— Le futur. Je suis dans le futur, annonçai-je, ayant du mal à y croire.
— Techniquement, pour nous, tu viens du passé, corrigea Ydi.
Je fronçai les sourcils. De toutes les choses que je m’étais préparé à vivre, cela n’en faisait pas partie.
— Et comment c’est possible ? Demandai-je. Non en fait, ça n’a aucune importance. Comment je peux faire pour rentrer chez moi ?
Ydi haussa les épaules, et jeta un regard à Géo.
Celui-ci décroisa les bras, et, d’un geste presque solennel, retira enfin ses lunettes de soleil. Je compris pourquoi il en portait lorsque j’aperçus ses deux yeux. Il s’agissait de genre de lentilles d’appareil photo. Deux yeux mécaniques dont le centre rouge accentuait la dureté de son visage.
Je me retins de l’observer avec trop d’insistance, et baissai le regard vers mes mains jointes, appuyées sur mes genoux.
— Les machines qui servaient aux voyages spatio-temporels ont été détruites il y a longtemps, dit-il.
J’attendis une suite, mais puisqu’elle ne venait pas, je levai la tête vers lui.
— Alors ces machines vont exister…
Cela me laissait rêveur. Qui n’a jamais désiré voyager dans le temps ?
— Existaient, en fait, corrigea une fois de plus Ydi.
Peut-être. Mais cela tenait plus du fantasme pour moi. Du genre de choses que l’on pouvait lire dans les livres, ou voir au cinéma. Ça ne faisait pas partie de ma réalité.
— Je ne comprends pas comment j’ai pu me retrouver là, dis-je. J’étais simplement en train de…
L’image de mon ami qui me tendait la main traversa mon esprit. J’étais sur un gros coup, avant de me réveiller ici, dans cet endroit trop étrange pour qu’il ne soit réel. Mais j’étais sur le point de tomber du haut d’une échelle menant à un toit. Je me frottai les cheveux, perdu.
La vérité était que j’avais plus peur que je ne voulais me l’avouer.
— Je connais par cœur l’histoire de ses trois derniers siècles, se réjouit Ydi. De la révolution industrielle aux années 1990 et l’essor de l’internet, en passant par la crise de 2100 et la déshumanisation des hommes. Je pourrais t’aider à comprendre.
Mes yeux se posèrent presque automatiquement sur elle, et sur sa prothèse. La déshumanisation des hommes ? Qu’est-ce qu’elle voulait dire exactement ? Et puis, pourquoi comprendre ? Peu importait comment j’étais arrivé ici, au final, puisqu’apparemment je n’avais d’autre choix que de rester.
Je devais l’admettre, mon présent était passé. Passé révolu depuis bien longtemps, dont les seules traces résidaient dans des manuels d’histoires. Un pincement au cœur me surprit tout de même, mais je le chassai en me redressant.
En observant mes deux récents acolytes, je ne pus m’empêcher d’être curieux. Savoir où je me trouvais, temporellement parlant, me donnait une drôle d’impression. Ici, j’étais quelqu’un d’autre. Si ma vie était loin d’être réjouissante avant, peut-être était-ce l’occasion pour moi de créer un nouveau départ.
— Plutôt que de comprendre comment l’humanité en est arrivée là, je préfèrerais que tu m’informes sur la situation actuelle.
Ydi parut déçue, mais passa une main sur son crâne rasé avant de s’assoir convenablement. Mais alors que je m’attendais à ce qu’elle parle, elle fit signe à Géo, comme pour lui céder la parole.
— La situation actuelle est… commença-t-il. Inexistante. Ici, nous sommes un groupe soudé, mais ce n’est pas toujours le cas. La surface de la Terre n’est pas habitable, alors on doit toujours se cacher, jamais bien longtemps au même endroit. Si de temps à autre des excursions sont organisées pour récupérer des vivres, et des livres dans le cas d’Ydi, il ne faut jamais que nous nous attardions.
Ydi leva les yeux au ciel, mais je n’y prêtais à peine attention.
— Pour quelles raisons ? Osai-je demander. Des… radiations ?
Ça paraitrait logique, après qu’Ydi m’avait parlé d’une guerre nucléaire.
— Pas seulement, soupira Géo. En réalité, les radiations ne sont plus vraiment à craindre. La guerre nucléaire a éclaté il y a plus de 150 ans, alors…
Une fois encore, j’attendis une suite qui ne vint pas.
— Quoi alors ? M’impatientai-je.
— La nature, finit Ydi. Simplement la nature qui nous joue des tours et qui ne veut pas qu’on survive.
Son ton paraissait soudainement beaucoup plus amer. Décidément, Ydi était une véritable girouette. Mais vu que le sujet semblait sensible, je n’insistai pas.
— Ce que veut dire Ydi, c’est que nous ne résistons pas longtemps à la surface. Un genre de champ magnétique qui fait déconner nos circuits.
Automatiquement, je baissai les yeux vers leurs prothèses. S’il engageait la question, je pouvais la poursuivre, non ?
Mais je n’en eus pas l’occasion, puisqu’Ydi continua.
— Ouais, siffla-t-elle, amer. Dis plutôt que c’est eux qui ont voulu ça. Eux ils peuvent vivre à la surface.
— Eux ? Qui ça ?
— Les bios, répondit-elle en plongeant ses pupilles dans les miennes. Ceux qui ne sont pas mécaniques. C’est à cause d’eux qu’on est obligé de se cacher, puisque c’est eux qui nous ont créés comme ça !
— Ydi, la mit en garde Géo.
— Voilà qui explique certaines choses… compris-je en me rappelant de la conversation échangée dans le centre technique, chez Bill.
Ydi se leva presque brusquement et fit les cent pas, sous mon regard interrogateur. Je n’arrivais pas encore vraiment à concevoir de quoi elle parlait, ni pourquoi cela semblait l’énerver à ce point là, mais j’étais presque sûr que je n’allais pas tarder à le savoir.
— J’ai bien remarqué ton regard sur nos membres mécaniques, reprit-elle. Tu es exactement comme eux.
— Une minute, me défendis-je. Je ne suis au courant de rien de ce que tu vis !
— Ydi, tu sais très bien que ce garçon n’a aucun rapport avec ça !
Elle inspira profondément, comme pour garder son calme.
— Quand on était chez Bill, j’ai cru que tu étais l’un d’entre eux, dit-elle, et qu’ils t’avaient envoyé pour… C’est arrivé à quelques groupes comme le nôtre… C’est pour ça que je me suis enfuie.
Alors là, je comprenais encore moins.
— Mais bref. Depuis la guerre, les hommes ont du mal à se reproduire. Les radiations ont affecté nos arrières arrière grands parents, nos grands-parents, nos mères ! À tel point qu’au fur et à mesure, plus aucune femme n’était capable de mettre au monde un enfant vivant. Où qui vivait plus de quelques jours. Le taux de natalité baissait dangereusement, alors des scientifiques ont trouvé une solution pour continuer d’apporter des bébés à la société. Un genre de machine qui crée des embryons sur base de cellule souche. Seulement, pratiquement aucune cellule souche saine ne résiste, alors c’est un véritable hasard concernant le résultat. Certains ont de la chance et naissent parfaitement normaux. D’autres…
Elle baissa les yeux vers sa main, et serra le poing. Je suivis son regard, commençant à comprendre ce qu’elle tentait de m’expliquer.
— D’autres ont moins de chances, termina Géo. Ces prothèses nous suivent depuis la naissance. Lorsqu’un enfant infirme nait, ils lui implantent des prothèses de ce genre-là, reliées à son système nerveux, à son cerveau. Pour lui laisser une chance de survivre. Seulement, au fur et à mesure, les bios ont commencé à se méfier de nous. Après tout, nous sommes à moitié machines. Des robots. Ils pensent que nous sommes incontrôlables.
— Alors on nous isole dans des secteurs comme celui-ci, pour effectuer des tâches de bas étage qu’ils ne peuvent accomplir eux même à cause de leur faiblesse. La force qu’on possède est bien le seul avantage à ces membres mécaniques. Lorsqu’un enfant infirme nait, il n’est plus un enfant, mais un méca. Et toute sa jeunesse sera conditionnée à servir les biologiques, plus tard.
Le silence retomba dans la pièce, mais je continuai d’observer Géo et Ydi, dont le visage montrait son affection. Je voulais comprendre, mais je n’en attendais pas tant.
J’étais incapable de dire quoi que ce soit.
— Je m’appelle Ethan, annonçai-je soudainement pour briser le malaise.
Ydi me lança un regard que je ne saurais décrire. Visiblement, sa colère ne s’estompait pas.
— Tu risques de ne pas te sentir à ta place parmi nous, rétorqua-t-elle. Ici, tu es un biologique. Si tu n’as pas le choix de rester dans cette époque, on fera le nécessaire pour que tu sois transféré là où tu seras chez toi.
Sans attendre de réponse de ma part, elle quitta précipitamment la chambre avant de claquer la porte de fortune, me laissant seul face à Géo, immobile.
Ce futur sombre était loin d’être celui auquel j’aurais pu me préparer.
J’allais parler, histoire de rassembler toutes les pièces du puzzle, lorsque la porte s’ouvrit de nouveau brusquement. Je m’attendais à voir débarquer Ydi, folle de rage, et je n’avais pas totalement tort. Mais Ydi n’était pas la seule à s’avancer dans la pièce. Fermement tenue par le bras, elle leva les yeux au ciel quand elle m’aperçut, comme si elle avait souhaité que je m’évapore aussi soudainement que je n’étais apparu ici. Derrière elle, une femme plus âgée, plus grande, et avec deux fois plus de mécaniques, m’observait. Ses armes me firent frissonner. Un véritable arsenal de guerre l’habillait. Elle lâcha brusquement Ydi, qui se rattrapa maladroitement en frottant son bras non mécanique. Puis, elle s’avança vers moi.
— Je savais que tu étais encore fourré dans cette histoire, Eurydice, dit-elle d’un air moqueur.
— Je n’ai rien à voir là-dedans ! Se défendit la jeune fille. On croyait que c’était…
— Peu importe, la coupa la femme. Bill m’a tenu au courant.
Puis, en se tournant un peu plus vers moi, elle me toisa.
— Comment un bio a-t-il réussi à entrer ici ? Murmura-t-elle presque pour elle même.
Le silence retomba, et Ydi me lança un regard insistant, comme si elle voulait que je parle.
— Euh… commençai-je. Je ne suis pas vraiment…
— Tu es un méca ? Bill n’avait pas l’air de dire ça.
— non ! Enfin, je ne crois pas… je…
Comment lui annoncer de façon cohérente que je venais du passé ? Étrangement, je cherchai le soutien de Géo du regard.
— Il ne vient pas d’ici, comprit-il en m’accordant son aide.
La femme fut piquée par la curiosité, et plissa les paupières. Ses bras se décroisèrent alors qu’elle se tourna vers Géo.
— Pas d’ici, tu veux dire…
— Il vient du passé, intervint Ydi à son tour.
Dit comme ça, cela paraissait tout à fait normal pour eux. Je me retins de lever les yeux au ciel en riant.
Cependant, elle sembla intriguée. Tour à tour, elle observait Ydi, Géo, et moi.
— Dans quel coup foireux vous essayez encore de m’embarquer, vous deux ? Soupira-t-elle à l’adresse des deux mécas.
— Ce n’est pas un coup foireux, répondis-je presque sans m’en rendre compte. C’est la vérité. Il y a encore quelques heures, je me trouvais à Paris, en 2014.
Ses yeux se plissèrent davantage, à un point tel que je n’apercevais presque plus ses iris noisettes. Puis, elle secoua ses cheveux auburn et soupira longuement.
— Peu importe, dit-elle. Tu es un biologique, tu ne peux pas rester ici.
Ça, je l’avais compris.
— C’est justement ce que je disais, avant que tu ne m’agresses ! Se plaignit Ydi.
— J’appellerais la centrale, ils feront le nécessaire pour venir te chercher.
— Il pourrait nous être utile, lança Géo, lascivement appuyé sur le mur.
Je me levai, sans vraiment savoir comment agir ni quoi dire. Je ne connaissais rien à la société dans laquelle je me trouvais, à présent. Je n’avais d’autre choix que de suivre ce qu’on m’ordonnait à la lettre.
Mais lorsque Géo était intervenu, quelque chose semblait avoir alerté la femme plus encore qu’alors. J’adressai également un regard au méca, doutant de ce qu’il tramait. En quoi pouvais-je leur être utile ? Je ne connaissais rien à ce qui m’entourait, et au vu de leurs armes, j’imaginais que survivre ici était sans doute loin d’être à la portée d’un gars venu de 2014.
— Il ne craint pas les ondes magnétiques, expliqua Géo. L’avoir à nos côtés nous permettrait d’avoir une longueur d’avance sur les autres sections. Pense aux avantages que ça nous apporterait…
Le regard de Géo glissa sur Ydi, qui se renfrogna plus encore. Mais la femme qui me faisait face sembla réfléchir. Elle s’apprêtait à parler, lorsqu’une sirène stridente retentit au travers des murs de la ville. En cherchant sa provenance, je repérai deux haut-parleurs brièvement fixés aux parois de terre de la chambre d’Ydi. Mais je devinai que la ville entière était équipée du même matériel.
Le volume sonore de l’alarme était tel que je fus tenté de me boucher les oreilles. Chose qu’Ydi ne se priva pas de faire avec agacement.
— Bien, déclara la femme. J’imagine que son sort pourra attendre. Au boulot !
Aussitôt, elle se détourna et quitta la pièce au pas de course. L’alarme sonna encore quelques secondes avant de prendre fin. Ydi et Géo échangèrent un regard perplexe, tandis que je n’avais aucune idée de ce que je devais faire.
— Nous être utile ? Se moqua Ydi. Non, mais t’es sérieux ?
— très sérieux Ydi, répliqua Géo. Je suppose que tu finiras par t’en rendre compte quand ta haine envers les bios ne t’obligera plus à faire d’amalgames.
La jeune fille leva les yeux au ciel, avant de se pencher vers le sol, et de tirer un coffre en métal qu’elle ouvrit instantanément. Là, elle fouilla dans ses affaires, et lança quelque chose à Géo, qui le rattrapa avec agilité de sa main mécanique. Je repérai un genre de pioche, qu’il accrocha à sa ceinture.
— Je ne sais pas Géo, je n’ai pas envie de m’occuper d’un boulet.
Je haussai les sourcils, presque vexé. Avaient-ils oublié que j’étais là ? Visiblement non, puisque Géo m’adressa une moue amusée, comme pour me signifier de ne pas faire attention à elle. Ydi se releva en harnachant quelque chose autour de sa taille. Une ceinture munie de plusieurs outils divers.
— Ce n’est pas toi qui disais qu’il était cinglé ? Reprit Géo.
Elle se figea, l’interrogeant du regard.
— Il vient du passé Géo ! Il ne pourra pas nous aider !
L’homme ne lui répondit que d’un sourire. Elle sembla surprise, et parut se retenir de dire quoi que ce soit d’autre. Je fronçai les sourcils en les observant. Je ne savais pas si je devais avoir envie de rester avec eux, ou pas. De toute façon, je n’avais pas l’impression que mon avis comptait réellement pour eux. Quoi que je dise, ils finiraient par faire de moi ce qu’ils voulaient. Ydi me lança un regard noir, comme si tout ça était ma faute. Peut-être que ça l’était.
Honnêtement, je ne me souvenais que très vaguement de ce que j’avais fait avant de me retrouver dans cet endroit. Le gros coup que mon pote souhaitait exécuter avec moi avait peut-être un rapport avec ma présence ici ?
Je remontai mes lunettes sur mon nez, perturbé de ne pas voir correctement sans cet accessoire. Puis, Ydi soupira longuement, avant d’attraper l’une de ses armes, un genre de mitraillette.
— Peu importe. Glory va nous attendre, on ferait mieux d’y aller.
Glory ? Je supposai qu’il s’agissait de la femme que je venais de rencontrer.
Ydi plaça décemment son outillage, avant de me jeter un dernier regard et de quitter la chambre. Géo l’imita en ajustant sa ceinture. Puis, il se tourna vers moi, et ses yeux semblèrent zoomer sur mon visage.
— Reste ici, me dit-il simplement. Nous discuterons de ça plus tard.
Puis, il referma la porte. J’entendis, sans être capable de bouger, le cadenas qui la maintenait scellée se verrouiller sur lui même. Puis, les pas lourds de Géo sur la passerelle. Il s’éloignait.
Je soupirai enfin longuement. Je me rendis compte que j’avais retenu mon souffle lorsque celui-ci me revint.
J’étais décidément dans une situation compliquée. Loin de chez moi, loin de mon époque, loin de tout ce que je croyais savoir.
J’allais devoir tout réapprendre, depuis le début. Mais en avais-je réellement envie ? La facilité, effectivement, serait pour moi de migrer vers ceux qu’ils appelaient les biologiques. Pourtant, le portrait qu’on m’en dépeignait ne me tentait pas. À mon époque, je n’étais déjà pas fait pour obéir et comprendre la société. J’avais peur que cela ne soit pire si je me retrouvais chez les bios.
Vivre chez les mécas pourrait m’apporter ce grain de danger, d’anarchisme et de rébellion que je cherchais dans ma vie passée.
J’observai, étalés sur le lit d’Ydi, les manuels d’histoire. Puisque j’étais enfermé ici, peut-être devrais-je tout reprendre depuis le début…
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