La nuit venait de tomber. Son mari venait d’éteindre les lumières pour se coucher, lorsqu’elle sentit la chaleur. La chaleur et l’humidité sur ses cuisses.
– Chéri! Appela-t-elle sans se tourner vers lui. Chéri! Je crois que c’est l’heure!
Thomas se tourna vers elle en grognant, sans comprendre pourquoi elle le retenait hors des doux bras de Morphée.
– Je crois que j’ai perdu les eaux…
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La créature attendait. Ce serait bientôt l’heure, et elle ne devait pas manquer le signe. Au risque de tout perdre. Couchée en boule à l’entrée de sa tanière, à l’image d’un chat, elle tendait son long cou vers l’est, observant le ciel avec la plus grande concentration. Contre son ventre, son seul et unique œuf émettait d’impatientes pulsations lumineuses.
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Après un départ en catastrophe, un embouteillage nocturne et une négociation échouée auprès de la police locale pour un passage facilité, Thomas et Sophie étaient enfin installés dans une chambre à la maternité de l’hôpital de Lagny-sur-Marne. L’équipe étant réduite de nuit, les sages-femmes avaient décidé d’attendre le lendemain pour l’accouchement. Entre les contractions toujours plus douloureuses et le chiche confort d’un radiateur en fonte comme oreiller, le couple essayait de dormir. Le silence de la nuit fut à cinq reprises interrompu par les cris des enfants qui souffraient de leur première respiration.
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Ça faisait déjà sept fois que rien n’était venu. Sept œufs qui n’avaient donné naissance à aucun dragonnet. Et le huitième serait sûrement la dernière occasion pour la dragonne vieillissante.
Depuis dix-sept mois maintenant, elle couve cet œuf. Ne l’abandonnant que pendant ses brèves chasses dont elle ramenait des cerfs et des lapins, gardant une partie de la viande de côté pour que son petit fasse son premier repas, et dévorant le reste en quelques bouchées. Avant chacune de ses absences, la dragonne crachait quelques étincelles pour enflammer un nid fabriqué à la va-vite avec tout le bois sec qu’elle réussissait à trouver, et au milieu duquel l’œuf pourrait rester au chaud.
La naissance d’un dragonnet est un évènement très rare. Elle nécessite un rituel très précis, pour lequel un ensemble d’éléments extérieurs doivent être réunis en même temps et au bon moment. Auparavant, quand les dragons peuplaient la planète, ces évènements étaient fréquents, et la majorité des œufs finissaient par éclore. Aujourd’hui, les choses ont changé, et leur raréfaction a entraîné la décadence des dragons.
La première étape du rituel commence dès que l’œuf atteint sa majorité, soit à 515 jours. Au début du 516ème jour suivant l’éclosion, la mère ne doit plus quitter son œuf, le réchauffant contre la chair tendre de son ventre. Pendant cinq jours, la mère doit guetter dans le ciel le signe qui lui indiquera que le moment est venu et que toutes les conditions sont réunies. Si au sixième jour, le signe n’est pas venu ou a été manqué, l’œuf se mourra, se répandant en poussière dans le vent du matin.
Ça faisait déjà trois jours que la dragonne attendait, et la certitude que le signe viendrait cette fois la rendait encore plus nerveuse à l’idée de le rater.
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Au matin, le travail n’avait toujours pas débuté. Une sage-femme entre dans la chambre et propose au couple de s’installer dans la salle de travail. Elle leur fait traverser le couloir pour pénétrer dans une large pièce aux murs encombrés d’une baignoire, d’une table à langer, d’une balance, d’une lampe à UV, et de tout un tas d’accessoires voués à l’accueil d’un nouveau-né dont Thomas n’avait pas la moindre idée de l’usage. Au centre de la pièce, le lit accompagné d’un énorme appareil de monitoring sur lequel apparaitront tous les contrôles sur la maman et sur le bébé, et au fond, un large fauteuil que Thomas accueillit avec le plaisir de qui a passé la nuit avec un radiateur pour oreiller! La future maman installée, de l’ocytocine lui est administrée afin d’accélérer le déclenchement du travail. Deux heures plus tard, la douleur commençant à devenir insupportable, une péridurale sera posée.
Les visites des sages-femmes s’enchainent et se ressemblent. Le travail avance doucement alors que midi arrive. Une sage-femme se présente, accompagnée d’une apprentie, pour la visite habituelle. Habituelle à un détail près. Pendant que la sage-femme prend des notes, on pouvait lire de la peur dans les yeux de la jeune apprentie.
En l’espace d’un instant, la pièce semble exiguë, envahie de sages-femmes, d’infirmières et de médecins autant que des angoisses du jeune couple devant cet étalage de moyens. Dans la cohue, une sage-femme se voulant rassurante expliquera « On ne sait pas ce qu’il se passe, mais tout va bien se passer ». Sophie suffoquait, incapable de respirer. Sa tension chutait en même temps que son pouls. Et en même temps que ceux du bébé. L’ocytocine fut immédiatement stoppée, et un produit orange lui fut pulvérisé à deux reprises dans la bouche. Devant l’absence de résultat, l’équipe médicale se lança dans un silence partagé. Le genre de silence qui hurle « Mais… pourquoi ça marche pas!!! », mais que tout le monde feint de ne pas entendre. Au bout de ce qui sembla des heures, la situation de Sophie et du petit se stabilisèrent. « Une contraction plus forte que les autres » sera la seule explication que recevront Sophie et Thomas. De nouveaux seuls, Thomas regarda sa montre. La scène aura duré à peine 5 minutes.
Les visites s’intensifièrent. La sage-femme et son apprentie passèrent toutes les vingt minutes. Jusqu’à ce qu’elles estiment, vers 15h, qu’il n’y avait plus lieu de surveiller aussi fréquemment. « Dans une heure environ, nous repasserons et alors on devrait pouvoir commencer l’accouchement ».
Dix minutes plus tard, Thomas accourait dans la salle des infirmières : Ma femme sent qu’il arrive! ».
* * *
Il y eut tout d’abord un flash indistinct, en direction de l’est. Puis le signe tant attendu se fit clair. On aurait dit une étoile filante qui se serait embrasée dans une myriade de couleurs en s’approchant trop de la Terre. Sauf que cette étoile filante filait vers le sol! Elle scintillait de mille feux, telle une aurore boréale, trainant derrière toutes les couleurs de l’arc-en-ciel.
La dragonne comprit alors la nature de ce qu’elle observait : elle avait sous les yeux l’âme d’un frère de dragon, descendant sur Terre pour naître chez les Hommes. Ces âmes sont les seules que les dragons soient capables de distinguer aussi facilement, car elles possèdent en elles une bribe plus ou moins importante de l’héritage des premiers Hommes qui étaient intimement liés aux dragons, même si de nos jours on ne sait plus pourquoi. La deuxième étape du rituel pouvait commencer.
D’instinct, la dragonne se mit à se concentrer sur chaque nuance de couleur et de lumière qui émanait de l’âme. Dans sa gorge, les glandes qui d’ordinaire permettent à la dragonne de cracher ses flammes se mirent à enfler, devenant plus grosses même que la tête du reptile. À travers les écailles de la peau distendue, on voyait se dessiner les mêmes couleurs que dans le ciel. La dragonne recréait dans sa gorge une copie de l’âme qu’elle observait. Le temps n’existait plus. Seules existaient les deux âmes, celle du petit Homme dans le ciel, et celle du dragonnet dans sa gorge.
Une fois convaincue que l’âme qu’elle venait de créer était parfaitement identique à celle qu’elle observait, elle reporta son attention sur l’œuf contre son ventre. Celui-ci commençait déjà à se fissurer, elle avait fini juste dans les temps et allait pouvoir entamer sereinement la dernière étape du rituel : aider le petit à casser sa coquille puis lui insuffler son âme. Délicatement, à l’aide de ses griffes, elle commença à aider le dragonnet à briser la partie supérieure de son œuf et à se débarrasser des éclats, en prenant soin de ne pas endommager la fine membrane qui doit protéger le nouveau-né jusqu’au dernier instant.
Privé de sa coquille, le dragonnet reposait sur le sol, mordant, griffant, se débattant comme un fou pour essayer — en vain — de se libérer. La dragonne eut alors un réflexe qui l’effraya : elle se mit à cracher ses flammes sur son nouveau-né! Mais elle réalisa rapidement qu’en lieu et place des habituelles flammes destructrices se tenait un flot de lumières éblouissantes et colorées. Une lumière que la membrane semblait absorber, pour ensuite s’infiltrer sous les écailles du dragonnet, qui se calma d’un coup. La gorge de la dragonne se dégonflait à vue d’œil, délivrant l’âme qu’elle avait créée plus tôt pour son enfant. Quand cette gorge ne fut plus qu’une peau flasque et pendante, le souffle s’interrompit en silence. Le dragonnet réussit alors à briser son enveloppe, devenue aussi friable qu’un parchemin sec et vieux.
De joie, la mère se mit à hurler, d’un hurlement puissant et profond, par lequel s’échappaient tous ses échecs passés. Sa voix fut bientôt rejointe par une seconde, plus aigüe. Le cri de douleur de qui prend sa première inspiration.
À présent vidé de toute émotion autre que la joie de voir son petit se jeter sur la nourriture amassée ces derniers jours, la dragonne l’étreignit de son large cou.
* * *
Après dix minutes de travail, Sophie ressentit un épuisement infini. La fatigue accumulée depuis la veille réclamait son dû. Pour la rassurer sur le bon déroulement de l’accouchement, une sage-femme entreprit de l’encourager. « Vous allez y arriver! Allez-y! La tête est passée, le plus dur est déjà fait! ». Avant d’ajouter, au grand désespoir de Thomas « Venez voir, Monsieur, dites-lui! ». Après un instant de panique, il se pencha au-dessus du ventre de sa femme pour se donner du crédit alors qu’il répondrait « Oui chérie, c’est vrai, continue comme ça ». Mais en fait du spectacle de boucherie qu’il s’était imaginé, Thomas vit le visage de son fils entre les mains de la sage-femme. Une forte émotion le submergea d’un coup, un sentiment de bonheur qui le prit à la gorge, et au lieu de la phrase toute prête qu’il s’apprêtait à servir, il parvint tout juste à babiller ce qui ressemblait à « Il est là, il est avec nous! ». Quatre poussées plus tard, le bébé était effectivement avec eux, en train de prendre sa première tétée au sein de sa mère, le père retenant virilement, mais très difficilement ses larmes à leurs côtés.
* * *
Les frères de dragons sont par définition aussi rares que les dragons. Plus rares encore sont ceux qui ont eu la chance de rencontrer leur âme sœur, le dragon dont l’âme a été créée à partir de la leur. Mais à chaque fois que la rencontre a eu lieu, les deux âmes réunies donnèrent naissance à une amitié sans faille, ainsi qu’à un pouvoir immense qui ne laissa jamais le visage du monde indifférent. Certains furent de grands conquérants, d’autres des explorateurs, certains autres apportèrent une réelle avancée sur le plan scientifique. Reste à savoir si ce nouveau-né sera l’un de ces hommes, ou un simple inconnu qui ne rencontrera jamais son dragon.
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