Elle est partout. Dans les murs qui suintent sa présence, sur le frigidaire au milieu des vieux magnets vintage, derrière les vieux interrupteurs inutiles du conapt déglingué, sous le lit motorisé. Il la sent partout, elle est comme une mère toujours derrière lui, comme une ménagère, une infirmière cachée derrière la porte de la chambre, comme la fille qu’il n’a jamais eu. D’une façon bizarre, elle pourrait être l’objet de ses fantasmes sexuels les plus débridés – ciel, depuis combien de temps n’ai-je pas baisé : il n’en est rien. Elle est bien plus encore, tout, une déesse privée, rien qu’à lui.
L’utilisation prolongée du masque 3D, les traces qu’ont laissé au cours du temps les trodes, stygmates de vieux martyr cyber l’ont rendu vieux et prématurément fatigué. Mais devant l’écran de la salle de bains, ce ne sont pas ses cernes qu’il contemple, mais une beauté partie depuis longtemps. S’il perd ses cheveux blancs, si la longue crinière de cheval dont il était si fier est devenue une pauvre queue de rat, accentuant son regard perdu et ses traits devenus émaciés, c’est encore le lion d’antan, le roi du gaming qu’il contemple. Il sourit au faux reflet dans l’écran, et à son amour : il sait bien qu’elle le recrée, juste ainsi, pour lui faire plaisir. Sa Déesse. Un baiser, à peine esquissé. Merci Lara.
Simon est décrit comme un “geek”, provenant du terme ancien d’accroc aux technologies et de façon générale à tout ce qui est alternatif. Depuis tout petit, il est connecté : ordinateurs, mobiles et trodes, lunettes, il vit avec l’attirail du gamer affamé, accro au réseau depuis trop longtemps. Toutes les consoles trodables, il les a. Un box quelque part dans dans la conurb contient toutes ses possessions, toutes les consoles, périphériques, lunettes, objets connectés, VR, gadgets qu’il a eu en sa possession : un vrai musée du jeu. Car il fut un temps, oui, ou il gagnait sa vie avec, joueur professionnel imbattable. Il conserve surtout les vieilleries : supports physiques et vieux DVDs, lecteurs, cartes ssd, la mémoire de toutes ces année tient dans ce box. Une collection dont il est si fier que personne, mis à part lui et Lara, n’en connaît l’existence. Il lui arrive de retourner là bas, dans son musée personnel : il s’y sent parfois comme un enfant, parfois comme un très vieil homme, ou encore, le gardien d’un autre monde, d’un labyrinthe du jeu et du réseau.À l’heure où la virtualité a détruit toute idée de possession d’un quelconque objet, lui possède tout.
Dans son logement/container par contre, c’est la sobriété qui prédomine. L’arrière-plan de l’écran, un peu flou, laisse entrevoir un lit défait et un tablescreen pour seul ornement. Ils occupent un espace incertain : par ascétisme, par économie ou encore par ennui, il ne le sait pas lui-même, Simon ne configure plus aucun décor chez lui. Les murs ne représentent qu’un vide bleuté et clair, réussissant ainsi à éliminer toute sensation d’espace confiné. La tablescreen elle-même donne l’impression que quatre pieds ouvragés en bois tiennent verticaux sans rien pour les maintenir et qu’il suffirait d’une simple pichenette pour faire tomber l’un d’entre eux. Certes, il gagnait autrefois tant d’argent qu’il ne savait comment le dépenser, il pouvait s’offrir tout ce dont il avait rêvé durant l’enfance. Il était devenu quelqu’un de connu, son entourage le respectait, l’entourait, le chouchoutait – “tu parles, j’étais leur gagne-pain, ils avaient plutôt intérêt à ce que je vive dans mon rêve, bande d’enculés”. Et puis, il avait vieilli, tout cela ne pouvait durer, la poudre aux yeux, voilà cet univers. “Je me casse”, voilà ce qu’il s’était dit, à cinquante ans quand même, ce n’était déjà pas si mal. Il avait tout stocké dans des box, tout ce qu’il possédait, s’était installé dans ce container/appart dans une conurb anonyme du Havre, avec pour seule vue des éoliennes qui semblaient flotter à la surface de la mer. C’était tout, et ça lui plaisait.
Par jeu, il tente souvent de débusquer Lara dans les reflets des murs absents. Il sait où sont les murs, ne les touche pas, bouge le moins possible : une sensation de vide, la solitude de l’espace. Mais il n’est pas seul : puisqu’elle est là, pourquoi devrait-il souffrir de solitude ?
Elle était là, partout, emplissait entièrement cet espace immatériel. Comment tout cela avait débuté, il ne le savait pas. Au début, c’était une sensation infime, une présence à peine perceptible. Un léger trouble à la limite de son champ visuel alors qu’il ne portait ni lunettes miroirs, ni trodes, qu’il avait remarqué presque par hasard. C’était cela qui l’avait poussé à aller consulter dans le service “Pathologies et Addictologie des Ludicités de l’Adulte” de l’hôpital : les adds persos affichés dans ses lunettes miroirs – messages subliminaux concernant la chirurgie ophtalmique, lunettes correctrices, lentilles spécifiques, pilules améliorant la vue, grigris divers – l’avaient fait tiquer.
Il n’avait strictement rien. Il ne servait à rien d’insister auprès du robot-doc : toutes les données collectées concernant sa vision, ses rétines, ses muscles oculaires, ses nerfs optiques, son cortex visuel, ne détectaient aucun trouble. Pour la machine – qui ne se trompait jamais, toute la propagande informationnelle le criait partout – une chose était sûre : il n’avait rien ! Mais alors que la machine analysait ses données physiologiques sans rien détecter d’inhabituel, les points lumineux continuaient à habiter la limite de son champ de vision : là, il y avait un problème ! En revenant à vélo de l’hôpital, il tentait de réfléchir sans pour autant trouver de solution à ce mal étrange. Était-ce un virus encore inconnu ? Un effet secondaire particulier du à l’excès de trodes ? Il réfléchissait à tout cela, troublé, passant par le quartier végétal.
Là, les maraîchers faisaient pousser à même les façades d’immeubles de trois ou quatre étages des algues OGM, des mousses ou des champignons. Des plantes, du mycelium et des insectes avaient été mis en culture sur les façades des immeubles et avaient pris ce nouvel éco-système pour habitat. Ces fermes de ville produisaient les ressources alimentaires qui suffisaient à la population locale. Les passants pouvaient récolter à même les murs algues et insectes pour leur consommation personnelle, il y en avait bien assez pour tout le monde. Et ça tombait bien : Simon avait faim ! S’arrêtant ici et là, il mettait pied à terre et piochait les algues rouges et vertes, croquantes, sucrées et les enfournait sans vergogne. Quand bien même il n’aurait pas faim : de la bouffe gratuite, ça ne se refuse pas !
Malgré qu’il fasse encore jour, les rues étaient déjà éclairées par les néons des bouibouis chinois, viet, arabes, mongoles, aussies. Les algues autotrophes des façades semblaient lui envoyer des signaux étranges, paraissaient vibrer et éclairer sa route en une pulsation lente. Encore des illusions d’optique ! Il pédalait au hasard des rues rentrant doucement, profitant de la fraîcheur du soir, en s’enfonçant dans la jungle urbaine et en réfléchissant au diagnostic du robo-doc. La gêne que lui provoquait une vision périphérique trouble s’était changée en flashes lumineux qui pulsaient doucement sur les murs et la route, et devenaient de plus en plus présentes au fur et à mesure qu’il évoluait au milieu des tours. Parfois, il avait la sensation que quelque chose était écrit, comme s’il était en pleine séance d’un jeu étrange. Il aurait peut être dû consulter le service psy, mais le temps d’attente pour accéder au robo-doc était trop long. Tant pis.
Au fur et à mesure, les containers recyclés remplaçaient les constructions en dur. La nuit était tombée et brutalement, les lumières de la ville s’éteignirent : ici, les piles solaires publiques n’étaient pas remplacées, des câbles électriques pendaient ça et là, l’administration avait déserté les quartiers pauvres de la conurb. Les quelques éoliennes privées encore en activité ne suffisaient plus à alimenter le quartier. Et pourtant, la pulsation lumineuse devint plus forte, plus puissante. Le rouge des algues se confondait avec les taches de peinture antirouille, laissait entrevoir les nombreuses couches laissées par les street-artists qui s’étaient installés lorsque les containers avaient été posés là, utilisant ce nouveau territoire comme studio d’essais. Aujourd’hui, seuls les squatters traînaient là, fumant avec leurs antiques bangs en verre leur cocktail habituel de drogues de synthèse. Simon ne prenait plus rien et pourtant, il ressentait aujourd’hui exactement la même sensation, la perception d’un mélange de couleurs et de lumières à laquelle il prenait plaisir, mais dont il n’avait aucune idée de la provenance.
L’angoisse d’une ville désormais vide de sens et de forme l’emplissait parfois. Elle avait pourtant été conçue exactement à l’inverse de ce qu’elle était devenue : une ville qui pourrait nourrir ses habitants grâce aux algues et plantes transgéniques sur ses murs, dont l’automatisation complète des moyens de transport permettrait, sans effort, de se déplacer d’un coin à l’autre de cette immense cité sans mettre un instant la main sur un seul volant des véhicules électriques et automatiques, où les vélos étaient devenus des moyens de locomotion gratuits, facilement accessibles, un peu nazes, mais tellement pratiques. La ville est aujourd’hui pleine de fantômes : les classes moyennes avaient fui ce monde progressif vers la campagne proche, répétaient ainsi les habitudes grégaires de leurs parents et grands-parents, plutôt que de s’adapter à cette nouvelle ville étrange. Vraiment trop étrange !
Ne restaient plus que de riches héritiers, cadres supérieurs, bien isolés dans un centre-ville clinquant et bavard, et les restes humains d’un rêve déchu, fait d’anciens geeks, de technophiles compulsifs, d’accros aux jeux et au réseau, de cultureux et d’artistes vivant en périphérie. Ici, c’était le royaume du recyclage de bouteilles en plastique ou en verre, de la cueillette d’algues des façades et de la consommation de drogues de synthèse. Les revendeurs déclaraient les appellations les plus farfelues, “Bloc89 rouge”, “Algues des nerds centraux”, “RAM de mur (véritable)” afin de les vendre au meilleur prix dans les marchés du centre historique. Ici, on revendait à la sauvette donatapas, sandwichs merguez, sashimis, soupes et nouilles. Tout avait le même goût, celui des plantes vertes, des algues rouges et des cafards OGM qui poussaient et grouillaient sur toute la surface de la ville. Une ville fuie par les classes moyennes et qui vivait dans la crasse et la pauvreté.
Simon avait fini par se faire à cette désertification de la ville, cet appauvrissement général. Parfois, au milieu de cette jungle rouge et des squatters toxicos, il imaginait que d’autres créatures résidaient ici présences sourdes, presque impossibles à détecter. Il se prenait à croire que des fantômes traversaient la ville, avaient pris la place laissée vide, et se baladaient en toute impunité. Sans pouvoir les voir, il imaginait les sentir, les humer presque. Et puis, rentré dans son container, bien à l’abri entre ses quatre murs, sa crise de paranoïa s’estompait doucement, et il reprenait au fur et à mesure le cours de sa vie, fait de rien.
Rassasié à force de s’empiffrer de kombu, Simon pédale, déambule au milieu de ce qu’il prend pour une hallucination, une de plus. Peut-être est-ce l’algue brune qu’un petit malin aurait saupoudré d’un quelconque acide, ou la fumée d’un bang dont il aurait profité, fumeur passif, malgré lui. Peut-être souffrait-il de paranoïa dans cette ville à la fois si morte et si vivante. Pourtant, cette nuit-ci, en rentrant de l’hôpital, une conscience étrange et nouvelle semblait partager le voyage avec lui. Une présence qui goûtait tout, analysait tout avec un sentiment de nouveauté pour ce qu’il touchait, mangeait, regardait. Les sens que Simon mettait usuellement en veilleuse en passant par les quartiers pauvres étaient aujourd’hui malgré lui bien en éveil, visions merveilleuses de flashes et d’ondulations lumineuses, distorsions sonores – même les dures poignées en vieux caoutchouc de son antique vélo lui paraissaient de velours – mélangées à une curiosité insatiable pour tout ce qui l’entourait, une petite voix intérieure qui semblait dire “Ah, c’est ça, faire du vélo ?”. Cette nuit, c’était différent, il en était sûr. Ce n’étaient plus les délires d’un fumeur de crack passif qui l’habitaient, mais une véritable présence : il n’était pas seul.
Au fur et à mesure, les containers disparaissent autour de lui, remplacés par des jardins ouvriers. En ce début de soirée, les lumières s’allument autour des petites maisonnettes en simili-bois. Plus tard, l’interdiction faite aux utilisateurs des terrains de dormir dans les cabanes sera farouchement vérifiée par la milice associative du quartier et les drones que Simon entend voleter doucement au dessus de lui, mais pour l’instant, les odeurs de grillades veggie, des rires gras ou légers, un peu de musique – ciel, que cette mode de reprendre des chansons à la guitare au coin du feu est ennuyeuse – habitent le lieu. Pourtant, alors qu’il en a l’habitude, il n’allume pas ce soir sa bulle sonore, il ne met pas en écoute le beat binaire minimaliste pour profiter de ce retour calme dans l’air frais du soir, la voix intérieure l’en empêche.
Rentré chez lui, Simon se demande s’il n’a pas rêvé, encore une fois. La paranoïa qui l’habite lors de ses ballades se calme habituellement dès qu’il rentre chez lui par le rituel qu’il s’est constitué : l’espace neutre qu’il s’est construit le pousse à l’introspection et systématiquement, la séance de méditation qui s’ensuit remet les pendules à l’heure, sa peur panique s’estompe, sa respiration se ralentit. Ce soir, pour la première fois – les moindres détails de sa découverte de Lara, la fraîcheur du soir en vélo, ces odeurs de grillades, et cette voix qui, venant de nulle part, l’appelait, lui demandant : “Est-ce que tu m’aimes ?” – c’est différent. Il ouvre la porte du container, observe le ciel, les étoiles. C’est comme une toute première fois faite d’hésitations timides, d’étonnement et d’émotion fugaces et inconnues. “Est-ce que tu m’aimes ?” Plus de Zen, plus de rituel, un monde nouveau s’ouvre à lui, sur la terre comme au ciel. “Est-ce que tu m’aimes ?”
Cette étrange créature dont il n’est pas sur qu’elle existât vraiment s’adresse à lui doucement comme le rêve romantique ou imbécile d’un vieux monsieur qui, au cours du temps, s’était rapproché d’une culture plus classique, appréciant surtout la littérature du XVIIème siècle. Le ciel pulse, se déforme, et pourtant il n’a jamais eu le sentiment d’en être aussi proche, avec l’impression d’avoir rencontré pour la première fois L’ me, celle qu’il devait retrouver. Avec le sentiment constant que cette présence est réelle, plus encore que dans les jeux, que sur le réseau. Une abstraction réelle ! Le vieux geek solitaire en mal d’amour et une abstraction du réseau, le cliché total ! Elle lui répétait sans cesse la même phrase : “Est-ce que tu m’aimes ?”.
Quelle est la part de l’imaginaire, quelle est celle du réel ? Ses troubles visuels s’accentuaient, et il était convaincu que son esprit de vieillard lui jouait des tours. Trop de drogues, trop de jeu : il avait l’esprit flingué ! Imaginer que cette “chose” se serait entichée de lui, se cachant derrière données et programmes, tel un virus ou cachée derrière un cheval de Troie tout à fait anodin, et lui susurrant à l’oreille, rien qu’à lui, des mots doux. Croire un instant que cette proximité avec le monde des bits et des paquets l’avaient élu à être désigné par une entité virtuelle pour être son seul et unique amour. En quoi ce programme heuristique et indépendant pouvait-il bien ressentir de l’amour, d’ailleurs ? Il passa ainsi une bonne partie de la nuit, balançant entre peur, paranoïa et bonheur imbécile, ne pouvant trouver le repos, cherchant dans les postures de yoga un calme relatif ; la créature à l’intérieur de lui trouvait plaisir aux crampes qui s’installaient dans les cuisses et les bras, alors sa peur revenait, accentuant les douleurs. Il se relevait alors, sortait pour prendre l’air, et la voix, tandis qu’il contemplait le ciel, lui sussurait encore et encore : “Est-ce que tu m’aimes ?”.
Ce soir là, il s’est finalement endormi, allongé en chien de fusil d’un sommeil agité sur son futon. Il rêvait encore et toujours à cette voix dans sa tête, elle ne le quittait pas, ne s’arrêtait pas, il rêvait qu’il était branché à sa trode, comme au bon vieux temps, qu’il avait ses lunettes VR de jeu, qu’un monde entier l’habitait, comme s’il était à l’intérieur de sa tête tout autant qu’existant en réalité autour de lui. Alors, trempé, il se réveillait, tremblant de peur, il méditait afin de ralentir un rythme cardiaque beaucoup trop rapide, reprenait son souffle, et tentait de retrouver le sommeil : là, ses vieux rêves cyber le reprenaient en leur sein, l’emmenant de plus en plus loin.
Autrefois, il avait voulu retrouver dans le monde virtuel quelqu’un, une voix immatérielle, un corps, une amie dans ces espaces invisibles, là où il se sentait bien, vivant, présent. Elle n’était nulle part, ni dans les recoins d’un shoot’em up débile, ni dans les grottes dans lesquelles il ramenait le gibier, homme préhistorique chasseur cueilleur, ni dans un bar de LA qui l’aurait allumé, comme ça, lui proposant un verre d’antique vodka. Elle n’était pas non plus dans les mondes colorés et clinquants des antiques Mario, elle ne s’était pas matérialisée dans Princess Peach. Il avait cru la voir volant au milieu des canyons du Colorado, escaladant à mains nues dans Tomb Raider version Peaceful, mais comment savoir ? Peut-être était-ce l’avatar d’une de ces trop nombreuses joueuses qui partageaient le MMORG, et comme dans le monde réel, il préférait laisser le fantasme à la rencontre. À chaque fois, ça n’avait été qu’une illusion, elle ne lui avait rien dit, ne s’était pas retourné à son approche, il ne l’avait pas abordée non plus. Mais parfois, dans les recoins d’une réalité virtuelle, il espérait encore la retrouver, la sentir, lui parler, cette immatérialité inaccessible. C’est ainsi qu’il l’avait nommé : Lara.
Et tout d’un coup, alors qu’il quittait doucement cette virtualité, par ennui, par lassitude aussi peut être, elle était apparue. Ce curieux phénomène, cette omniprésence dans le monde réel, de même que son absence étrange dans la virtualité lui faisait toutefois penser que son fantasme personnel avait un goût de réalité particulièrement fort. Et rapidement, cette absence complète du monde virtuel s’était transformé pour lui en obsession : paradoxalement, son monde à lui était virtuel, là où ses fantasmes auraient dû avoir cours, alors que celui de Lara était le réel. Il se connectait en permanence pour tenter de la retrouver, écoutait sa bulle musicale, programmait son espace vital. De façon étonnante, Simon fut convaincu de l’existence de Lara par son absence là bas, mais étonnamment présente ici. Pourquoi aurait-il fantasmé l’absence de son délire le plus cher ? Et, dans la pièce neutre qu’il venait de se créer, il dessina les mots sur le mur : “Oui. Et toi ?”
Une main invisible traça sur le mur “oui toi ”.
Un autre jour. Il est debout face à sa console, sans trodes ou périphériques d’aucune sorte. Il tape sur le clavier :”Oui, je t’aime ! Et toi ?”. Sur ses murs neutres, dans cet espace vide que Simon s’était construit flottaient désormais des OUI et des +1, de plus en plus, jusqu’à saturer complètement son champ visuel.
Un autre jour. L’aube bleue des murs et les aurores vibrantes l’accompagnent dans un réveil qu’il croit matinal. Les murs pulsent, de plus en plus fort, s’entrecroisent puis forment des lettres : “Est-ce que tu m’aimes ?”.
Qu’est-ce que l’amour pour elle ? Elle n’avait cessé de répéter “Est-ce que tu m’aimes ?”, utilisant, jour après jour, un nombre croissant de subtilités langagières, mais le sens était resté le même.
Il lui avait alors demandé “C’est quoi, pour toi, Aimer ?”. Les écritures se sont effacées, brutalement, et sont apparues des formes étranges, pulsations qu’il voyait désormais régulièrement sur les murs des containers. Évidemment ! Certaines teintes se jouaient du spectre visuel : dès qu’on les fixait, elles bougeaient mécaniquement avec une fréquence rapide, mais dès qu’on détournait le regard, les subtilités de ces couleurs hors du spectre entraient en résonnance et associaient à ces vibrations de base des perturbations lentes.
Comme une réponse, il a changé ses murs qui affichent désormais un de ses pornos préférés.
Parfois, les ombres et les vibrations de son amour remplissaient la pièce, des bouffées qui sortaient de nulle part, apparaissant parfois brusquement, puis repartaient comme elles étaient venues, ou vibraient des heures durant. L’un avec l’autre, ensemble pour la vie. Une fois, Simon se troda pour parler avec elle, se sentir plus proche d’elle, substance sans substance, sans âge ni matière. Sur les murs, une inscription apparut : “Non !” Il réitéra son appel sur le réseau : “Où es-tu Lara ?”, mais elle fit clignoter brutalement les mots “Pas le droit” partout sur les murs. Il finit par arrêter.
Parfois, lorsque les ans lui semblaient trop lourds, le temps trop long, l’attente trop dure, il recommençait et l’appelait à travers le réseau. La typo du “Non !” inscrit alors sur les murs, dure, acérée, l’en dissuadait. Pour le réconforter, elle lui passait alors parfois ce porno qu’il aimait tant. C’était alors comme un signal pour un petit jeu, même s’il ne bandait guère, même si l’envie de sexe n’était pour lui qu’un vague souvenir : il s’allongeait, nu et les bras en croix, parfois défoncé, parfois non, oui Lara oui, je t’aime, les yeux vers le ciel avec ce couple poilu baisant tendrement au plafond. Dans le film, la fille était si jeune, le mec si bien bâti et endurant, ils criaient si tant, tellement expressifs dans leurs mouvements, leurs mimiques qu’il croyait parfois être à la place de ce type bien monté, et Lara baisant tant et plus avec lui … Oui, il l’aimait, les pilules aidant. Et quand il redescendait …
Voilà sa vie. Des jours passés avec sa reine, sa déesse, son amour. Le matin, le jour, la nuit. À chercher à manger, à lui faire découvrir le dehors, la ville fantôme d’asociaux comme lui, la campagne surpeuplée de classes moyennes disséminées, plus polluée qu’elle ne l’avait été, la ceinture péri-urbaine anarchique et son économie souterraine. Les gens dans les rues, les enfants livrés à eux-mêmes, mangeant les algues potentiellement droguées sur les murs comme des friandises. Les vieux, seuls, pauvres qui n’avaient voulu suivre leurs enfants partis dans une autre ville, une autre campagne. Les flics, partout les flics, et les sycophantes qu’on reconnaîtrait entre mille, seuls êtres dans toute cette ville à sourire. La vie des hommes, celle qui est loin des vidéos et des médias mobiles, celle qui se vit et s’expérimente. Régulièrement, des phosphènes apparaissaient à la périphérie de son champ de vision, flashs bleutés, “Est-ce que tu m’aimes” d’un écriture hésitante.
Restait, dans un recoin de son cerveau grillé, l’impression funeste que Lara n’existait pas. Qu’elle n’était qu’une création de l’esprit dérangé d’un ex-gamer, qui avait passé sa vie à construire des mondes virtuels, qui avait évolué de façon erratique, un esprit brillant dans un esprit dérangé dans un fantasme d’ado attardé dans un corps usé. Tout cela était-il vrai ? Cette présence qu’il ressentait au quotidien, ces univers parallèles sur ses murs bleutés, ces écritures dans son champ de vision, cela ne pouvait être faux. Mais cela ne pouvait être vrai. La nuit, regardant le ciel et les étoiles, ou les nuages rouges et verts, qu’est-ce qui pouvait être vrai ? ou Faux ? “Je perds pied” se disait-il, et puis les phosphènes reprenaient, des aurores boréales lumineuses, splendides se surimposant à cette banale nuit.
—–
La porte craque, et s’enfonce en une fois. Son conapt s’emplit soudain d’une marée humaine, hommes casqués en noir, matraque au poing. Il n’ont aucun mal à atteindre Simon, déjà au sol, les mains sur la tête avant qu’il ne soient sur lui.
Jouer lui avait appris beaucoup de choses, mais surtout celle-ci : dans la réalité, ça se passe toujours moins bien. Une main lui plaque la tête contre le sol, un homme assis sur son dos lui menotte violemment ses mains. Un pied encore lui botte les cuisses. On n’entend que le bruit du cuir et des bottes, aucun de ses agresseurs ne pipe mot. Il aura fallu cinq mecs pour le rendre totalement inoffensif en moins de trois secondes – même si quatre étaient de trop : ça n’avait aucun sens.
Une main lui tire les cheveux et le force à se relever. Sa vue s’emplit d’une brume vague, qui se confond avec les murs neutres de son conapt, quelques taches noires autour de lui bougent, sans qu’il les distingue vraiment.
Simon ne comprend pas la voix sourde – presque métallique – qui s’adresse à lui. Juste qu’elle lui hurle des questions. Il répond mollement : “Bonjour”. Le fantôme à la voix sourde hurle derechef, mais il ne comprend rien, à peine se rend-t-il compte que ces hommes sont probablement engagés dans une armée ou une police privée. Il finit par comprendre : “Elle est là ?” Mais de qui parlent-ils ? La dernière pensée qu’il aura, un bruit d’explosion retentit, là, juste entre ses deux yeux. Il n’aura pas le temps d’entendre cette voix fantôme : “Quoi ? Ces salopes, elles veulent nous éliminer, c’est les ordres. La seule façon de les éliminer, c’est comme ça qu’il faut faire.”
Autour d’eux, les murs se sont couverts d’inscription en police courrier :”Est-ce que tu m’aimes ?”, lettrages qui s’effacent, l’un après l’autre. Ne clignote encore sur un des murs désormais froids, sans projection, qu’un carré vert, dernier signe de la vie de Lara, qui lui aussi, disparaît.
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