Dans un passé pas si lointain, avant sa capture par les gobelins, Ataen pénétrait sur une terre ancienne. Ce voyage particulier avait changé son destin.
Les elfes avaient décidé de vivre en autarcie depuis longtemps, estimant que les relations avec les hommes amènerait la malédiction sur leur peuple. Pour cela, Ataen les détestait. Pour lui ils n’étaient que des lâches car il condamnait l’inaction comme l’avait dit la sainte parole d’Ibus autrefois. Mais le destin, ce jour-là, le poussait vers ce lieu parce qu’une attache ancienne l’y attirait.
Les elfes étaient sages et pacifiques, c’est pourquoi ils ne cautionnaient aucune guerre. Mais d’après Ataen, les temps exigeaient que chaque communauté agisse de son plein gré. Malgré leur neutralité et leur mode de vie, les elfes comptaient de grands guerriers dans leur rangs et le magicien pensait qu’il pourrait les convaincre d’envoyer un bataillon aider les humains. Sveltes et d’apparence jeune, la dextérité des soldats elfes était d’un autre acabit.

*

Aussitôt sorti des bois pour rejoindre la route conduisant à la vallée des elfes, Ataen trébucha et glissa maintes fois en descendant le raide sentier zigzaguant vers le lieu secret. L’air se réchauffait et son esprit se ranimait au fur et à mesure. Puis il eut l’impression de sentir comme un parfum qui lui était familier, il lui rappelait celui de sa mère.
– J’approche ! pensa-t-il.
Il y avait effectivement des elfes là où il allait et ces derniers fixaient le visiteur. Perçu comme un homme sage et pacifique par les premiers elfes rencontrés, on le laissa passer.
– Bienvenue dans la vallée ! Cria un des elfes de loin, signe d’un peuple hospitalier et chaleureux. Ataen rendit le salut d’un geste de la main.
– Vous allez passer un pont dit un autre, continuez tout droit ensuite.
– Merci ami.
Il arriva à la dernière maison familiale en suivant la rue principale et la trouva portes grandes ouvertes. Elril-Gariand se tenait à l’entrée en pourparlers avec d’autres longues silhouettes aux oreilles pointues, probablement d’autres nobles d’après leur accoutrement.
Le puissant héritier de sa communauté le reconnut et quitta aussitôt son groupe pour l’accueillir dans sa demeure avec un gracieux signe exprimant son hospitalité personnel. Il embrassa son invité comme on embrasse un fils retrouvé et Ataen oublia en un instant le monde extérieur. L’Enchanteur imagina alors ce qu’avait ressenti son père lorsqu’il foula pour la première fois cette terre. Doté d’une bonne mine, Elril-Gariand semblait avoir l’âge du père d’Ataen. Sa longue chevelure blonde était coiffée d’une couronne dorée et son teint, tout comme celui des nobles, était clair comme le lait.
Ces retrouvailles furent célébrées avec un repas frugal durant lequel les elfes firent preuve d’une grande hospitalité, mais pour l’instant aucun mot ne fut échangé entre les deux. Après quoi, l’hôte fit quérir son invité dans ses bureaux pour un entretien en tête à tête. De nombreuses bibliothèques entouraient la pièce qui contenait en son centre une grande table sur laquelle étaient disséminés parchemins, livres et archives. Une plume attendait, dans son encrier, son utilisateur qui attendait lui-même assis dans son siège. Lorsque le petit-fils retrouvé entra, le seigneur s’arracha de ses pensées avec un sourire lumineux, ou elfique pourrait-on dire.
– Mon cher fils, comme tu peux t’en douter, ce qui s’est passé ici avec tes parents fut une véritable tragédie dans ma maison. La fuite de Glewiel et d’Ibus a marqué l’esprit des elfes. Mais ton retour soulage quelque peu cette lointaine blessure. Tu as les yeux de ta mère.
Puis il dit des mots en langue elfique dont le rôdeur ne pipa un mot. Mais l’Enchanteur retourna tout droit dans son enfance, se rappelant les chansons de sa mère, dans sa langue maternelle.
– Merci père, si vous me permettez de vous appeler ainsi…
– Avec joie et si tu le permets, je te rendrai la pareil en t’appelant fils d’Elril-Gariand : Elril-Gariandyon, cela te sied légitimement car tu es la feuille qui est tombée loin de l’arbre.
Raconte-moi tout, pourquoi n’êtes-vous jamais revenus. Je vous ai pourtant longtemps attendu, j’ai vécu des siècles mais jamais une attente ne fut plus longue. Mon immortalité était devenue une malédiction, jamais je n’ai pu vous rattraper. C’est comme si une force invisible vous poussait toujours à vous éloigner de moi. Ma fille adorée, je te supplie de me dire ce qu’est-elle devenue.
– Mes souvenirs sont vagues… Après leur fuite, mes parents se sont installés sur une terre lointaine, loin des elfes et des hommes. Ma mère me nomma Lómëar « enfant de l’obscurité », à ma naissance. Mes souvenirs commencent après.
Je cherche des réponses, pourquoi ont-ils quitté ce paradis ? Comment s’est-il retrouvé seul sur la Montagne Noire ?
Elril-Gariand commença son histoire.

*

Bien avant la naissance d‘Ataen, le comte Nerond, elfe hautain et cruel, vivait la plupart du temps dans la vallée des elfes. Ce dernier détestait les hommes et particulièrement les magiciens. Une grande jalousie l’habitait à cause des faveurs accordées par Elril-Gariand à Ibus. Ce dernier montait dans l’estime du Roi elfe grâce à ses paroles sages, avisés et sincères. Ce qui n’arrangeait pas les affaires du Compte, prétendant à la main de sa fille Glewiel.
Sa haine se manifestait régulièrement dans ses moqueries pendant les banquets ou dîners. Comme toujours, Ibus préférait répondre par le silence plutôt que d’entrer dans son jeu. Un seul homme ne pouvait effacer toute la générosité dont faisait preuve tout le peuple elfe à son égard. L’ignorance était donc la meilleure des réponses. Mais même un magicien sage et effacé avait ses limites.
À l’heure du dîner, Nerond, de plus en plus hargneux, insulta les origines et la famille d’Ibus qui se leva de table pour gifler l’elfe d’un revers de main.
– Tu n’avais pas le droit de lever la main sur un serviteur d’Elril-Gariand ! Répondit-il en crachant du sang.
Certains elfes assistèrent à la scène mais personne ne prit part à la querelle car Ibus était dorénavant estimé et respecté autant qu’un membre de la communauté. Cela rendit Nerond fou furieux et son ancienne convoitise pour la main de Glewiel nourrissait encore plus sa haine.
Un soir, à l’extérieur de la vallée, le Comte défia Ibus sur la route. Caché dans les arbres, l’horrible elfe voulut d’abord surprendre l’Enchanteur en le poignardant dans le dos. Mais Ibus fut habile et ne se laissa pas faire. Les deux luttèrent à l’épée. Maladroit dans le parler mais aussi adroit qu’un elfe à l’épée, Ibus le fit tomber.
– Penses-tu toujours que la seule force des hommes réside dans la magie ? Reconnais ma force qui m’a été accordée par le Dieu unique. Mais ce dernier ne m’autorise pas à prendre une vie.
– Balivernes ! La magie a été transmis aux hommes lorsque les elfes y ont mêlé leur sang. Ton foutre Dieu n’a rien à voir là-dedans.
– Rends-toi à la communauté, avoue ton crime et je partirai d’ici.
Après quoi, Nerond désarmé, s’enfuit dans les bois pourchassé par Ibus. Pour lui échapper, il voulut franchir un ravin, mais il trébucha et alla s’écraser sur des rochers. Ibus pris de panique et connaissant la loi des elfes, culpabilisa. Il prit la fuite secrètement.

*

– Nous avons retrouvé des pans du vêtement du Comte dans les bois; continua Elril-Gariand. Ibus était un homme, mais il n’était pas mauvais. Certes il a causé la mort de Nérond, mais il s’est seulement défendu. Nous avons lu les traces de leur lutte et il ne fait aucun doute que c’était un accident. Nerond a transgressé la règle qui interdit d’attaquer un membre de la communauté.
Je n’ai jamais pu ramener ton père de son exil et il a fini en martyre, j’en suis désolé fils. S’il était venu demander notre aide pour la guerre et que nous avions répondu, peut-être serait-il encore en vie aujourd’hui. J’aurai dû le protéger et j’ai failli.
Un profond chagrin avait meurtri le cœur d’Elril-Gariand toutes ces années.
– Parle-moi de toi fils, comment avez-vous vécu, qu’êtes-vous devenu après sa mort ? Où est ma fille ?
– Loxëurwa ou « chevelure ardente » est le deuxième nom que ma mère m’a donné.
À la suite d’une longue période de solitude qui commençait à peser, ma mère voulait regagner sa terre natale, espérant le pardon pour son mari.
Comprenant le chagrin de sa famille exilée, mon père accepta après maintes années de rentrer. Mais à ce moment précis, le devoir vint frapper à sa porte.
Ibus croisa des soldats du royaume de Beauport dans un village voisin appelée Vertchamp, situé dans le royaume de Terrelongue. Il y était venu faire des provisions.
Il entendit alors qu’une alliance était en marche pour déchoir le tyran. Ibus profita de l’occasion, pensant pouvoir vaincre définitivement Le Sorcier Sur La Montagne. Il en parla à Glewiel qui vit un sombre avenir se dessiner.
– Dieu lui-même m’a demandé de combattre le mal. Si je tarde à revenir, rejoins ton pays sans plus attendre. Telles étaient ses dernières paroles avant de partir pour les collines de Mortebutte. Et il ne rentra jamais car il tomba sur le champ de bataille. Le Mage Noir remporta cette guerre haut-la-main en usant de sa puissante magie. Toutes les armées furent englouties et brûlées vives et cette période tragique devint l’apogée de son empire. Mais dans le monde des hommes mon père devint le Dernier Oracle.
Ma mère m’éleva alors seule. Elle m’envoya, quelques années après, à l’Académie dans le royaume de son défunt mari pour que j’apprenne la magie. Entre temps, elle décida de ne plus jamais revenir sur sa terre natale, à moins d’achever la dernière volonté de son mari. Ibus lui avait transmis son combat pour la paix, c’est pourquoi elle pensait qu’on ne pouvait vivre les yeux fermés, sous peine de léguer des terres malades aux enfants. Mais aussi parce qu’elle attendait Ibus avec un espoir désespéré; au fond d’elle, ma mère voulait que je retrouve mon père ou que je lui ramène au moins sa dépouille. Elle mourût ainsi dans cette attente. Elle a beaucoup demandé mon père dans ses dernières heures, le souvenir de ce dernier était trop dur à supporter et elle renonça à son immortalité dans l’espoir de le retrouver dans l’au-delà.
Quelques temps après, les légendaires avaient vaincu le Roi noir et j’en faisais partie. Mais la malédiction semble continuer car les guerres continuent et les menaces du Nord descendent vers le Sud. Le nombre des gobelins croît et Mont-sur-feu est toujours en activité. Pour tout vous dire, je ne sais vers qui me tourner aujourd’hui, et si j’ai longtemps caché mon identité, c’était parce que j’avais peur de la réaction des hommes. Certes il était un homme brave, reconnu comme un Sage, mais je le connais sous un autre jour. Ibus était quelqu’un de secret. Souvent absent, je ne l’ai pas beaucoup connu. Son ancienne vie d’ivrogne et son attitude trop mystique ont semé le doute en moi. Si ma croyance en un Dieu unique est grande, ma foi vacille quand je pense à son existence pitoyable. Il s’est sacrifié sans penser à sa famille, vu sous un autre angle, il a embrassé la mort. Sa foi l’a tué et je ne veux pas d’elle. La mienne est différente et plus forte. Elle protégera les miens.
Par ailleurs, cette histoire d’apparition divine en haut d’une montagne est de trop. Certes mes cheveux changent de couleur quand je déploie ma magie, mais ne sont-ils pas simplement le reflet des origines de ma mère ? Comment donc croire à cette histoire mêlée d’apparitions divines ? Je crois en Dieu mais je sais aussi que l’homme aime raconter des histoires qui ont meilleur goût que le néant.
Pour la première fois, des larmes coulèrent des yeux du seigneur elfe.
– Mon chagrin est grand mon garçon, ainsi donc tu m’annonces la mort de ta mère. Tu as connu bien des malheurs…. sache que dorénavant tu deviens mon fils et qu’il suffira que tu te présentes en donnant le nom d’Elril-Gariandyon comme l’a porté ton père, pour que ma pensée et mon aide t’accompagne. C’est ma blessure que tu soulageras en acceptant cela.
Tu es tout ce qu’il me reste alors je t’en supplie, ne me tourne pas le dos toi aussi. Tu es un prince chez les elfes et le descendant d’un Sage chez les hommes. Ta valeur est sans limite. C’est pourquoi toutes tes requêtes seront satisfaites car tu es ici chez toi.
– Ma joie est grande aujourd’hui. Mais pour honorer la mémoire de mes parents, je dois accomplir ma destinée et aller vers le Nord. Je dois traverser le Désert Sans Fin et découvrir la source du mal.
– Tu as donc choisi la vie de pèlerin en quittant notre monde, ainsi soit-il, je respecte ta décision. Avec ce que je vais te donner, ton voyage n’en sera que plus facile. Et ne t’inquiète pas, j’irai discuter à notre communauté et très bientôt des bataillons d’elfes seront envoyés pour aider les hommes.
Le seigneur Elril-Gariand entrait dans bien des légendes.
– Prince Elril-Gariandyon, voici Valacar, le fameux heaume pour renforcer ta défense. Et cet Ocarina te permettra de nous appeler à l’aide. Mais pour cela tu devras apprendre l’Ode enchantée de l’appel. Tout comme Le Créateur qui fit jouer La Grande Musique de la création de l’univers
Où que tu sois, nous t’entendrons car cet instrument est emprunt de la magie des elfes. Il appartenait à l’un de mes ancêtres, il te revient légitimement. En échange, je ne te demande qu’une chose. Les elfes sont trop longtemps restés cachés dans l’ombre, permet-moi de nous racheter et appelle-nous. L’elfe le plus proche se présentera aussitôt devant toi.
Tôt dans la matinée, le visiteur quittait la vallée.
Le voyageur s’en allait parmi les plaintes de départ et de bon voyage chantées par de magnifiques femmes elfes. Son cœur était prêt pour la suite de l’aventure.

*

Dans l’attente de son fidèle apprenti, Ataen contemplait son Ocarina. Il l’avait récupéré pendant son dernier séjour à L’Académie. Et c’était bien grâce au sauvetage de son jeune disciple qu’il pouvait tenir son précieux trésor aujourd’hui.
L’instrument brillait d’une lumière divine quand il le porta à sa bouche pour jouer l’Ode de l’appel.

*
Au loin sur une colline, un jeune elfe allongé dans la pelouse, contemplait les nuages tout en mordant une brindille. Il avait tant à faire pour montrer sa valeur à ses semblables, lui qui passait souvent pour un flemmard.
Quand la musique arriva aux oreilles de Cemendur, il reconnut l’Air transmis à chacun des membres de sa communauté. Hérité directement des esprits qui avaient créé le monde, elle signifiait qu’un elfe de noble lignée avait grand besoin d’aide.
C’était une chance inouïe et inhabituel, c’est pourquoi il sauta sur sa monture avec la grâce d’un danseur pour rejoindre l’appelant à bride abattue. La musique enchantée ouvrit un tunnel de lumière et le cavalier s’y engouffra. Cemendur avait l’honneur de faire partie d’un nombre restreint d’élus.

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