Je la regarde, elle me transperce. Je la considère, elle me sublime. Je la redoute, elle me contrôle. Cette maîtresse me domine. Je survis à son crochet. Mais, je suis magnifié. Je ne crains personne, je suis sous sa protection. La lune fait partie de moi depuis mon passage dans le monde de la faune maléfique. Mes griffes déchirent l’écorce de l’arbre derrière lequel je me cache. Une rage profonde me tord les viscères. Je ne peux pas lutter. Je fixe l’astre de la nuit et je rugis. Cet hurlement, terrifiant, signe ma présence. Les prédateurs fuient, leur place sur la chaîne alimentaire vient d’être remise en question.

L’origine de cette nouvelle vie reste un mystère. Les documents que j’ai parcourus font état de morsure, de contamination. On se fait mordre, on se transforme. Cela paraît simple. Le problème, je ne me souviens pas avoir été agressé. Une morsure, c’est douloureux, ça laisse des traces. Si un loup-garou adepte du GHB, la drogue du violeur, m’avait choisi pour cible, je dois avoir une quelconque trace épidermique. Cette séquelle me permettrait peut-être de faire le lien avec les premiers symptômes. Non pas que j’ai été pris d’une envie soudaine de reniflement périnéal envers mes congénères ni de lever la jambe sur le premier lampadaire. D’autres détails me questionnaient. Je me suis surpris à identifier les personnes de façon olfactive. Dans certains cas, il faut s’accrocher. C’est mathématique, l’odeur s’amplifie avec la diminution de la distance. Je me sentais plus dynamique, plus alerte et à l’écoute de mon environnement alors qu’il doit y avoir ma photo à la définition de glandeur. Je passais mes journées vautré dans mon lit, le smartphone au bout du pouce. Il y a un mois, la première pleine lune post-contamination mystérieuse a été la pire épreuve de ma vie. J’ai vu la Mort approcher à pas feutrés et se faire désirer. J’ai cru qu’un virus agressif mis au point par un peintre surréaliste refaçonnait mes organes. Je m’imaginais en poupée de chiffon dans la main d’un sorcier vaudou aliéné à son aiguille. Mon instinct m’a poussé à m’isoler. Je ne voulais pas que ma famille assiste à cette horreur. J’ai fait le mur. J’ai rejoint les bois. Et, c’est impuissant et spectateur de ma torture que j’ai vu mon corps se déformer. J’ai ressenti la métamorphose jusque dans le bout du petit orteil. Ce nouveau moi perdait son humanité. Mais ma lucidité restait présente. J’avais conscience de la situation. Passer la frayeur d’un trépas inéluctable, j’ai ressenti une puissance sauvage s’immiscer dans tout mon être. J’ai envoyé chier la Mort et embrassé la mutation. Je ne suis plus l’invisible Georges, l’adolescent de 17 ans. Je suis un monstre.

Je reprends mon souffle et j’observe la demeure qui se trouve à près d’un kilomètre. Clarisse y habite. Clarisse est la fille qui me fait frissonner : 17 ans, blonde, élancée, intelligente, populaire, plus tout un tas de superlatifs. Oui, elle représente le parfait cliché de l’héroïne d’une série américaine. C’est le fantasme de la majorité des filles et des garçons du lycée. J’ai la chance d’être dans la même classe. Malheureusement, cet avantage est balayé par quelques détails physiques : grand, maigre, des fringues récupérées et mal assorties, des lunettes sans l’option « verres amincis » et une bonne dose d’acné. Ses caractéristiques ont un certain effet sur Clarisse. Je pense déceler du dégoût lorsqu’elle plisse ses jolis yeux bleus en me regardant comme on peut observer une curiosité. Néanmoins, elle n’a jamais vomi, ni fui. Je garde espoir.

Je me décide. Je me rapproche. Malgré mon excellente vue, j’ai besoin de la voir de près. J’ai besoin de la sentir. Une fenêtre est éclairée à l’étage, une silhouette se dessine. C’est elle. Elle se brosse les cheveux. Je me dissimule au milieu d’un modeste buisson. Il doit exister mieux comme camouflage pour une monstruosité de près de deux mètres. Mais dans l’instant, je trouve ça très bien. Elle a le regard vague, elle semble hypnotisée par les étoiles. N’en déplaise à mes instincts lycanthropes du moment, je trouve le tableau charmant et, délicieux. Soudain, nos regards se croisent. Je me tapis au milieu des ronces, mais bon, ma planque est bien trop petite. De façon étrange, son attitude n’exprime pas la crainte. Soit, elle a des soucis de vue et me prend pour un énorme chien voyeur. Soit, elle a l’habitude de croiser des créatures de la nuit. Elle s’avance vers la fenêtre. Elle tend la main et la pose contre la vitre. Ses lèvres remuent. Je délire ou elle veut communiquer. J’ai bien conscience qu’elle hante mes pensées les plus secrètes depuis mes quinze ans. Mais cette fille ne m’a jamais adressé la parole. Je secoue la truffe. Je la regarde. Je perçois une grande inquiétude. Je me concentre sur ses lèvres pulpeuses.

— Aidez-moi.

Je suis abasourdi. Que se passe-t-il ? Elle est dans sa chambre, tranquille. En quoi aurait-elle besoin d’aide ? Qui plus est d’un loup dont l’instinct primaire le conduira plus à la dévorer qu’à lui tendre la patte. Passé l’état de surprise, je me dévoile. Je veux en avoir le cœur net. Je me dresse lentement. Je grogne. De la bave s’écoule de ma gueule. Je l’observe. Le silence s’installe. Les insectes cessent de ramper. Les lucioles s’éteignent. Clarisse semble toujours me supplier. Sauver la demoiselle en détresse et gagner son amour me titillent la fibre chevaleresque. Après tout, cela fonctionne très bien dans les livres, et, cela fera un fantasme de réalisé. Je vais faire la plus grosse bourde de ma vie, mais je me résous à entrer.

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