Il faut bien le reconnaître, l’apparence des lieux dans les univers de fantasy est très étroitement liés aux événements qui s’y déroulent. Ainsi, une clairière lumineuse bordée d’un ruisseau étincelant sera un lieu propice aux passions amoureuses ou aux merveilles féeriques et, à l’inverse, un cimetière gothique embrumé sera invariablement le lieu d’événements inquiétants, voir mortels.
Partant de là, on pouvait donc se demander ce que faisait cette procession de paisibles moines en soutanes d’un blanc immaculé au beau milieu d’un vaste marais connu pour ses dangers divers et variés. En effet, il était de notoriété publique que ces lieux étaient le repaire de vers des vases mangeurs d’homme, de poulpes arboricoles mangeurs de n’importe quoi, de rongeurs gigantesques et vindicatifs, de moustiques porteurs de maladies aux noms évocateurs, de plantes carnivores particulièrement inventives et d’autres joyeusetés du même acabit.
En fait, le petit groupe se dirigeait vers une bâtisse qui avait, il y a bien longtemps, connu des jours meilleurs. C’était une sorte de pyramide à degrés sise en plein milieu du marécage. Si la végétation et le temps avaient déjà bien entamés la majesté du bâtiment, ce dernier restait tout de même d’une rare splendeur. Des gravures complexes ornaient chaque pierre et d’élégantes pointes toutes aussi finement sculptées que le reste s’élevaient vers le ciel depuis chaque angle de la pyramide, donnant à l’ensemble un air légèrement menaçant ainsi que l’apparence d’une flamme stylisée. Une longue colonnade, dont le toit et le fronton avaient été absorbés par le tronc et les racines d’un arbre millénaire, conduisait à l’entrée de la pyramide. Les moines s’engagèrent tranquillement sous la colonnade jusqu’à la porte de bronze gardant l’entrée du temple. Là, le moine se trouvant en tête du cortège ôta un lourd pendentif métallique de son cou et l’encastra dans l’orifice prévu à cet effet sur la porte. Il y eut un léger déclic puis le moine fit pivoter le pendentif dans son logement. Un long et laborieux grincement de métal se fit entendre, suivit d’une multitude de déclics et de frottement de métaux longtemps immobiles et, pour certains, rouillés. Enfin, la porte s’entrebâilla. Aussitôt deux autres moines s’arc-boutèrent chacun contre un vantail, poussant de toutes leurs forces. Les portes frottèrent lourdement sur les dalles de pierres, révélant une longue salle bordée de colonnes dont les dimensions étaient difficile à évaluer étant donné le manque de lumière. Disons qu’au bruit la taille de la pièce se situait entre « ah ouais, quand même ! » et « waow ! », en étant plus proche de « waow ! » tout de même.
La procession traversa l’antichambre plongée dans la pénombre d’un pas mesuré. Le moine de tête avait allumé une lanterne et éclairait le chemin de ses coreligionnaires. La lumière changeante de la lanterne se reflétait par intermittence sur la châsse en bois doré que transportaient deux des moines. Cette dernière représentait deux dragons aux ailes déployées se faisant face, plantant leurs serres dans le corps d’une femme aux formes généreuses. Cette femme étant l’une des multiples représentations de Haniel, la Déesse-Mère, l’incarnation de la Nature, de la Vie et de l’Existence. Quand aux dragons et bien… on verra plus tard.
Une fois passé l’antichambre, les moines débouchèrent dans le cœur du temple. Une salle circulaire bordée elle aussi de colonnes et dont le plafond se perdait dans l’obscurité, à l’exception d’un petit point de lumière, une ouverture dans le sommet de la pyramide. À l’opposé de l’entrée se trouvait une immense statue représentant un dragon terrifiant de puissance et de majesté. La statue était d’un curieux minéral rougeâtre et semblait éclairée de l’intérieur. À ses pieds se trouvait un autel sculpté représentant deux esclaves humains supportant une lourde plaque de marbre. Les porteurs de la châsse vinrent déposer délicatement leur précieux chargement sur l’autel. Pendant ce temps, le moine de tête prenait place derrière l’autel tandis que tous les autres, allumant des torches à l’aide d’un enduit épais produisant une flamme rouge, formaient un cercle autour du gigantesque puit qui occupait la majeure partie de la pièce.
Alors qu’une sorte de cantique oublié depuis des éons était entonné en cœur par les moines, celui se trouvant derrière l’autel commençait à ouvrir la châsse alors que son regard plongeait dans la fosse. Là, tout au fond, roulé en boule comme un chat endormi, gisait le corps à moitié décomposé d’un énorme dragon rouge. Son squelette aux os noirs de suie était visible par endroit. Les membranes de ses ailes n’étaient plus que lambeaux. Sa chair à vif était desséchée et partiellement dévorée. Son autrefois somptueuse armure d’écailles n’était plus qu’un souvenir qui ne survivait que sur ses flancs, son dos et la partie de son crâne qui n’était pas encore réduite à l’état de squelette.
Une lueur incroyablement douce et apaisante inonda le cœur du temple. Ce qu’il y avait dans la châsse se trouvait maintenant dans les mains du prêtre et irradiait les lieux de sa lumière. Le cantique cessa doucement alors que les mains tremblantes d’excitation du prêtre s’élevaient. Un craquement d’os et de cartilages s’éleva du puit. Les moines retinrent leur souffle. Un raclement de griffes sur la roche résonna sous la pyramide. La lueur quitta les mains du prêtre et, presque aussitôt, éclaira la fosse depuis l’intérieur. Une gigantesque patte squelettique s’abattit sur le rebord du puit. La lueur changea, sembla se flétrir, se pervertir, virant au bleu, puis au violet et enfin au rouge sang. Une gueule de dragon à moitié décomposée et habitée par une lumière rouge malsaine sortit du puit et regarda les moines de ses orbites vides. Une terreur inhumaine s’empara des moines, les paralysant littéralement. Il ne s’agissait pas là de la peur à laquelle chacun peut être soumis un jour ou l’autre. Cette peur là, cette terreur unique, émanait de la Bête, c’était là son tour favori. La gueule morte aux crocs luisants s’entrouvrit et sa voix tonna comme un fracas de fin du monde :
« J’AI FAIM ! »
109