Un écran holo se matérialisa entre les deux femmes, brisant le silence qui s’était installé. Un objet stellaire — couleur carmin — se détachait nettement sur fond de ciel étoilé. Il était grêlé d’impacts en tout genre et ses panneaux solaires étaient partiellement brûlés, mais ses antennes de communication paraissaient à peu près intactes. Lana se retourna vers sa console et entra une série d’instructions à l’intention de l’IA de la frégate. Lealbeth® lui répondit aussitôt par écrit. Quelques instants plus tard, Lana commençait le téléchargement des données contenues dans le satellite.
— Il faudra sans doute un peu de temps pour décoder les informations récoltées. Seules les dernières transmissions semblent avoir été effectuées en clair. Je te les envoie sur ton implant com’, Su.
— Très bien, merci. Préviens-moi dès que tu auras pu avancer, ok ?
Lana hocha la tête. Concentrée sur son travail, elle ne s’aperçut même pas que Suraya venait de quitter la pièce.
***
Le claquement des chaussures de Suraya résonnait dans le hangar du Markus. Elle s’était fixée comme astreinte une vérification quotidienne des véhicules de surface et robots de soutien qui avaient été embarqués au moment du départ, sur Dran. Elle laissa son regard dériver sur les silhouettes profilées des cinq sentinelles-LR5, dits « fer-de-lance », qui avaient été affectés à la mission Altar. Solidement bâtis, dotés d’un blindage ainsi que de champs de force à toute épreuve, ils étaient pourtant avant tout à taille humaine. Suraya avait déjà assisté à de nombreuses reprises au déploiement de semblables machines de guerre sur le terrain. Elle ne doutait d’ailleurs pas de leur efficacité : leur principal atout était une grande manœuvrabilité, couplée à une puissance de feu colossale.
À leurs côtés, les quatre robots de type goliath-VX12 faisaient figure de géants patauds. Ils étaient davantage faits pour la manutention que pour le sprint, et cela se voyait à leur stature : ils touchaient presque le plafond, surplombant Suraya de trois bons mètres. Leurs membres massifs paraissaient capables de broyer de l’acier et leurs jambes pouvaient supporter des charges de plusieurs milliers de tonnes. Ils étaient tous équipés de caissons de stase, destinés à la collecte de représentants de la faune et de la flore altarite.
Enfin, dissimulés dans leurs niches, elles-mêmes réparties à travers tout le Markus, une trentaine de droïdes de maintenance — de la taille de chiots — complétaient les troupes robotisées.
Elle essayait de s’en cacher, mais Suraya était inquiète. Car malgré leur puissance individuelle, l’escouade de sentinelles sous les ordres de Suraya restait réduite à un strict minimum, étant donné la gravité de la situation. Manifestement, le général Garmont avait compté sur le contingent présent sur Altar pour renforcer les effectifs du Markus. Problème : la colonie ne répondait plus… Et les cinq motos anti gravité dont Suraya disposait, même si elles étaient équipées d’armes lasers, ne risquaient pas de changer la donne.
Sa visite de routine achevée, Suraya ressortit du hangar et se dirigea vers sa cabine. Le Markus pouvait accueillir une trentaine de passagers, voire plus en se serrant. Ils n’étaient que sept, y compris le mercenaire Hank Turner, toujours enfermé dans son caisson cryogénique à cette heure. De fait, il était plutôt rare de croiser quelqu’un dans les coursives et le silence qui y régnait avait tôt fait de devenir oppressant.
Un sifflement suraigu fit sursauter Suraya, qui releva la tête. Elle se trouvait face à une porte en iris, au-dessus de laquelle avait été magnétisé un simple panonceau de plastobois. Le professeur Northon, spécialiste en comportement non humain et grand adepte des blagues potaches avait inscrit dessus, en lettres capitales et au feutre indélébile : « TAVERNE ». La pièce n’avait pourtant rien d’une taverne, ni d’une auberge des temps médiévaux de l’antique planète Terre. Le mobilier se composait en tout et pour tout d’une grande table en métal et d’une colonne abritant un synthétiseur alimentaire. C’était une imposante imprimante 3D, capable d’associer des ingrédients de base, lyophilisés et d’en faire des plats complets, des boissons, ou encore du pain et autres viennoiseries.
La porte s’effaça devant Suraya et un doux arôme vint chatouiller ses narines. Le professeur Northon l’accueillit avec un large sourire et lui fit signe de s’asseoir à côté de lui. C’est de bonne grâce qu’elle accepta l’invitation. Elle aimait ce vieux monsieur aux manières désuètes, au langage parfois coloré et aux longs cheveux blancs. Il avait tout du séducteur sur le retour, mais qui avait su conserver tout le charme de ses jeunes années. Ses grands yeux naïfs, marqués des rides du rire, lui conféraient l’air innocent d’un enfant qu’on aurait envie de protéger, de dorloter. Il en jouait, avec un certain succès auprès de la gent féminine, il fallait bien le reconnaître.
— Seriez-vous parvenu à produire du café, professeur ?
— Voyons, Mademoiselle Manariva. Je vous ai dit que vous pouviez m’appeler Grégory Northon, ou Grég. Quand vous me donnez du « professeur », je prends à chaque fois un méchant coup de vieux. Faites un effort, que diable !
Le tout déclamé sur un ton badin, empreint d’autodérision. Suraya se laissa aller en arrière contre le dossier de sa chaise en soupirant. Grégory se passa une main chenue dans ses cheveux blancs en pétard, puis se releva pour composer un code sur le synthétiseur. Une tasse se matérialisa dans le caisson en plastoverre et un liquide fumant s’y déversa. Grégory sortit la tasse et la tendit à Suraya. Celle-ci en huma les effluves avec délice. Elle trempa ensuite ses lèvres dans le breuvage, puis inspira avec prudence une petite gorgée.
— C’est vraiment très bon ! dit-elle aussitôt. Mais il n’y a pas que du café, n’est-ce pas ?
— Tout à fait. J’y ai ajouté un soupçon d’écorce de mivre . Depuis le temps que j’en prends, la caféine ne me fait plus beaucoup d’effet. La mivre, en revanche, me donne toujours un sacré coup de fouet. Pas vous ?
Grégory adressa un clin d’œil équivoque à destination de Suraya, qui éclata de rire.
— C’est moi ou vous êtes en train d’essayer de me séduire, professeur ?
— Allons, vous n’y pensez pas, je pourrais être votre papa !
Suraya s’apprêta à répondre, mais une voix glaciale la stoppa net dans son élan.
— J’aurais plutôt dit son grand-père, moi.
Nathalia venait de les rejoindre et si ses yeux avaient pu tuer, Grégory serait déjà raide mort. Pourtant, son sourire s’élargit encore et il se leva avec précipitation.
— Nathalia, quel plaisir de te voir ! Veux-tu que je te prépare une petite infusion, ma douce ?
— Laisse-moi tranquille, vieux fou. Je sais trop bien ce que tu rajoutes dans toutes tes expériences culinaires. Je vais me la faire moi-même, ma boisson.
Nathalia se dirigea à grands pas vers le synthétiseur alimentaire. Au passage, elle décocha un regard peu amène en direction de Suraya, qui se sentit de trop. Les yeux bleu-roi de la scientifique, qui faisaient ressortir le teint pâle de sa peau, avaient le don de déstabiliser Suraya. Les cheveux blond délavé, mi-longs, de Nathalia, formaient un casque autour de son crâne. Tout en elle était sec et cassant en apparence, mais Suraya songeait qu’il y avait plus à voir que ce que laissait transparaitre Nathalia. Sans doute, ses nombreux détracteurs, qui l’avaient surnommée docteur ET pour son attachement à la cause extrahumaine, ne l’avaient pas aidée à se faire une haute opinion de ses congénères.
Suraya soupira et se mit debout. Les pieds de sa chaise raclèrent au sol sans que le professeur Northon et le capitaine Tcherpova y prêtent attention. Lorsque Suraya sortit de la taverne, ils étaient engagés dans leur langage de sourds auquel elle commençait à être habituée. Grégory lançait des piques à la fois sarcastiques et tendres, auxquelles Nathalia répondait invariablement avec une froideur glaciale.
C’est ça, un « vieux couple » ? se demanda Suraya. Elle n’était pas sûre d’avoir envie d’en arriver à ce stade « d’intimité ».
— Encore faudrait-il que je parvienne à établir une quelconque relation avec autre chose qu’une IA, un jour, soupira-t-elle à voix haute.
Elle s’attendit à ce que Lealbeth® réagisse à ses paroles. Mais à la place, ce fut un appel de Lana qu’elle reçut. Elle s’en amusa.
Serait-ce un signe ? songea-t-elle en se faisant rire toute seule. Elle activa son module com’ : la voix du sous-lieutenant Jovrain lui éclata dans les oreilles et elle s’empressa d’en baisser le volume pour ne pas devenir sourde.
— J’ai déchiffré une petite partie des dernières transmissions en provenance d’Altar, Suraya. Je t’envoie les infos. Peux-tu m’ouvrir tes canaux ?
Suraya hocha la tête et formula un ordre bref. Le microserveur implanté dans sa poitrine se connecta à l’IA du Markus et un paquet de données se téléchargea dans la mémoire virtuelle de Suraya. Elle pourrait désormais y accéder à volonté.
— Bon travail, Lana.
— Merci. Je continue de mon côté et te communiquerai le reste au fil de l’eau.
— Ça me va.
Lana coupa et Suraya se retrouva seule avec ses pensées. Ses pas l’avaient dirigée droit vers sa cabine et elle s’affala sur son lit. Elle avait la tête lourde et se dit que le café du professeur Northon n’y était peut-être pas pour rien. L’écorce de mivre avait un goût très prononcé et dans les affaires de moeurs, cet ingrédient masquait parfois d’autres molécules, dans un but le plus souvent malhonnête. Le capitaine Tcherpova semblait insinuer que le vieil homme se servait de ses « talents culinaires » pour séduire les femmes. Il n’aurait tout de même pas osé droguer sa boisson ? Pourquoi l’aurait-il fait, d’ailleurs ? À aucun moment il n’avait eu le moindre geste déplacé… Suraya soupira, incrédule. Tu débloques, ma fille, c’est n’importe quoi…
Quelques instants plus tard, elle avait sombré dans un profond sommeil, bavant sur son oreiller et ronflant comme une bienheureuse…
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