Erwin n’avait pas encore tenté de pénétrer les rêves d’Etaile, comme évoqué avec Argon. Il hésitait encore devant l’acte, et attendait de reprendre la pleine maîtrise de son pouvoir pour agir avec discrétion. Pélane lui épargna la trahison, un soir où elle vint le voir à son poste de guet, au dessus du gouffre. Elle avait passé la journée en transe, ne s’arrêtant que pour prendre des notes. L’air était frais, et le soleil en train de disparaître derrière l’horizon embrasait les nuages d’ocre et de pourpre.
— Tu as meilleure mine, Erwin. Ton épuisement était flagrant, le calme de ces derniers jours fut bénéfique.
— Le repos du sommet m’a fait du bien, après l’ascension. Mais il ne guérit pas mon inquiétude, même si nous n’avons eu aucun signe de notre agresseur. Peut-être justement pour cela, et qu’après avoir échoué avec le hurl, il n’a aucune raison de ne pas poursuivre.
— As-tu un doute sur son identité ?
Erwin inspira l’air frais qui montait, mêlé de la chaleur qui s’évaporait lentement des rocs.
— Qui il est, non. Je pense ne pas le connaître, mais j’ai une idée de ce qu’il est : un démon. Je pense que nous avons été attaqué par un démon, ou même plusieurs.
— Ils ont ce pouvoir, mais quel serait leur motif ? Depuis la Grande Guerre, ils sortent rarement du désert, ce qui rend leur capture difficile. Nous sommes obligés de nous rabattre sur les êtres scellés comme ceux que vous nous rapportez pour extraire leur magie. Le peuple oublie peu à peu leur réalité, de fait.
— Leur motif premier est notre extermination. Cela a toujours été leur but, obtenir les riches ressources de notre terre. L’interdiction qui leur a été faite par les enchanteurs royaux de sortir du désert n’est pas absolue, elle ne limite que les mouvements de masse. Il est donc possible qu’ils aient un nouveau plan de conquête, plus sournois.
— Ou qu’il profitent d’autres événements plus grands qu’eux.
Elle se tut un instant, regardant les derniers rayons transpercer les nuages.
— Nous n’avons pas été totalement honnête en vous engageant. Le but de notre mission est bien l’étude du climat, mais pour une raison parfaitement stratégique. La terre se réchauffe depuis quelques dizaines d’années, sans que cela suive les rythmes habituels. Elle se réchauffe bien trop vite. Le désert pourrait atteindre la capitale d’ici à dix ans. C’est bien au-delà de tous les rythmes naturels. Pour ce que nous en savons, les démons ne sont pas impliqués, mais ils sauraient profiter de la débâcle qui en résulterait.
— Vous n’avez rien dit…
— Pour ne pas provoquer la panique, nous étions très peu nombreux à le savoir. Même Etaile ne l’a appris qu’après notre départ. Nous avons anticipé que nous pourrions rencontrer des démons, d’où la présence de Longine, mais — si c’est leur œuvre — leur première attaque était trop … physique pour lui.
— Nous ne pensions pas à un tel bouleversement, mais nous avons eu l’idée d’un risque concernant tout le royaume. Vous avez eu tort. Nous gardons tous les secrets de nos clients, et n’aurions pas assuré la protection du convoi de la même manière. Pas les mêmes adversaires, pas la même mission, pas les mêmes dangers. Je vais en parler à Argon, et nous serons mieux préparé à la prochaine attaque. Sauf si…
— Oui ?
— Sauf si vous omettez encore une information importante pour notre voyage.
— Non, j’ai tout révélé. Il ne nous reste qu’à finir notre étude, ce qui devrait prendre encore quelques semaines. Nous devons comprendre le phénomène, et chercher s’il existe une solution pour l’inverser. Ou s’il faut s’y préparer du mieux que nous pouvons.
— Et ensuite ?
— Nous devons espérer que la science et la magie nous sauverons, et que nous n’avons pas scellé des centaines de démons en vain.
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