– Hey, Pierre! Alors ça y est, tu es enfin devenu un dragon d’argent!
Je n’avais pas besoin de me retourner pour savoir à qui appartenait cette voix rauque et enjouée. Cela faisait maintenant cinq années que Victor et moi partagions la même chambre à l’académie militaire. Pendant que je faisais ma formation de dragon d’argent, lui s’entrainait pour intégrer la milice privée du palais. Pendant cinq ans nous avions tout partagé : ses angoisses à l’idée d’échouer, nos familles qui nous manquaient, nos coups de cœur, nos secrets. Tout. À l’exception de ce qui concernait mon entrainement de dragon d’argent. Car si un poste au sein de cette unité m’était garanti de par ma naissance, toute révélation concernant cette milice revenait à commettre un crime de haute trahison, ce qui se traduirait dans mon cas par un emprisonnement à vie.
– Eh oui, à partir d’aujourd’hui je n’aurais plus à supporter tes jérémiades!
Je me retournais pour faire face à mon ami. Du haut de ses deux mètres dix, il avait toujours été imposant. Il avait endossé une tenue décontractée et plaqué ses cheveux à l’aide d’une graisse noire et épaisse qu’il n’utilisait que lorsqu’il sortait voir des filles.
– Qu’est-ce que c’est que cet accoutrement? Lui lançais-je. Tu n’es pas censé être de corvée aujourd’hui?
– Si, mais j’ai négocié avec cette enflure de Max pour échanger nos jours de relâche. Cet après-midi m’a couté deux jours de corvées supplémentaires, alors j’aime autant te dire que nous allons en profiter pour célébrer ta réussite!
– Ne parle pas de réussite, je n’ai fait que naître au bon moment. Regarde les autres recrues acceptées cette année, il n’y a que des bons à rien qui ne pensent qu’aux privilèges accordés aux frères de dragons! Et puis Céline m’attend, si elle apprend que je sors ce soir, elle va m’étriper!
– Ah non, tu ne vas pas me faire ça! Céline va t’avoir pour elle toute seule pendant le reste de ta vie, elle peut bien me laisser encore une demi-journée. Vous n’êtes pas mariés que je sache!
– Âmes sœurs, c’est tout comme! Bon, mais alors je te préviens, je lui dirais que c’est de ta faute!
Mon argument était plutôt fallacieux, mais comme tout ce qui concerne les âmes sœurs – terme désignant un humain et un dragon partageant la même âme – j’aimais profiter de l’ignorance de mon ami lorsque je souhaitais changer de sujet. Nous restâmes à ressasser nos années passées ensemble, accoudés aux remparts de la cour supérieure du palais. Le jardin de l’empereur, comme on appelait cet espace vert aménagé le long du rempart ouest du palais, était un lieu paisible où de nombreuses recrues aimaient flâner durant leurs jours de relâche. Nous y avions une vue incomparable sur l’ensemble de la capitale et ses ruelles encombrées. Aujourd’hui, c’était jour de marché. Les étals installés à qui mieux mieux dans les ruelles étroites rivalisaient de tactiques pour attirer le chaland. Stands bariolés, prix « cassés » et crieurs se disputaient les lieux avec les citoyens et les quelques pickpockets pour qui cet évènement était une véritable mine d’or.
Alors que le soleil déclinait et que les marchands repliaient bagages, je finis par céder à la tentation d’aller arpenter les rues à la recherche d’une taverne pour profiter de la soirée. Nous quittâmes les allées pavées du jardin de l’empereur par les escaliers qui menaient au bas des remparts, un accès réservé aux militaires, et comme j’étais à présent officiellement un dragon d’argent, j’avais accès à à peu près tous les lieux, même les plus secrets, de l’empire. Et donc pour ainsi dire, du monde entier. Nous débouchâmes sur une petite ruelle sombre et totalement déserte. Nous la remontâmes jusqu’à la Grand-Place du palais quant à elle éclairée par de grands lampadaires électriques en fer forgé, les seuls de toute la ville, mais si nombreux qu’on se croyait en plein jour même aux heures les plus noires de la nuit. Le reste des rues et ruelles n’étaient éclairées que par quelques réverbères pourvus de lampes à huile qu’un allumeur était justement en train d’illuminer. Nous prîmes l’avenue principale qui menait jusqu’à l’église draconienne. Bientôt, les derniers commerçants finiraient leurs dernières ventes pour laisser la place à des dizaines de jeunes filles aguicheuses qui annonceraient que leur établissement possède les meilleures bières, les meilleurs cochons grillés, ou encore tout simplement les plus jolies filles.
Nous finîmes par jeter notre dévolu sur une taverne dont l’enseigne représentait une licorne allégrement affalée sous une tireuse à bière avec inscrit en lettres gothiques « la licorne assoiffée ». Il s’agissait d’une taverne à laquelle nous nous rendions régulièrement auparavant, lorsque nous étions encore de jeunes recrues et que les entrainements ne nous épuisaient pas encore au point de passer chaque jour de relâche au calme pour reposer nos courbatures et laisser le temps aux ecchymoses de s’estomper avant d’être recouvertes par de nouvelles. La porte d’entrée s’ouvrait sur une vaste salle munie d’une vingtaine de tables rondes, dont la moitié seulement étaient occupées en ce début de soirée – il ne faudrait pas plus de deux heures pour que la salle, ainsi que le long comptoir en zinc soient bondés. Une forte odeur de bière, de saucisse et de tabac emplissait l’air, et les volutes de fumée semblaient tournoyer autour de la jeune femme qui dansait sur la petite estrade. Une magnifique blonde aux longs cheveux ramenés en arrière par un ruban de soie rouge qui se déhanchait au son de la flute et des percussions jouées par deux hommes qui, tout en faisant mine d’être subjugués par les jambes de la demoiselle surveillaient étroitement qu’aucun client un peu trop éméché n’ait l’envie d’aider la danseuse à descendre de la scène.
Nous nous trouvâmes deux tabourets libres et nous assîmes au comptoir comme à notre habitude. Le patron, Christophe, était étonnamment mince pour sa profession, posa directement deux pintes de bière blonde devant nous.
– Alors les tourtereaux, ça fait longtemps qu’on ne vous a pas vu par ici, j’ai failli croire que vous étiez parti servir de pilier chez la concurrence!
– Ta gueule Chris, le salua Victor d’un ton fausse-ment guindé. Tu t’adresses à un dragon d’argent là, un peu de respect s’il te plait!
– Je veux bien me faire monter par mon cheval si tu devenais dragon, mon garçon. Ils ne recrutent que l’élite chez eux, pas les gamins qui se font mater par une gosse de huit ans!
– Hey, c’est arrivé qu’une fois, et cette garce m’avait filé un coup de boule dans les bourses, tu voulais peut-être que je la cogne? Et d’abord ce n’est pas de moi que je parle, mais de notre cher Pierre.
Il me tapa sur l’épaule, et pour faire bonne figure, je posais mon insigne tout neuf sur le zinc. Une broche en or blanc représentant un dragon et un homme côtes à côtes devant le trône de verre, un motif en forme de flèche était appliqué à la feuille d’or sur les écailles du dragon, et le trône de verre était incrusté d’une dizaine de minuscules diamants. Cet insigne représentant l’ascension du premier empereur dragon était reconnu par tous comme désignant son porteur en tant que frère de dragon, l’élite de l’empire, l’incarnation du plus grand pouvoir sur cette planète. Devant lui, les portes s’ouvraient, les langues se déliaient, et les armées déposaient les armes.
Christophe effectua un semblant de révérence en sifflant.
– Mazette, mais c’est que ça déconne plus! Et ben si j’avais su…
– Tu ne m’aurais sûrement pas parlé de ta petite astuce pour gruger les impôts concernant la quantité de bière que tu débites ici, l’interrompis-je avec un grand sourire que je voulais carnassier.
Le tavernier rougit et manqua de s’étouffer.
– Hummm, oui, bon, je me disais justement que la pisse de chat que je vous aie servie ne conviendrait certainement plus à vos palais à tous les deux, attendez-moi là, je vais aller vous chercher une vraie boisson pour fêter votre visite.
Sur ces mots il fila dans la cuisine et nous explosâmes de rire. C’était bon de retrouver cette ambiance avec mon ami, et nous avions toujours aimé tourmenter ce cher Christophe. À l’époque, j’avais interdiction de révéler ma nature de frère de dragon, aussi pensait-il que nous n’étions que deux jeunes troufions en formation, il ne se cachait donc pas pour cracher sur les décisions de l’empereur, sur les taxes inhumaines qui lui étaient imposées, ou encore sur l’arrogance des dragons d’argent qui étaient venus une fois dans sa taverne et qui avaient fichu un sacré bordel après quelques verres de trop. C’est d’ailleurs depuis leur passage que le comptoir, autrefois en bois massif, était devenu un bar en zinc : pour se faire pardonner d’avoir cassé quelques chopes et quelques chaises, et aussi pour avoir bousculé quelques clients ainsi que Franck, la brute qui servait de videur à l’établissement, l’un d’entre eux était revenu le lendemain et aurait usé de sa magie pour transformer le vieux comptoir en bois miteux en un authentique zinc.
Christophe revint très vite avec un plateau en bois recouvert de victuailles, de deux verres en cristal, et d’une bouteille de ce que je reconnus être un whisky issu de la distillerie rennaise. Il ne s’était pas moqué de nous!
– Wahou! M’exclamais-je. Tu nous sors le grand jeu dis-moi, tu n’espères tout de même pas acheter mon silence avec quelques saucisses, du fromage et un single malt grand cru de… oh putain! Maintenant qu’il avait posé le plateau devant nous, je m’apercevais qu’il s’agissait d’un whisky de trente ans d’âge, le meilleur que l’on puisse trouver dans la région.
– Un petit cadeau pour un vieil ami, dit Christophe entre ses dents crispées derrière un sourire tendu. Victor mordit dans une saucisse pour masquer son hilarité.
– Allez, détends-toi Chris, c’est pas parce qu’on m’a filé un insigne que je vais me foutre une pique dans le cul et commencer à emmerder tout le monde. » Dis-je tout en servant généreusement les deux verres et en tendant l’un à Victor. Prends donc un verre avec nous, et parle-nous un peu de ta nouvelle danseuse!
– Oh oui! S’exclama Victor. Je veux tout savoir sur elle, son plat favori, si elle est célibataire, ses mensurations et surtout où elle habite!
Le tavernier se détendit visiblement et sortit un verre à whisky en verre grossier comme ceux qu’il sert normalement à ses clients habituels que je m’empressais de servir.
– Désolé les gars, mais le moustachu qui joue de la flûte, assis sur l’estrade, ben c’est son mari, et si ça ne suffit pas à te décourager, le grand costaud qui joue du djembé derrière elle c’est son frangin, et il est disons très protecteur envers sa petite sœur chérie. À vrai dire, il va jusqu’à vérifier la longueur de sa robe chaque soir avant qu’elle ne commence à danser. Dommage, car avec quelques centimètres en moins, je suis sûr que je ferais salle comble tous les soirs avec celle-là.

71