« J’ai tant rêvé de toi que tu perds ta réalité. »
Robert Desnos, Corps et biens
J’aimerais gommer ce gris permanent au-dessus de moi. Le gris des nuages qui chargent le ciel, qui déversent la pluie à n’en plus finir. J’ai parfois la sensation de jouer dans un film en noir et blanc, presque muet, plus tout à fait bruyant. S’il vous plaît, faites cesser l’averse, du moins pour un temps.
En ce froid après-midi de fin d’été, je me rends à la gare. La chaleur quittera la ville pour la moitié d’une année, et laissera la place à l’humidité et aux feuilles rouges de l’automne. Les arbres vont mourir à petit feu, étouffés par le gel. Je sens toujours en moi, en cette période de l’année, un basculement, une chute. Je veux tout à la fois rattraper la lumière qui s’enfuit et me fondre dans la nuit qui s’annonce. Combattre la pluie qui s’efforce de m’empêcher d’avancer, me noyer dans sa grisaille. Faire taire cette petite voix et ses douces promesses de mélancolie.
Dépêche-toi, Lili.
Sur la voie ferrée, le ballet incessant des trains entrant en gare remplit l’air de leurs hurlements de bêtes d’acier. Je marche au même pas, face aux éléments, comme si ceux-ci cherchaient à tout prix à se mettre en travers de mon chemin. Un goût de métal rouillé s’ajoute à celui de la pluie, presque un sanglot coincé dans la gorge. Il alimente l’étrange confusion qui s’est emparée de moi. Et tandis que j’avance péniblement le long de l’avenue infinie qui mène à la gare, deux taches sombres, posées sur un muret, m’attendent.
Je devine qu’elles vont m’accueillir avec leur cri habituel, agressif et pourtant si familier. Je ne sais plus depuis combien de temps elles me suivent, ces bestioles. Des corneilles noires. Je reconnais l’une d’elles, celle qui a une aile déformée. L’autre m’est inconnue, bien qu’il soit impossible de distinguer des oiseaux si semblables. Par deux, ou trois, rarement plus, elles me regardent de leurs yeux mauvais, claquent leur bec dans ma direction, comme pour me chasser. Alors qu’elles ont un message à me délivrer, j’en suis certaine. Mais je ne parle pas le langage des corbeaux.
Un train arrive à toute allure derrière moi, projetant fumée et gerbes d’eau, et son cri de ferraille couvre un instant les croassements de mes sombres compagnes. Je ne sais pas si c’est le train qui me conduira à destination. Ce dont je suis sûre, c’est que je voudrais qu’il m’emporte, loin. Ne pas rester ici, ne pas accepter plus longtemps la grisaille sous peine de lui commander qu’elle m’avale. Et la pluie, et la rouille qui laissent ce goût amer, presque irréel.
Le mauvais temps redouble et me force à courir. Mon jean est trempé par l’eau et la boue accumulées dans mon périple. Réveille-toi, Lili. Tu auras tout le loisir de rêvasser une fois montée à bord.
Enfin, la gare. Immense palais d’acier et de verre. Plus de pluie, mais elle manifeste sa présence en martelant furieusement la paroi du toit. Un instant, j’imagine ce mur transparent s’effondrer, m’ensevelir dans une cacophonie épouvantable que j’aurai à peine entendue. La fin du monde sans le savoir, se résumant à un vacarme de ferraille sur cris de charognards. J’avise le panneau indiquant les heures et les quais de départ, puis je suis le flot de voyageurs pressé en direction de l’escalier souterrain. Des hommes d’affaires en costume, des adolescents, des familles… Que de gens stressés, soucieux de ne pas rater leur train. Je me crois dans une fourmilière, dans le va-et-vient incessant des insectes ouvriers. Les regards se fuient, personne ne veut affronter l’autre. C’est pathétique.
Je monte dans la rame qui me mènera, je l’espère, là où je dois me rendre. Il y a un parfum de cigarette, qui me rappelle inévitablement à toi. C’est un punk sans son chien, qui me sourit en me laissant passer. Il porte un énorme sac à dos sur son manteau kaki, et essaie tant bien que mal de s’asseoir sur un siège encombré de son barda. Comment survivrai-je ce soir, sur le chemin du retour, sachant que je ne t’aurais pas trouvé ? Avec pour unique souvenir ton parfum et l’odeur de tes cigarettes mêlés, l’éclat de tes yeux dorés ?
Une place se libère, je me faufile, pose ma besace à mes pieds. Mon bonnet de laine est trempé. Un peu de répit après le brouhaha des voitures sur l’avenue et celui de la gare. Dans le train, tout est feutré. Les voyageurs s’excusent ne serait-ce que de chuchoter. J’observe autour de moi les visages soulagés ou épuisés. Ils gardent tous les yeux baissés, pour ne pas endurer les regards d’autrui.
Alors que le train démarre enfin, j’attrape mon carnet afin d’y griffonner, comme à mon habitude. Y griffonner quoi ? Un visage, à l’encre rouge cette fois. Mais tes yeux sur ce portrait improvisé me semblent d’or, comme si le soleil les habitait. Ton regard m’a toujours fascinée. J’en suis arrivée à oublier ta voix au fil du temps, et ta présence dans mes rêves décharnés s’est faite plus ténue. Je t’ai effacé, oblitéré. Je m’en trouve réduite à errer dans les gares de banlieue, à arpenter les lignes oxydées des chemins de fer. À faire des aller-retour incessants pour te chercher. Sans jamais y parvenir.
Une goutte d’eau glisse sur le papier, dilue l’encre rouge. Je ne pleure plus depuis des lustres, pourtant. Je suis asséchée, et grise à l’image du ciel. Inflexible et froide, seule maîtresse de mon monde de pluie et de rouille, inapte à ressentir quoi que ce soit depuis des années. Incapable de décrypter les émotions qui se percutent avec toujours plus de violence. Plus de rire ou de tristesse, et le sommeil… N’en parlons pas. Et ces corneilles ? Viennent-elles me dire que la fin est imminente, ces messagères de la mort ? Je ne suis pas superstitieuse pour un sou, et pourtant…
Je vois défiler par la fenêtre une multitude de variations sur le même paysage, infinité d’arbres sur fond de gris. Des gouttes de pluie s’écrasent sur la vitre crasseuse, à travers mon reflet aux yeux cernés. Le soleil ne se montrera pas de sitôt. Qu’importe, puisque tes iris dorés m’illuminent de l’intérieur, m’emplissent de lumière. Allongent mes zones d’ombre.
Je devine un instant ces ténèbres, une noirceur tachetée de rouge. Un corps sans vie étendu à mes pieds. Un éclair fugitif traverse le ciel parcouru de milliers d’oiseaux sombres. Le sol sous mon siège se met à vibrer.
Pourquoi ? Quand me suis-je endormie ? Je ne sais plus.
Réveille-toi, Lili.
La sensation de déjà-vu s’étire encore et encore. Combien de fois suis-je montée dans ce train ? Comment pourrais-je me trouver là, alors que j’ai déjà vécu cette journée ? Je fouille dans mes souvenirs, tente de me rappeler ce qui est arrivé ensuite. Impossible.
Les rails, les wagons, le train entier pensent à travers moi, se promènent dans mon cerveau et placent ces images devant mes yeux affolés. C’est cela qui subsiste, derrière les portes verrouillées de l’intérieur de mon esprit ? Et si je t’avais tué ? Et si tu n’existais plus, détruit corps et âme ? Et si tu n’avais jamais existé ?
Le convoi accélère toujours plus. Une sourde panique s’empare de moi, mes mains tremblent sans discontinuer. Ce rêve, encore. Ce rêve sans fin, qui file à mesure que je vieillis, qui revient quand je m’y attends le moins. Peu importe combien d’années se sont enfuies…
J’entends un croassement. Les deux corneilles croisées avant la gare me toisent du haut de leur perchoir, posées sur un porte-bagage. Si j’avais un doute, le voilà dissipé. Ces oiseaux hantent mes rêves depuis si longtemps maintenant…
Que s’est-il passé ensuite ? Quand vais-je me réveiller ?
Maintenant.
J’ouvre les yeux sur le décor rassurant de ma chambre plongée dans le noir. Tremblante, terrifiée, mais chez moi et non pas dans ce foutu train fonçant vers nulle part. Encore une fois la proie de cette malédiction jetée par une fée inconnue, la malédiction de l’attrape-rêves… Voyager dans les songes des autres m’épuise déjà, alors les miens… Je me demande quand ils parviendront à m’avoir. Je ne sais pas si je survivrai bien longtemps à mes rêves. Il y a toujours ce moment, dans leur cycle infernal… Les insomnies, le refus, les déambulations dans des têtes étrangères. Vient l’échelle, ensuite, sortie tout droit de mon propre inconscient, le symbole que j’attends car il signe la fin de mes errances…
Puis le train. Ce train courant à folle allure, celui qui me force à affronter toutes ces peines que je n’ai pas encore réglées. Et une nouvelle fois, je baisse les yeux devant elles, choisissant de les oublier. Les enterrer profondément, espérant que rien ni personne ne les exhumera. Malgré cet air d’amertume qui flotte, comme le fragment d’une mélodie que l’on fredonne sans s’en rendre compte… Comme si j’en avais eu conscience, ce jour-là, une fois descendue du train. Je t’ai cherché du regard, j’ai croisé le tien, l’or de tes iris, j’ai souri… Mais ce n’était que pour mieux occulter ces jours qui devaient suivre. L’absence, ta lente disparition, l’éloignement. Tu m’oublierais. L’amertume n’est pas partie avec le train, je l’ai gardée en moi tel un secret, une fleur noire que j’ai chérie, que j’ai regardée grandir. Pour quoi, finalement ? Pour ça ? Pour ces rêves qui m’enjoignent, tout à la fois, de te laisser t’en aller et de ne jamais oublier ?
C’est tellement plus facile de laisser faire… Attendre que le temps passe, qu’il guérisse tout seul les meurtrissures. Tu sais, prétendre que tout va bien, que rien ne cloche chez toi, que tes rêves ne t’engloutiront pas. Tu ne trompes personne, mais qui te croirait ? Qui te croira quand tu leur diras que tes rêves sont en train de te tuer ? Plus sûrement qu’un cancer, tes songes ressemblent à une main refermée autour de ton cœur, le serrant de toutes ses forces entre ses doigts. L’obligeant à faiblir, peu à peu, jusqu’à ce qu’il s’arrête.
Je me recroqueville contre la tête du lit, attends que la crise d’angoisse passe. L’arrière-goût de pluie et de rouille cherche à s’extirper de mon œsophage, comme des épines s’épanouissant dans mon ventre. Ces cycles sans fin m’épuisent. Si je ne rêve pas, je ne vis plus. La tentation est grande de fracasser ces rêves, de leur interdire d’apparaître. Plutôt que de prendre un train, pourquoi ne pas attendre qu’il me roule dessus ?
Lorsque je parviens enfin à respirer de nouveau, chassant ces funestes pensées, je prends conscience du bruit de la pluie qui tambourine à la fenêtre. Il me semble entendre le croassement lointain d’une corneille, mais je n’en suis pas sûre.
– 11 septembre 2004 –
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