Une sirène stridente m’éveilla en sursaut. Pendant un moment, je fus incapable d’ouvrir les yeux. Tout autour de moi semblait flou, alors je les gardai fermés. Une odeur d’asphalte humide me parvenait, et je compris pourquoi ma joue était glacée. Plus loin, un grésillement m’indiqua d’où provenait ce clignotement qui transperçait mes paupières.
Je déglutis avec difficulté. Ma gorge était sèche, et je n’avais aucune idée de l’endroit où je me trouvais. Une nausée me surprit, alors je décidai de me relever maladroitement, bravant mon malaise en rouvrant les yeux. Autour de moi, tout était sombre, mais plusieurs lumières artificielles se reflétaient sur le goudron mouillé.
L’agitation semblait à son comble. Je crus comprendre que je me trouvais dans une rue. Le voile flou qui recouvrait mes yeux ne semblait pas vouloir se dissiper. Je me redressai plus encore, et m’assis à genou, ignorant les écorchures que cela infligeait à mon jean délavé. Des pas se rapprochèrent de moi et je tournai la tête vers leur direction, ne pouvant distinguer qu’une vague silhouette qui s’avançait vers moi.
Une fois à mon niveau, la silhouette parla. D’abord les mots me parurent compliqués à comprendre, comme lointain. Puis, soudainement, comme si mes oreilles se débouchaient brusquement, j’entendis avec plus de clarté une voix féminine et jeune.
— Allez, debout, soupira la silhouette. Tous les mêmes, ces nouveaux. Ils me donnent envie de vomir.
Je voulus apercevoir plus précisément qui me parlait, mais mes yeux ne m’obéissaient pas. Pourquoi voyais-je flou ? Je n’avais jamais eu de problème de vue.
— Il n’a pas l’air d’avoir envie de bouger, intervint une seconde voix, plus grave.
Je cherchai du regard, inutilement, une deuxième personne.
— Bon allez, j’en ai marre, embarque-le.
Quoi ? M’embarquer ?
Avant que je ne puisse dire quoi que ce soit, on m’empoigna le bras avec virulence, et m’obligea à me mettre debout. Une fois sur pied, les deux silhouettes me firent face, comme pour vérifier que je pus tenir debout tout seul.
— Il est plutôt mignon, cette fois, lança la voix féminine, presque moqueuse.
L’autre ne répondit rien, mais je devinai que son regard se durcit lorsque le rire de la fille cessa.
— Est-ce que tu comprends ce que je dis ? Me demanda la voix masculine et profonde.
J’analysai la voix un moment, espérant deviner à qui j’avais affaire, avant de répondre.
— Oui, dis-je simplement.
Le son de ma voix me parut étrange. Comme robotique.
— Est-ce que tu as un dysfonctionnement ?
J’évaluai un instant la question. Curieuse manière de demander si tout allait bien.
— Je ne vois plus rien, répondis-je sans être paniqué pour autant.
Les deux silhouettes bougèrent légèrement. Je devinai qu’ils échangeaient un regard.
— À quelle section appartiens-tu ? demanda la fille.
Quelle section ?
— Euh…
— Tu sais pourquoi on t’a emmené ici ? Pourquoi au beau milieu d’une route, c’est insensé !
— ferme la un peu Ydi.
Je remerciai intérieurement le gars de me soulager. Toutes ces questions étaient bien trop… comment dire ? Incompréhensible ?
— Écoutez, tentai-je. Je ne sais pas où je me trouve et ce qu’il s’est passé, mais si vous avez un téléphone je pourrais appeler mon tuteur.
Leur silence ne me rassura pas. Ils parurent perplexes. Du moins, c’est ce que j’en déduisis face à leur immobilité.
— Il pourrait venir me chercher, insistai-je.
De nouveau, je n’eus aucune réaction.
— Il est taré, en conclut la fille, que je devinai comme étant Ydi.
Je compris, en observant un peu autour de moi, que plusieurs personnes nous dépassaient avec suspicion. Leur allure ralentissait à mon niveau.
— Ramenons-le au centre technique, reprit l’homme. Il a surement reçu un choc pendant le voyage.
Centre technique ? Une minute, je ne comprenais plus rien.
— Tu as raison, dit Ydi. Ce mec est complètement fêlé. Il n’a pas une fuite ?
— Il n’en a pas l’air, ses membres sont fluides et ses mouvements cohérents.
— Attendez une minute, intervins-je.
— Bill va encore me tuer, soupira Ydi.
— Je lui expliquerais que cette fois, tu n’y es pour rien.
Mon bras fut à nouveau emprisonné, mais je me dégageai brusquement avant de reculer de quelques pas.
— Attendez ! Rétorquai-je. Qu’est-ce que vous racontez ?
Le silence de mes interlocuteurs m’énerva plus encore.
— Je suis où là, pourquoi ne m’écoutez-vous pas ?
Ils semblèrent jauger un instant la légitimité de ma question.
— emmenons-le, eut pour seule réponse l’homme. Il a clairement une défaillance.
Une nouvelle fois, il m’empoigna avant que je n’aie le temps de réagir. Sa force me surprit. J’étais incapable de me débattre. Ydi m’attrapa elle aussi, l’autre bras, et ils se mirent à avancer sans me répondre, ignorant clairement le moindre mot que je pouvais prononcer.
Plusieurs fois, je tentai de leur parler ou de comprendre ce qu’il se passait, ou même de me libérer de leur emprise, mais même Ydi possédait une force hors du commun. Sans autre choix, je me laissai guider à l’aveuglette.
Autour de nous, les sons se firent plus discrets à mesure que nous avancions. Quelquefois, un grésillement, du genre électrique, ou un bruit d’eau courante me surprenait, mais rien ne pouvait m’indiquer où je me trouvais. En tout cas, tout était très sombre. Les seules sources de lumière semblaient provenir de lampadaires.
Au bout d’un certain temps, alors que les bruits de la ville n’étaient plus qu’une rumeur, un grincement m’indiqua qu’on ouvrait une porte. Aussitôt, une puissante lumière blanche me parvint, et on me fit pénétrer dans ce que je devinais être un bâtiment.
Je n’avais jamais remarqué que j’avais une bonne vue, mais maintenant que ce n’était plus le cas, je regrettais de n’avoir jamais pensé au malvoyant. C’était tout simplement insupportable, et un mal de crâne puissant s’ajoutait à mon malaise.
Là où je me trouvais, une odeur étrange flottait dans l’air. Comme une odeur d’essence mélangée à l’odeur caractéristique des endroits médicaux. Une ambiance aseptisée m’enveloppa, et Ydi et le gars me firent asseoir sur une chaise trop dure pour qu’elle soit confortable. Je distinguai, autour de moi, plusieurs personnes. Incapable de dire s’il s’agissait de femmes, d’enfants, ou d’hommes. Je compris que je me trouvais dans le « centre technique ». Surement un genre d’hôpital.
Après plusieurs minutes d’attente, pendant lesquelles Ydi et son pote discutaient de tout et de rien, quelqu’un arriva dans la pièce.
— Suivant ! Cria une femme.
Aussitôt, Ydi, que je savais plus proche de moi, m’attrapa le bras et m’obligea à me lever avant de me pousser jusqu’à la femme qui venait d’arriver. Plusieurs soupirs d’exaspération et exclamations de mécontentement s’élevèrent de la salle d’attente, mais honnêtement, je m’en fichais. Si consulter un médecin pouvait m’éclairer sur la situation, alors je préférais être égoïste.
— C’est toujours pareil avec eux ! Râla un homme à la voix éraillée. Pourquoi passent-ils toujours devant tout le monde ?
La femme sembla hésiter, et je devinai qu’elle parcourait une liste des yeux.
— Secret défense, mon petit, provoqua Ydi d’un ton arrogant. Bref, il faut qu’on voie Bill.
— Malheureusement Bill est occupé, la rembarra la femme d’un ton sec.
— C’est une urgence, appuya l’homme qui m’accompagnait.
Au simple son de sa voix, la femme parut réviser sa réponse. Elle parut les toiser un moment, et je sentis son regard se poser sur moi.
— Très bien, soupira-t-elle. Allez-y.
J’entendis Ydi retenir une exclamation de joie, et on me poussa encore dans l’entrebâillement d’une porte. Un long couloir nous fit face, et je devinai qu’on devait le remonter. Alors sans même qu’on me le demande, j’avançai. Bien sûr, on me tenait toujours les deux bras. Sérieusement, avaient-ils peur que j’essaie de fuir ? J’étais à moitié aveugle, je ne connaissais rien de cet endroit, et vu leur force, je n’avais aucune envie de savoir de quoi ils étaient capables.
— Tu devrais penser à te calmer un peu, reprocha le mec à Ydi.
Du moins, je devinai que c’était à elle qu’il s’adressait.
Celle-ci ne répondit rien. Sans doute supportait-elle mal les remarques. On me fit tourner à droite alors qu’un cliquetis m’indiqua qu’une nouvelle porte s’ouvrait. Le gars qui m’accompagnait entra en premier dans la nouvelle pièce. Je le reconnaissais à cause de sa carrure beaucoup plus imposante qu’Ydi, même si je voyais flou. J’entrai à mon tour, et mes yeux malades aperçurent ce que je pensais être une table d’examen, une chaise et un bureau, et plusieurs outils. Deux grandes lampes éclairaient la pièce bien trop violemment, fixées sur un bras amovible, lui-même attaché au plafond. Au fond de la pièce, une autre silhouette, plus tassée, plus petite, et d’apparence plus âgée se détachait. Lorsqu’elle se retourna, un long soupir s’échappa d’elle.
— Il faudrait vraiment que vous arrêtiez de faire ça, sermonna un homme âgé.
— Mais Bill, c’est une urgence ! Se vexa Ydi.
Je devinai les regards se tourner vers moi. Pendant un moment, je fus incapable de bouger.
— La plupart de ceux qui viennent ici sont des urgences, Eurydice.
Je sentis Ydi se pincer. Eurydice ? Peu courant, comme prénom.
— Bien… maintenant que vous êtes là… reprit Bill. Installez-le ici.
On me poussa encore, et je retins un râle d’agacement. Puis, le contact froid du métal effleura mes doigts avant que je ne m’assoie sur la table que j’avais devinée, au milieu de la pièce. Enfin, l’emprise qu’Ydi et son garde du corps exerçaient sur moi depuis un moment s’évapora. Soulagé, je fis rouler mes épaules pour détendre mes muscles, alors que Bill s’assit en face de moi. Il rabattit quelque chose sur ses yeux. Des lunettes, certainement.
— Alors…
Il se pencha un peu plus vers moi, et je sentis ses mains glacées sur mes cheveux, mes joues, ma gorge. Il m’examinait.
— Où l’avez-vous trouvé ? demanda-t-il.
— On pense qu’il est cinglé, répondit simplement Ydi.
Je compris que l’autre lui avait donné un coup de coude lorsqu’elle lâcha une plainte.
— Géo ? Insista Bill sans cesser ses observations.
— Sur la départementale de la section. Et il est cinglé.
Un léger rire émana de Bill. Sans vraiment savoir pourquoi, j’avais l’impression que je pouvais lui faire confiance.
— Tu as un matricule ? demanda-t-il.
Lorsque personne ne répondit, je compris qu’il s’adressait à moi.
— Euh… non.
Je n’avais aucune idée de ce qu’il voulait signifier par matricule, mais une chose était certaine, je n’en avais pas.
— Des défaillances détectées ?
Je haussai les épaules. Comment je pourrais le savoir ?
— Tout ce que je sais c’est que je ne vois rien.
Il parut tiquer, et recula ses mains de moi. Sans attendre, il farfouilla et sembla trouver ce qu’il cherchait. Puis, une lumière plus proche de moi balaya mes deux yeux.
— C’est curieux… annonça bill.
— Alors, il est cinglé ? S’impatienta Ydi.
Aucune réponse. Je commençais à envisager moi aussi cette probabilité. Mais où se trouvait John, mon tuteur ? OK, j’avais fait quelques conneries, mais de là à m’envoyer dans un endroit si… bizarre. Ça ne collait pas.
Bill se leva et se dirigea derrière moi. Je passai une main dans mes cheveux, perdant patience à mon tour. Mais rapidement, il revint, avant de placer quelque chose devant mes yeux. Lorsque ma vue se fit plus nette, je fus enfin soulagé, et compris qu’il avait trouvé des lunettes. Je ne voyais pas encore très bien, mais c’était déjà beaucoup mieux. Suffisamment bien en tout cas pour que je puisse enfin observer ceux qui m’entouraient.
Bill, comme je l’avais deviné, était âgé. Ses cheveux blancs en bataille entouraient son visage de manière à lui donner un air déluré. Un vrai scientifique fou. Géo, lui, était large et baraqué, comme je l’avais perçu. Sa peau mate et son visage fermé correspondaient parfaitement à l’image que je m’étais faite de lui. D’épaisses lunettes de soleil noires masquaient ses yeux. Quant à Ydi, son air mutin et ses cheveux entièrement rasés ne me surprenaient guère. J’aurais parié que des taches de rousseur s’étalaient sur ses pommettes, mais je ne voyais pas assez bien pour le confirmer de là où je me trouvais.
Malgré moi, un sourire de soulagement étira mes lèvres.
— Et voilà ! s’exclama Bill, ravi.
— Quoi, c’est tout ? Râla Ydi.
Je poursuivis mes observations en ignorant la discussion qui continuait. Quelque chose me paraissait étrange. Leurs vêtements, déjà, n’avaient rien à voir avec les miens, où ceux des gens que j’avais l’habitude de côtoyer. Un genre de mode steampunk semblait les habiller. Puis, je remarquai autre chose. Géo et Ydi étaient sérieusement armés. Un fusil certainement chargé accroché à des bretelles prévues à cet effet pendait près de leurs mains, un couteau fin et aiguisé placé à la ceinture d’Ydi, ce qui se rapprochait d’un sabre pour Géo…
S’ils pensaient que j’étais taré, je ne voulais pas savoir ce qu’ils étaient, eux.
— Eh oh ! M’interpella Ydi.
Je levai les yeux vers elle, chassant mes pensées.
— fais l’inventaire, insista-t-elle en croisant les bras, et levant les yeux au ciel.
Euh… l’inventaire de quoi ?
Je fronçai les sourcils, perplexe.
— l’inventaire de tes pièces, l’encouragea Bill.
Je remuai la tête, incapable de comprendre.
— Où est-ce que je suis ? Répondis-je simplement.
Voilà. Ils avaient le droit d’insister ? Eh bien moi aussi.
À nouveau, cette question sembla provoquer une réaction… étrange.
Ydi s’approcha de moi brusquement, repoussant Bill.
— Alors tu ne le sais vraiment pas ? S’étonna-t-elle.
Quelque chose avait changé. Elle n’était plus moqueuse, ni même cynique. Je secouai la tête pour seule réponse. Son regard se fit plus intrigué encore. Puis, je pris conscience de sa main sur mon bras, et de son contact… inhabituel. Surpris, je baissai les yeux vers son propre bras, et manquai de m’étouffer.
Ce n’était pas un vrai bras. Du moins, pas un bras organique. L’entièreté de son membre avait été remplacée par une prothèse en cuivre, vu la couleur du métal. Magnifiquement reproduits, ses muscles, ses os, et ses tendons étaient mécaniques. J’eus malgré moi un mouvement de recul. Ce genre de prothèses n’existait pas, là d’où je venais.
Ydi sembla remarquer mon trouble, et leva à son tour son bras au niveau de ses yeux, comme pour l’étudier. Je m’attendais presque à ce qu’elle soit elle aussi surprise et qu’elle crise à nouveau en observant cette chose, mais non. Elle fronça les sourcils, et s’intéressa de nouveau à moi après avoir vérifié que tous ses doigts bougeaient normalement. C’était troublant de réalisme.
— Je crois que je sais ce qu’il se passe… Finit-elle par dire après m’avoir longuement observé.
Je plongeai mon regard dans le sien, sans comprendre. Qu’attendait-elle pour expliquer ? Parce que moi, j’étais loin de comprendre quoi que ce soit.
Je tournai un regard vers Bill, et un détail que je n’avais alors pas remarqué me heurta de nouveau de plein fouet. Son oreille. L’une de ses oreilles était, elle aussi, mécanique. J’étudiai ensuite Géo, presque paniqué. Chez lui, tout semblait normal, mais je remarquai qu’un de ses gants en cuir noir tombait moins bien que l’autre, et que l’une de ses jambes semblait plus fine. Des prothèses également.
Intrigué, je ne pus m’empêcher pourtant d’être inquiet. Sans attendre de réponse, je me levai brusquement, et me reculai d’eux, les observant avec crainte, le souffle court.
Pourquoi avaient-ils tous des prothèses ? Est-ce que j’en avais aussi ? Je n’en avais pas l’impression. Je résistai à l’envie d’étudier la moindre parcelle de mon corps pour le savoir.
Pourquoi étaient-ils armés ? Pourquoi parlaient-ils si étrangement ? Où est-ce que je me trouvais et pourquoi étais-je ici ?
— OK, dis-je, le souffle court. Il faudrait vraiment que vous m’expliquiez quelques trucs.
Bill, Géo et Ydi échangèrent un regard inquiet.
Cette fois, je ne bougerais pas avant qu’on m’ait expliqué ce qu’il se passait.
122