Venid O’Kern leva le poing. Derrière lui, le groupe s’arrêta. Ersdal décolla d’un pas rapide et alla se porter en éclaireur au sommet d’une crête qui surplombait la piste. C’était la troisième fois de la journée que le Semi-Nain envoyait l’arbalétrier reconnaître le terrain en amont. La piste avait cessé d’épouser la côte depuis bientôt quatre jours et à chaque lieue, l’atmosphère se faisait un peu plus oppressante. La chaleur y avait sa part. Coupés des vents marins par un haut escarpement qui s’élevait plein sud, les marcheurs suffoquaient. Depuis la veille, le chemin s’était engagé dans un repli de terrain et cette manière de cuvette devenait une véritable fournaise. Mais la température ne pouvait être tenue pour seule responsable. La vigilance à l’œuvre dans l’Al-Amhet se faisait de plus en plus présente. Des ombres furtives semblaient passer par instant devant les voyageurs, mais sous la chaleur écrasante, la vue était sujette à caution. Ervim avait beau ne ressentir toujours aucune menace imminente, il atteignait progressivement un état de tension difficilement supportable. Les autres, à l’exception d’Irthows et, dans une moindre mesure, d’Ersdal, n’étaient guère plus fringants. Les compères Erzok et Dorkun sursautaient à chaque éboulis de pierre et grognaient continuellement. Vold Keschian était plus taciturne que jamais et même Hordel avait le visage fermé. Quant à O’Kern, il était d’une humeur massacrante, lâchait des bordées de jurons à intervalles réguliers et semblait prêt à exploser à chaque instant.
Ersdal resta un moment penché au sommet de sa crête, mains plaquées au sol, nez au vent, tous sens aux aguets. Lorsqu’il se releva enfin et qu’il revint vers le groupe, il avait le visage marqué.
— C’est passé en amont. Quoi, je ne sais pas. Mais cette fois, il y avait quelque chose.
— Un charognard ? demanda Vold, sans paraître vraiment y croire.
— Non. Pas un animal. C’est quelque chose d’autre.
O’Kern demeurait silencieux, les yeux dans le lointain.
« Enfin. Ça commençait à me les briser menu. Ça se rapproche. Qu’ils arrêtent de courir dans l’ombre, j’ai le goupillon qui me démange ! Ça commence à schlinguer le sang et les coups dans la tronche. Venez donc, O’Kern est prêt les gars ! »
Chacun guettait la réaction du Semi-Nain, Ervim le premier, à son propre étonnement. Il fallait cependant l’avouer, le changement de physionomie d’O’Kern avait de quoi fasciner. Toute tension semblait l’avoir quitté. Son regard fou s’était fait calme, dur et déterminé et ses mâchoires, qui ces derniers jours tressaillaient de colère, s’étaient détendues. Ervim connaissait ce regard. Il l’avait croisé une fois, alors que les deux chasseurs de trésors s’étaient, par hasard, retrouvés à écharper du mort-vivant dans le même tombeau, là-bas, à l’est, sous les contreforts des Monts Cendreux. Ce regard, où la froide résolution absorbait la peur, O’Kern l’avait eu au moment de s’élancer seul face à trois douzaines de revenants. Dans un de ces instants où tout guerrier, même parmi les plus forgés au sang du combat, sentait ses lèvres frémir, ses prunelles s’écarquiller et un frisson lui parcourir l’échine, lui, dont les nerfs se tendaient à la moindre occasion, avait paru d’une sérénité d’ermite Gnome. Tout comme en cet instant. Ervim en avait la certitude, une certitude qui n’avait rien de rassurant : O’Kern sentait venir le combat.
— Ce coup-là les pleureuses, faites craquer vos phalanges, affûtez vos lames et accrochez-vous les bourses ! lâcha-t-il finalement. Quelques heures encore, un jour ou deux, à tout casser. Mais ça va nous tomber sur le coin de la tronche comme une chiasse de mouette. Et c’est pas trop tôt !
Pendant quelques instants, personne ne parla. Quelque chose dans la voix d’O’Kern rejetait tout scepticisme. Au point que personne ne songea à mettre en doute son intuition.
— A quoi a-t-on à faire ? demanda finalement Vold.
— Franchement mon vieux Kesh’, j’en sais foutre rien. Les grouillots là-bas à Jezz-al-Dhir disent que c’est des manges-racines qui foutent le brin dans les parages. Mais si c’en était vraiment, ça fait un bail qu’ils auraient essayé de nous grailler. Ce qui nous tourne autour, c’est trop discret, trop furtif.
— Alors quoi ? rétorqua Hordel. Des démons ?
— Possible, mais quoi dans le lot, va savoir ! Mais quoi que ce soit, moi je vous le dis, c’est pas choucard et ça nous suit. Alors fermez vos gueules et ouvrez les mirettes.
Crispé, Ersdal jetait des coups d’œil dans toutes les directions, en faisant tourner fébrilement son arbalète entre ses mains.
— T’en penses quoi, Ersdal ? fini par demander Ervim.
— Je suis d’accord avec O’Kern. Je ne sais pas ce que c’est. Ni ce que ça nous veut. Mais c’est puissant. Pas des démons de basse classe. Ni des revenants. C’est beaucoup plus fort, je le sens.
Ervim opina du chef. Il ne doutait pas de l’instinct d’O’Kern mais sa grandiloquence rendait méfiant. Ersdal, lui, ne se chargeait pas de fioriture, et le tableau qu’il dressait était identique. Il fallait se rendre à l’évidence. Le combat à venir serait rude. Et tant que l’ennemi restait caché, il était impossible de s’y préparer.
Les regards s’étaient faits sombres et les visages étaient marqués. Ils avaient pourtant tous anticipé de tels événements, eu égard à la réputation de la route qui traversait l’Al-Amhet. La situation, cependant, leur paraissait tout à fait contre-nature. Ils étaient certes tous des guerriers aguerris, habitués à mettre leur vie en péril et à affronter des adversaires pour le moins détestables. Mais la plupart d’entre eux était de la race des chasseurs. De trésors, de morts-vivants, de démons, peu importe. Le chasseur a l’habitude de préparer le terrain, de connaître sa proie, d’avoir l’ascendant sur elle, au moins jusqu’au moment du combat. La traque lui confère un sentiment de puissance, de supériorité, lui donne l’impression d’avoir le pouvoir. Passer dans la peau de la bête aux abois était pour le moins perturbant.
Pour autant, perdre leur vigilance et laisser voir leur trouble à leurs ennemis aurait été une erreur grossière, et Venid O’Kern le savait. Par la suite, Ervim devait souvent repenser à ce moment, car le Semi-Nain, qu’il considérait pourtant comme un détraqué de la pire espèce, se comporta alors en véritable chef de groupe.
— C’est bon, pas la peine de tirer la tronche et de faire dans votre froc, dit-il. On le savait tous, avant de coller nos panards ici, que ce serait pas une partie de rigolade. Mais on a tous zigouillé quelques belles saloperies, et on est pas nés de la dernière pluie. Et parole de Nain, je me laisserai pas grailler sans rien dire et vous non plus. Haut les cœurs ! On sait peut-être pas ce qui nous attend mais je vous fiche mon billet qu’eux non plus. Alors en route, ouvrez les écoutilles et préparez-vous à la boucherie !
Joignant le geste à la parole, il se remit en marche d’un pas rapide, le goupillon sur l’épaule, son casque de cuir vissé sur la tête. Tous le suivirent du regard quelques instants. Puis les mains empoignèrent les gardes, les muscles se bandèrent et les regards se durcirent. O’Kern avait raison. Il n’y avait pas plus sure manière de perdre une bataille que d’abdiquer sans combattre. Et aucun d’eux n’était prêt à se résoudre à pareil renoncement.
En groupe compact, serrant les rangs, ils avaient emboîté le pas au Semi-Nain. Le sentiment d’oppression ne les avait pas quittés pour autant, mais la soif du combat et leur farouche instinct de survie avaient repris le dessus. Ces quelques phrases gouailleuses les avaient rappelés à leur nature de guerrier, à la force de leurs bras, aux tranchants de leurs lames. Elles leur avaient insufflé l’étincelle de la révolte, qui n’attendait qu’un souffle pour embraser leur rage de vaincre. L’espace de quelques heures, ils eurent même l’impression que, petit à petit, la malveillance de la montagne lâchait prise. Ils progressaient d’un pas plus leste, sur un sentier plat, et même la chaleur paraissait avoir diminué.
Vers la fin de l’après-midi, le goulet dans lequel ils progressaient depuis la veille amorça un brusque coude vers le nord et commença à monter en pente douce. Le soleil enflammait l’horizon à l’ouest et sa lumière rasante venait mourir à leurs pieds lorsqu’Ervim et ses compagnons arrivèrent à un replat de terrain. Si au sud la vue demeurait coupée par les hautes cimes côtières, elle s’étendait loin au nord et à l’est. Des vallons escarpés succédaient à des crêtes aux arrêtes effilées et aux pitons surplombant le vide. Çà et là, quelques maigres arbustes d’un brun terreux s’accrochaient désespérément à la roche, laissant pendre misérablement leurs branches presque dépourvues de feuille. Parfois, entre deux escarpements, un éboulis déversait ses moellons grossiers jusqu’au fond d’un précipice. Le soir tombait doucement sur ce paysage de désert, aride, et inhospitalier. Au loin, les hurlements de quelques chacals noirs semblaient jouer une symphonie lugubre, sonnant comme un mauvais présage. En quelques mots goguenards, O’Kern résuma la pensée de tous :
— On n’en voit pas le bout, hein !
Aux dernières lueurs du crépuscule, ils installèrent leur campement entre quelques grosses roches qui se dressaient, solitaires, face au vent d’est. Ils mangèrent leurs maigres rations de viande séchée et de pain noir dans un lourd silence, que même les clameurs des charognards ne venaient plus troubler. À la lumière du feu de camp, Ervim regardait les visages de ses compagnons. La lueur tremblotante des flammes accentuait la dureté de leurs visages, la crispation de leurs mâchoires, la tension de leurs muscles. Piquetées dans sa peau noircie, les prunelles jaunes d’Irthows luisaient dans les ténèbres comme celles d’un félin.
La température chuta rapidement après le coucher du soleil, et ils installèrent leurs paillasses au plus près des flammes. Assis sur un rocher, Erzok prit le premier tour de garde. Ervim s’enroula dans sa cape, dos au feu. Son regard portait au nord-ouest, où une faible lueur ourlait l’horizon. Bien loin dans cette direction, au-delà du désert du Gâlad-Jezel et des montagnes du Djabal-Adkan, par-delà les jungles, les marais et les steppes désolées, s’élevaient les hauts pics des Vertvéliennes. À leur pied s’étendait l’immense forêt de Barseïn et là, au cœur des frondaisons de chênes et de boulots, la place forte des Hauts Elfes, Baras-Veïl, déployait tout l’éventail de la beauté et de l’harmonie, auxquelles l’art elfique savait si parfaitement rendre hommage. Une partie de l’âme d’Ervim Herderant était à jamais enracinée là-bas, parmi les arbres. À jamais perdue, et inaccessible. Dans le sommeil qui commençait à l’étreindre, il se voyait déambuler dans les larges allées voûtées de branches, boire aux fontaines d’eau claire qui jaillissaient de leurs tapis de mousse, contempler la cime des arbres depuis le faîte des tours blanches. Il voyait la lumière des lampions rebondis que l’on allumait à la tombée du jour, il entendait le chant des lyres et sentait le parfum capiteux du vin dont on remplissait les gobelets. La vision se brouilla. La noirceur d’un caveau, des cris dans le lointain puis une douleur sourde. Il naviguait à présent dans une brume grise. Une silhouette se dessinait dans le brouillard. Un hurlement, effroyable, retentit.
Ervim se réveilla en sursaut. Dans la nuit froide de l’Al-Amhet, on hurlait aussi. La voix rauque d’Erzok beuglait :
— Alerte ! Debout, debout, réveillez-vous ! Alerte !
Ervim bondit sur ses pieds en même temps que ses compagnons, le cimeterre au clair. Ils s’attendaient tous à voir sortir des ténèbres les créatures maléfiques qu’ils imaginaient à leurs trousses depuis tant de jours. Des yeux luisaient dans l’ombre, accompagnés de grognements et de claquements de mâchoires.
— Pas de panique ! cria Hordel. Ce ne sont que des charognards. En cercle autour du feu, tous, vite !
Les yeux du Semi-Elfe étaient perçants dans l’obscurité, mais bientôt Ervim vit les silhouettes efflanquées des chacals se mouvoir à la lumière des flammes. Ils étaient toute une meute, tournant en cercle, babines retroussées et mâchoires tremblantes de rage. Attirés par l’odeur des vivres et vraisemblablement affamés, ils avaient perdu toute prudence.
Un charognard s’écroula en couinant, puis un deuxième et bientôt un troisième. Ersdal avait dégainé son arbalète et ses carreaux fendaient l’air, sans jamais manquer leur cible. Les bêtes se jetèrent à l’attaque. Plusieurs vinrent s’empaler sur les lames de Vold et d’Hordel. Du coin de l’œil, Ervim en vit plusieurs projetés en l’air, la gueule en sang. Erzok et Dorkun n’avaient pas sorti leurs armes et fracassaient les mâchoires des charognards à grands coups de poings. Sur sa droite, un chuintement métallique retentit. Quatre cadavres gisaient aux pieds d’Irthows. Personne ne l’avait vu sortir ses lames. Tranchant la tête d’un chacal d’un moulinet, Ervim entendit un hurlement guttural. Venid O’Kern avait jailli du cercle. Son goupillon tourbillonnait, décimant les lignes des charognards. Dans un lourd craquement, il s’abattit, fracassant, sur le crâne d’un énorme chacal. Glapissant dans l’obscurité, les rares survivants de la meute battirent en retraite et s’enfuirent vers le sud.
— Revenez sales cabots ! criait O’Kern. Ramenez-vous, que je finisse de vous charcuter la tripaille ! Ne jamais troubler le sommeil d’un Nain, ça vous dit quelque chose !
— C’est bon O’Kern, ils ont leur compte, pas la peine de brailler, lâcha Vold.
Grommelant, le Semi-Nain tourna le dos aux ténèbres et revint vers les flammes. Son visage et ses mains étaient couverts de sang. Il se rendit droit vers sa couchette, sans accorder un regard aux autres.
— Font chier, dit-il en s’affalant. Je commençais à rêver d’un tonnelet de bière et de goret grillé.
L’aube leva le voile sur un spectacle un rien morbide. Le campement était entouré de taches brunes et une odeur nauséabonde montait encore des cadavres des charognards qu’ils avaient entassés la veille avant d’y mettre le feu.
— Ça évitera que l’odeur de sang en attire d’autres, avait expliqué Hordel.
Ervim avait pris le dernier tour de garde et les autres dormaient encore. Les paroles d’Irthows tournaient dans sa tête.
— C’était un avertissement, avait affirmé leur mystérieux compagnon, après qu’ils eurent mis le feu au bûcher. Ces charognards n’auraient jamais pris le risque seuls de nous attaquer, même en meute. Nos ennemis, quels qu’ils soient, sont passés à l’attaque.
— Je crois que t’as raison, enfin c’est possible, peut-être, avait répondu Erzok d’une voix mal assurée. Avant de voir les bestiaux, j’ai entendu des trucs bizarres. Y’avait comme un bruit dans l’air, vous voyez. Ça m’a glacé les os.
Dans un silence ponctué des ronflements d’O’Kern, qui s’était rendormi sans autre forme de procès, ils avaient digéré soigneusement la nouvelle.
— Pourquoi avoir envoyé des charognards alors ? avait fini par demander Vold.
— Ils voulaient nous avertir, avait expliqué Irthows. Et voir à qui ils avaient à faire.
— Oui, avait lâché Ersdal, maintenant ils savent. Ils nous ont vus nous battre, ils nous ont observés.
— Alors ils ne savent pas grand-chose, avait rétorqué Ervim. Aucun d’entre nous n’a eu à s’employer contre ces bestioles. Tout au plus savent-ils que quelques cabots ne suffiront pas à nous arrêter.
L’argument avait porté.
— Nos ennemis sont prudents, avait-il ajouté. Ils n’ont pas pris le risque de nous attaquer eux-mêmes, ils avaient besoin de nous jauger. Ils sont patients.
— Et nul doute qu’à présent ils vont y réfléchir à deux fois avant de réveiller le rouquin ! avait conclu Hordel en riant.
Le Semi-Elfe avait probablement raison, mais dans la clarté laiteuse de l’aube, Ervim ne pouvait s’empêcher de penser qu’il ne s’agissait là que d’une première escarmouche et que le pire restait à venir. À cette heure où la nuit, s’accrochant encore dans les plis du relief, laissait à contrecœur la place au jour, l’air était glacial. Le maigre foyer qu’ils avaient allumé la veille s’était éteint avec la rosée mais des braises couvaient encore dans le bûcher où se consumaient les restes de leurs assaillants nocturnes. Grelottant, Ervim entreprit de le raviver. Tant pis pour l’odeur.
O’Kern fut le premier à se réveiller. Sa tête hirsute émergea de sa paillasse, accompagnée d’un éternuement à ébranler les roches. Le sang de ses victimes avait coagulé sur son visage. Il ne paraissait pas s’en être aperçu. Éructant et reniflant, il beugla :
— Qu’est-ce que ça pue ! C’est qui le mangeur de bouse qui pète comme un roncin ?
Amusé, Ervim ne pipa mot. Écarquillant les prunelles, le Semi-Nain avisa le monticule de carcasses fumantes.
— Ah c’est ça. Pas bête. Se bouffent pas ces trucs de toute façon.
— Sainte pourriture !
Le cri avait jailli derrière eux, mêlant la colère sourde au désespoir. Hordel s’était levé sans bruit. Il se tenait debout, les bras ballant, face à l’endroit où ils avaient, la veille, empilé leurs paquetages. À ses pieds, leurs outres lacérées reposaient sur la terre humide.
— Une attaque ? rugit le Semi-Elfe. Tu parles ! Une foutue diversion !
Frappant de rage dans les sacs de toile détrempés, il continua en hurlant :
— Par où ? Comment ? Mais par où sont-ils passés ?
— Je sais, répondit O’Kern.
Sa voix était sourde et sous les éclaboussures de sang séché, il avait blêmi.
— Quand j’ai sauté pour écraser leurs sales museaux. Rien qu’une petite faille dans le cercle, quelques secondes, c’est tout. Mais ça leur a suffi, bordel !
Du blanc verdâtre, son visage avait viré au rouge. La haine avait pris à une vitesse fulgurante le pas sur l’abattement.
— Voyons ce qu’il reste, dit Ervim.
Sous les yeux incrédules de leurs compagnons, subitement tirés de leur sommeil, et tandis qu’O’Kern martelait le sol de son goupillon en lâchant des bordées d’insultes, Hordel et lui firent le bilan du désastre. Seules les gourdes qu’ils avaient laissées attachées à leurs sacs avaient été, miraculeusement, épargnées par leurs assaillants. Les autres, la majeure partie de leurs réserves, ne contenaient plus une goutte du précieux liquide.
— Il reste de l’eau pour trois jours, quatre tout au plus, en s’économisant, jugea Hordel.
— Et on en a encore pour bien une dizaine de jours de marche, si tout se passe bien, lâcha Ervim.
— Y’a pas à tortiller, ça s’annonce merdeux, conclu O’Kern,
— Il ne reste plus qu’à espérer tomber sur un point d’eau, dit Vold.
— Ouais, et qu’on se paume pas aussi. Et que ceux qui nous suivent essaient pas de nous trucider à nouveau et aussi que tu te mettes à chier de l’or en barre ! Crois-y Kesh’ !
— Nous n’avons pas le choix, intervint Hordel. Nous nous trouvons, peu ou prou, à mi-chemin de Jezz-al-Dhir et de Karjan. Rebrousser chemin serait tout aussi risqué et nous n’avons croisé ni source ni même la moindre flaque depuis notre départ. Le seul espoir est devant nous.
Le Semi-Elfe avait la fâcheuse tendance à assener la vérité de manière irréfutable, même lorsque l’affronter paraissait insupportable. Personne ne répliqua. Chacun, à sa façon, tâcha de se faire à l’idée. Erzok et Dorkun s’affalèrent à même le sol, l’air hagard. Ersdal entreprit de graisser son arbalète, avec dans les doigts une fébrilité bien peu coutumière, tandis que Vold, résigné, sanglait son paquetage, bientôt imité par Hordel. Comme à son habitude, Irthows demeura d’un stoïcisme minéral. Quant à O’Kern, il entreprit de tester méthodiquement la résistance des calottes crâniennes des chacals, à grands coups de talons.
Ervim fit quelques pas en direction de l’ouest. Le plateau sur lequel ils se trouvaient était élevé et la vue portait loin. Le soleil se levait et éclairait d’une lumière crue le désert rocailleux qui commençait furieusement à ressembler à un tombeau. Au sud, se creusait le défilé par lequel les voyageurs étaient arrivés et à quelques arpents, un mince ruban à demi effacé se dessinait sur les flancs escarpés et rejoignait la pente qu’ils avaient gravie la veille. Dans l’autre direction, la piste filait vers l’ouest, avant de s’incurver vers le sud. Sans doute avait-elle été tracée par les allées et venues des charognards, se dit Ervim, et probablement suivait-elle, peu ou prou, le chemin qu’ils avaient emprunté. Suivant des yeux les détours du sentier, il avisa, au pied d’un glacis incurvé, un scintillement diffus. Les rayons du soleil naissant devaient se refléter sur l’une des larges veines de mica qui striaient par endroit les blocs de gneiss. Ervim inspira lentement, à pleins poumons, tentant de refouler l’angoisse naissante qui lui tordait le ventre, puis retourna en direction du campement.
A quelques lieues de là, alors que l’homme au cimeterre tournait le dos au paysage, un chacal noir leva son museau pointu vers le ciel. Sa vue n’était pas assez perçante pour distinguer les silhouettes qui se mouvaient à l’est, mais de cette direction lui parvenait, portée par le vent, une odeur étrange, inconnue. Son instinct ne l’enjoignait guère à s’en approcher pour en découvrir l’origine. Reportant son attention sur le cadavre rachitique du reptile qu’il venait de découvrir, il l’engloutit d’une bouchée, sentant crisser les os sous ses coups de dents. Plus par habitude que par satisfaction, le charognard passa sa langue brune sur ses babines retroussées et bondit le long du talus qu’il surplombait. Un nouveau souffle charia l’odeur nauséabonde qu’il ne parvenait pas à définir. Il tourna la tête un instant, puis revint vers la petite cuvette qu’il venait d’atteindre. Fermant à demi les yeux, il plongea son museau dans l’eau qui scintillait au soleil.
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