La journée était déjà bien avancée, mais la brume matinale persistait, alourdissant l’atmosphère sinistre de la forêt déserte. Le disque laiteux du soleil ne filtrait que difficilement à travers cette moiteur. Les arbres aux formes torturées n’en tiraient que l’avantage d’être plus angoissants.
Le jeune guerrier se faufila avec précaution. Toute son enfance, on n’avait eu de cesse de lui dire que ce lieu était enchanté, maléfique. Il ne s’agissait que d’histoires que l’on rabâchait aux oreilles de ces chères petites têtes blondes afin d’éviter que leurs propriétaires n’aient la mauvaise idée de s’y perdre. Cela ne le regardait donc pas, lui qui célèbrerait bientôt son passage de l’enfant à l’homme.
Tandis qu’il bravait, insouciant, l’interdit séculaire, lui revenaient à l’esprit les histoires et les légendes de la forêt, toutes plus épouvantables les unes que les autres. Il se força à sourire, mais ne put chasser les sombres pensées. Le malaise grandit en lui, forma une boule au creux de son estomac et l’obligea à jeter des coups d’œil angoissés à droite et à gauche.
Ce dont il n’était pas particulièrement fier. La réputation de son peuple reposait sur une solide tradition guerrière que tous redoutaient. Toute son enfance, on lui avait appris à être craint, à contrôler ses émotions et n’avoir peur de rien. De plus, la marque des dragons qu’arborait son dos attestait de son appartenance à la famille dirigeante. Son avenir de chef ne lui autorisait pas l’échec, encore moins l’abandon. Même s’il pénétrait un lieu interdit par ses pairs, où la sorcellerie se déployait telle une pieuvre malfaisante, il devait achever sa mission, mener la traque à son terme.
Il ne quitterait pas cette forêt avant d’avoir retrouvé la trace qu’il cherchait. C’était ce que l’on attendrait de lui.
Il s’immobilisa soudain, se retenant de respirer. Son cœur s’emballa, au point qu’il entendait les battements se répercuter sur l’écorce des arbres. Son ouïe venait de saisir l’envol bruyant d’une nuée d’oiseaux. Il ne savait pas exactement où tant les sons étaient déformés ici.
Le frisson le poussa à poser une main tremblante sur le pommeau de l’épée qui pendait à sa ceinture ; son éducation l’empêcha de dégainer. Lorsque, dès leur enfance, on les initiait à l’art de la guerre, on leur enseignait à ne mettre la lame au clair qu’au dernier moment. Garder l’épée au fourreau le plus longtemps possible permettait d’en préserver le fil et la solidité. Son peuple avait beau forger avec une qualité encore inégalée, le temps passait inexorablement sur les œuvres et la rouille y déposait sa marque – surtout avec une telle humidité ambiante. Les épées tenaient rarement plus de trois générations.
Refoulant une intuition tenace, le guerrier rassembla son courage, prit une longue inspiration et s’élança agilement à travers les arbres. Il ne pouvait pas rester sur place, au risque d’être repéré.
Silencieux comme un rapace, il donnait littéralement l’impression de voler au-dessus des racines. Il courait à une vitesse ahurissante, voire carrément dangereuse dans une forêt aussi dense où le moindre faux pas pouvait le placer face à l’un de ces géants de la forêt et le mettre à terre. Son entraînement et son habileté naturelle lui permirent d’éviter tous les obstacles. Sans jamais perdre en vélocité, il écarta avec des mouvements précis les plus souples des branches qui encombraient son chemin, contourna les troncs et bondit par-dessus trous et congères.
Échappant aux pièges que lui tendaient les racines, il se remémora les légendes. Son esprit et ses peurs infantiles se jouèrent alors de ses sens. Un craquement sinistre s’élevait tout à coup des arbres remuants. Ils apparaissaient dans la brume tels des fantômes. Leurs branches se penchaient sur lui, tentaient de l’agripper de leurs longs doigts squelettiques, perfides. L’une d’entre elles lui infligea une griffure cuisante à la joue. Une autre emporta une bande de tissu en trophée. Soudain effrayé, il perdit sa concentration et trébucha sur une racine. Il parvint à se rétablir au prix d’un effort qui lui arracha quelques grognements et lui couta quelques nouvelles blessures légères aux jambes et au torse.
Il perçut une faible lueur à travers les arbres et poursuivit dans sa direction, la foulée parasitée par une frayeur qu’il tentait en vain d’étouffer. Malheureusement, rien n’y faisait. L’angoisse avait pris le dessus dans son esprit et, harcelé par les terribles hallucinations, il était incapable de retrouver la raison.
La lueur grossissait à mesure qu’il s’en approchait, l’incitant à courir toujours plus vite tandis que sa respiration saccadée l’en empêchait. Puis elle l’aveugla soudain, de telle sorte qu’il dut s’arrêter et mettre le bras devant ses yeux pour s’en protéger.
Lorsqu’il s’habitua à la clarté, il observa les alentours. Il se trouvait à l’orée d’une clairière que la brume avait du mal à déserter. Elle n’était pas aussi épaisse que dans la forêt, mais filtrait tout de même la lumière du soleil.
Le sang battait dans ses tempes, ses muscles fourmillaient et la sueur commençait à perler sur son front. Un étrange pressentiment le taraudait.
Il y avait quelque chose. Il n’était pas seul.
Lorsqu’il eut rassemblé suffisamment de force en lui, il prit plusieurs profondes inspirations qu’il relâchait longuement, comme on le lui avait appris. Il faisait circuler l’air entre le nez et la bouche, emplissant les poumons à chaque respiration. Malgré cela, il ne parvint à calmer son cœur que péniblement. Il lui fallut bien plus de temps que ce qu’il aurait voulu, un temps pendant lequel il se savait vulnérable.
À la merci de quiconque, il se concentra sur les battements de son cœur et sur l’ensemble de ses sens. Tentant de contrôler sa peur, il exécuta un tour complet sur lui-même, fouillant les bosquets d’un œil nerveux avec la certitude que c’était ici que les oiseaux avaient pris leur essor. Tandis que son regard coulait sur la végétation, il eut l’étrange impression que c’était la forêt qui tournait autour de lui, comme s’il voyait tout cela à travers les yeux d’un autre, comme s’il se détachait de son corps et de ses sensations.
Il ressentit soudain une présence au fond de ses tripes. Et il eut la certitude d’être observé. Un frisson glacé parcourut sa colonne vertébrale.
Le guerrier fit volte-face. La volonté qui l’empêchait de perdre pied s’effilocha et réduisit rapidement à un lointain souvenir. Toute l’énergie qu’il fournissait dans le contrôle de lui-même se dilapida. Sa respiration se fit de nouveau haletante, ses muscles se raidirent et son cœur s’emballa.
Des yeux redoutables étaient rivés sur lui sans qu’il ne parvienne à les débusquer. Il avait beau se tourner et se retourner, il sentait toujours le picotement de ce regard angoissant posé sur sa nuque.
Il sentit alors le pommeau de son épée se mouler dans sa main. La peur avait fini par l’envahir et il ne parvenait plus à appliquer les méthodes qu’on lui avait enseignées pour se libérer de son emprise. Son corps entier tremblait. Ses dents claquaient. Les sons étaient déformés par le battement qui ne cessait de s’amplifier dans ses tempes. La sueur lui piquait les yeux et brouillait sa vue. Une sourde pulsation tressautait dans son globe oculaire.
Il éprouvait des difficultés à contrôler ses membres. Ses appuis au sol se révélaient incertains. Il était vulnérable et ne savait pas d’où viendrait l’attaque.
Il s’apprêtait à fuir – tant pis pour la notoriété – lorsqu’une branche morte craqua derrière lui. Il se retourna en un éclair, faisant maladroitement jaillir son épée.
Trop tard.
Le dragon était déjà sur lui. Immense, puissant, rugissant, les yeux injectés de sang et des crocs de la taille d’un bras. Le cri de la bête désarma le guerrier et l’envoya à terre. C’était tout à coup comme si le monde s’effondrait autour de lui.
Il ne pouvait pas faire autrement que sentir l’haleine fétide du monstre dont la tête démesurée se trouvait à quelques pouces à peine de la sienne.
La fabuleuse créature se redressa alors en vainqueur, déployant ses ailes. Les muscles saillant roulaient sous ses solides écailles. Elle rugit sa victoire à la face du ciel tandis que le guerrier ramassait rapidement sa lame.
Et la remettait au fourreau.
— Tu as triché ! hurla-t-il de colère quand le grondement cessa enfin.
La bête retomba avec légèreté sur ses pattes avant et replia ses ailes.
Plus calme, le jeune guerrier réitéra son accusation.
— Tu as triché !
Le dragon recula imperceptiblement la tête et s’offusqua d’un court grognement.
— Mouais.
Le géant de la nature n’avait pas triché, mais il s’agissait d’une excuse. Il était surtout en colère contre lui-même. S’il ne l’avait pas entendu arriver, c’était de sa faute. Il s’était laissé influencer par la peur et avait perdu son sang-froid. Cela lui arrivait pour la première fois et il était incapable de l’expliquer. N’importe quel ennemi aurait pu l’attaquer à ce moment-là. C’était indigne d’un futur chef.
Il contourna l’énorme tête, non sans la gratifier d’une caresse.
— Allons jouer ailleurs. Je n’aime pas trop cet endroit.
Il escalada le large dos de son étrange ami et s’installa confortablement sur la selle. Puis tous deux s’envolèrent, ne laissant derrière eux qu’un nuage de poussière. Le jeune homme n’eut qu’un regard en arrière, empli de crainte.
Que lui était-il arrivé dans ces bois ?
Enchanté ou pas, il préférait ne plus y retourner et ne parlerait certainement pas de son expérience.
* * *
Tapis dans l’ombre, des milliers de paires d’yeux regardèrent s’éloigner les étrangers, espérant avoir fait le nécessaire pour que ceux-ci ne viennent plus les importuner. Ils préféraient nettement qu’on continue de croire la forêt maléfique.
Ils n’aimaient pas les étrangers, ils les empêchaient de faire la fête comme ils l’entendaient.
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