ervin Dâal, le Grand Prêtre d’Ombre’Armure, suis le seul à me rendre compte que le temps de la Renaissance, comme le nomme la prophétie, est venu et que le Mal, né dans les montagnes du Nord, se gorge du pouvoir antique et démoniaque, enraciné dans les entrailles des Pics des Brumes. La fragile magie qu’entretiennent les Nains du petit bourg de Bejantis et de la grande cité de Kâlad a, jusqu’à présent, réussi à maintenir l’Ombre dans son cocon de ténèbres mais une énergie maléfique commence à se répandre sur la terre d’Edania, attirant tout ce qui peut être mauvais : les loups noirs se multiplient dans la forêt d’Apesis ; les Grouillants infestent les terres sauvages de l’Est et du Centre ; des colonies de Kobolds sont venus des lointaines Terres Oubliées ; et les Gnolls, enfin, se sont rassemblés et ont entrepris de rebâtir leur ancienne forteresse de Bragilam. Le Mal est de retour et si je ne trouve pas bientôt l’élu, alors rien ni personne ne pourra l’empêcher de se relever et d’étendre son ombre sur Edania toute entière.

Comme épuisée par l’incessante activité d’une journée d’automne ensoleillée, Sacramanthis se repose sous la douce chaleur du crépuscule. Les artisans et les pêcheurs sirotent des boissons fraîches sur les terrasses ombragées des auberges, où de jeunes et riantes serveuses valsent entre les tables dans le ballet féerique de leurs robes multicolores. Aux dernières lueurs du crépuscule, les lanternes en fer forgé suspendues le long des rues sont allumées. Des adolescents joyeux, rayonnants, déambulent autour des fontaines et des jardins régulièrement disposés au milieu de l’allée principale de la cité. Gouttant le frais sous la roserai du temple, je retourne sans cesse dans ma tête les paroles de l’antique prophétie. Mes jambes sont lourdes, mon dos endolori, et ces instants de repos me font du bien. Un bruit de pas précipités claquant sur le dallage de marbre gris du patio me tire de ma rêverie. Essoufflé, les cheveux en bataille, un jeune prêtre vêtu de sa robe de bure grise se précipite devant moi.

– Votre Sainteté, les maîtres traducteurs ont achevé le déchiffrage du parchemin de la prophétie, dit-il d’une voix haletante. Je crois, enfin, je dois vous dire que nous savons, où plutôt je veux dire, qu’ils savent où et comment trouver l’élu !

Assis dans ma chambre, je relis une dernière fois le texte traduit que viennent de me transmettre les maîtres scribes. Il provient d’une page craquelée et tachée, seul vestige d’un manuscrit ancien, page retrouvée miraculeusement quelques semaines plus tôt, à l’occasion du creusement d’une galerie dans l’un des murs du temple. Une petite salle y a été découvert, dont même moi, je n’avais jusqu’alors aucun connaissance. Peu des manuscrits qu’elle contenait ont résisté aux ravages du temps, et les rares qui subsistaient sont presque tous partis en poussière lorsque l’on voulu les extraire de la crypte. Cette page est l’une des rares à avoir pu être sauvée. Les premières constatations avaient été sans appel. Elle était signée par Emerest Urhont, fondateur du temple d’Ombre’Armure, et auteur de la prophétie. J’avais immédiatement confié la traduction du document aux maitres traducteurs du temple, et le résultat tant attendu arrive enfin :

D’un seul être au départ, il en reviendra six.
Trois d’entre eux seront nés sous la cape et le bâton,
La montagne du savoir cachera le suivant,
Dans les terres sauvages, chassera le cinquième.
Le dernier méditera dans les quatre quartiers.
Une fois rassemblés et leurs armes aux poings,
Ils seront la phalange qui détruira le mal.

Le poème originel, en langue ancienne, que je ne recopierai pas ici, sonne harmonieusement lorsqu’on le prononce. En comparaison, la traduction en langue commune est grossière et maladroite. Cependant, le message reste on ne peut plus clair. Il n’y a pas, comme je l’ais longtemps cru, un seul élu, mais six. Les métaphores de la prophétie sont fort heureusement faciles à interpréter. La cape et le bâton font sans aucun doute allusion au blason du petit bourg de Jaïran, situé en plein cœur des Terres Sauvages de l’Est, à mi-chemin entre Sacramanthis et l’Ân-Zul. La montagne du savoir représente probablement la bibliothèque-citadelle de Kalvran, nichée dans les monts de l’Ân-Zul. Quant aux quatre quartiers, c’est là une référence évidente à la grande cité de Valthur, divisée en quatre grands quartiers de taille identique. Cependant, pouvoir décrypter la prophétie n’est qu’une maigre consolation, car ce texte est surtout un bouleversement sans précédent. Il remet tout en cause. Absolument tout. Je me prends la tête dans les mains. Comment ? Comment parviendrais-je à trouver les six élus, alors qu’en huit mois de recherche, je n’en ais pas repéré un seul ? Ces sept vers ont rompu les bases de tout ce qui faisait ma foi. Faire subir à de jeunes gens les dix épreuves qu’a dû réussir le Chevalier d’Ombre’Armure avant d’être divinisé, est-ce la solution ? J’en doute fort à présent. Pour dire vrai, je commence même à être persuadé du contraire.

Mon cœur est soudain étreint des plus sombres pensées. Il me reste si peu de temps. Si peu de temps avant que le Mal ne sorte de son sommeil. Les ombres que projettent les rosiers centenaires qui entourent le patio recouvrent peu à peu le sol de marbre, comme, je le sens, l’Ombre éternelle commence à étendre son influence sur Edania…

Les mémoires d’un vieillard pour débuter celles d’un autre vieillard. Voilà bien une singulière ironie. A vous qui peut-être lirez ces lignes, je dois cependant expliquer mon choix. Ce n’est que très récemment que j’ai découvert l’existence de ce texte, dans les archives sacrées de Sacramanthis. Il est la seul trace aujourd’hui des mémoires d’Ervin Dâal, Grand Prête du culte du Chevalier d’Ombre’Armure à l’époque de ma jeunesse, à cette époque où ma vie prit un tournant décisif. Elle est maintenant révolue depuis de longues années.

Mes jambes, jadis si habiles, peinent aujourd’hui à soutenir ma pourtant maigre carcasse. C’est un fastidieux travail pour des yeux fatigués que celui que j’entreprends et à la lumière diffuse des bougies, je ne peux que constater les dégâts du temps. Mes mains recroquevillées et sèches ressemblent davantage aux serres d’un rapace malade qu’aux formidables instruments qui sont venus à bout de tant de serrures à travers tout Edania. La toux sèche des vieillards secoue par à-coups ma cage thoracique et je serais bien en peine aujourd’hui de distinguer un cerf d’un cheval à une centaine de mètres.

Je souris en relisant ces lignes. Je deviens un vieux grincheux, geignard de surcroît ! Il est temps à présent de me mettre au travail. Le soleil d’hiver est déjà haut dans le ciel mais mon parchemin se recouvre avec une lenteur désespérante. Qu’Arvida, mère des dieux, me laisse assez d’énergie et de lucidité pour vous conter l’histoire de celui que je fus autrefois, ou plutôt, devrais-je dire, l’histoire de ceux que nous étions.

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