Chapitre Trois
Jabbur le Dépeceur

La ville de Tusse s’étendait devant eux. Là d’où ils étaient, ils pouvaient déjà apercevoir le marché couvert qui, tel un joyau posé sur son promontoire, surplombait le reste de la ville. Ainsi étaient construites les villes de Borée. D’autres provinces mettaient à l’honneur leurs palais, d’autres leurs temples mais à Borée, rien n’était plus sacré que l’économie et qui disait économie, disait marché. Si Balzar était – ou avait été, plutôt – le plus grand port de commerce de Borée, Tusse en était le centre névralgique. On aurait pu croire que ce titre avait été dévolu à la capitale mais Gemme n’était, comme son nom l’indiquait clairement, guère plus qu’un joyau qui affichait la richesse de Borée, un peu comme la vitrine d’une échoppe de luxe.
À Gemme, on avait pour mission de s’afficher et tous les ans, c’était à Gemme que se déterminait ce qui serait de coutume, la saison prochaine. Aussi, si Gemme devait attirer la noblesse, Tusse se devait d’allécher bourgeois et commerçants de tout bord, sans quoi le commerce s’effondrerait. Letha imaginait déjà quelles seraient les conséquences lorsque les marchands apprendraient que Borée était touchée par ce que le reste du monde verrait comme une épidémie. La jeune femme imaginait sans peine que Rivage, seconde grande place du commerce mondial, ne manquerait pas un instant pour s’attirer les bienveillances des marchands. Et Borée serait ruinée en moins d’un an. Peut-être était-ce qu’il fallait à ce pays pour que les Boréens ne soient plus aussi…Boréens.
En fait, il n’y avait pas d’adjectifs suffisamment parlant qui aurait pu établir toute la corruption qui sévissait à Borée. On avait rien sans argent, on était rien sans argent. Le plus doué des artisans pouvait bien s’être vu offert des mains d’or par Bran en personne, s’il n’avait pas de mécène, ses créations ne seraient jamais reconnues à leur juste valeur. C’était ça, Borée. La spéculation était quelque chose de si ancrée dans le quotidien que la moindre rumeur pouvait détruire un florissant commerce en moins d’une semaine.
La ville était ceinte d’un mur d’enceinte blanc impressionnant de hauteur. Il mesurait au moins une dizaine de mètres de haut et les hautes portes que déjà, Letha pouvait apercevoir, étaient ceintes de deux tours, accueillant probablement le poste de contrôle des entrées. Si Balzar ne s’était jamais occupée de vérifier autre chose que les cargaisons qui entraient et sortaient de ses frontières, c’était très différent pour Tusse. Place centrale du commerce, la Fédération s’était assurée que les places accordées aux marchands, se vendent très cher et soient peu nombreuses, de façon à amplifier le montant de l’achat des dites places.
D’ailleurs, si on en croyait l’immense foule qui attendait aux portes, ce devait être l’une de ces périodes où le négoce devait prospérer. Peut-être était-ce la fête de la bière ? Ou du blé ? Tout était propice à créer une fête et donc à générer des profits et Letha, bien qu’elle ait toujours vécu à Borée, n’avait jamais été témoin de ce genre de chose, qui n’avait véritablement lieu qu’à Tusse. En vérité, celui qui prétendait que Tusse était un autre monde à elle toute seule n’avait pas vraiment tort.

« Si on doit attendre que tout le monde soit rentré, on est pas dedans avant deux semaines. Et c’est pas que je veuille être irrespectueuse, mais les macchabés derrière, ils vont pas rester deux semaines dans cet état. Déjà que l’odeur…

— Pas besoin d’attendre. Trouvons un garde, il nous fera passer. » décréta Shanas.

Letha fit la moue, peu convaincue que son statut de Rempart lui permette de passer aussi rapidement. Après tout, rien ne prouvait qu’il soit vraiment l’épée de Valdhaïss.

« Halte-là ! Vous devez attendre votre tour !
— Je suis Shanas, Épée de Valdhaïss, porteur de Triomphe et d’Assaut. J’invoque le droit de pénétrer à Tusse sur le champ, c’est urgent. »

Le soldat, qui ne devait avoir plus de vingt ans, regarda Shanas avec circonspection. Il se gratta le menton, l’air indécis.

« Eh bien ? s’agaça Siraliel en tapotant sur les lames de ses poignards.
— C’est que…euh…j’sais pas si vous êtes vraiment qui vous prétendez et…
— Amenez-moi à votre supérieur.
— Je peux pas quitter mon poste, vous comprenez, on doit juguler la foule…
— Alors laissez-nous passer et aller jusqu’à lui. »

Le soldat hocha la tête et leur convoi le dépassa sous les cris des personnes qui devaient attendre là depuis des heures, voire des jours. La charrette avançait un peu difficilement, oscillant entre la route pavée et le talus boueux. Ils furent encore arrêtés trois fois avant de parvenir aux pieds des tours, et lorsque Shanas aperçut le plus haut gradé, il rejeta ses épaules en arrière et se présenta, visage fermé.

« Je suis…
— Je sais qui vous prétendez être, Ser. L’ennui, c’est que vous êtes le troisième, cette semaine à me raconter ce bobard.
— Je vois. Écoutez, je me fiche de savoir si vous les avez laissés passer mais nous sommes pressés et c’est un sujet très sérieux qui…
— Calmez-vous, Ser. Nous avons demandé, il y a quelques années, au Collège des Mages de nous transmettre de quoi reconnaître le Rempart avec certitude. Il ne nous faudra pas plus d’un instant pour déterminer si vous dites vrai.
— Faites donc. »

Le gradé, un caporal si Letha en jugeait par son ceinturon rouge, quitta brièvement les abords de la ville pour pénétrer dans le poste de contrôle. Quelques minutes plus tard, il en revint avec un récipient de porcelaine, rempli d’eau et dans lequel reposait une étrange pierre qui semblait renfermer les ténèbres en son sein.

« Prenez-là, Ser, je vous prie. Et transmettez-vous là. »

Shanas fronça les sourcils mais obtempéra. Puis, il livra la pierre à Siraliel qui la transmit ensuite à Danur, puis à Mordvain. Lorsqu’arriva le tour de Letha, la jeune femme hésita un instant avant de se dire qu’une pierre pouvait difficilement la blesser.

« Et maintenant, déposez-là dans le récipient, je vous prie. »

Letha obtempéra et à peine eut-elle lâché la pierre dans l’eau qu’elle s’illumina d’un puissant doré avant de se teindre brusquement d’une pâle lueur verte. Se succédèrent ensuite un éclat rouge, puis un brun chaud et enfin, la pierre se para d’une couleur argentée si forte que Letha dut plisser les yeux pour ne pas être aveuglée.

« Par Bran, je…Je suis navré, je n’imaginais pas que…Je n’aurais pas dû…
— Pouvons-nous, nous-mêmes passer, après ce petit tour de pacotille ?! s’agaça brusquement Mordvain.
— Je suis profondément navré et je…
— Nul besoin de vous excuser. Laissez-nous juste entrer.
— Bien sûr ! » bégaya-t-il en hochant la tête de façon si saccadée qu’on aurait juré qu’il avait la fièvre volcanique.

Le caporal aboya des ordres et ordonna à ses soldats de faire reculer les prétendants à l’entrée à Tusse. Toujours suivis par la charrette sans chevaux, ils pénétrèrent dans la ville de Tusse. Un premier panonceau de bois blanc présentait ce quartier comme étant celui de Richebourg. Nul doute qu’ils arpentaient les rues du secteur bourgeois de la ville.

« Et maintenant, comment on le trouve, ton Dépeceur ? demanda Danur.
— Moi-même, je dois voir mes contacts. Nous-mêmes devrions trouver un endroit où reposer.
— Il doit bien y avoir une antenne du Sanctuaire ici, non ? lâcha Siraliel.
— Probablement, il faut juste la trouver et j’ai comme l’impression qu’on va la chercher longtemps. Ces rues sont toutes semblables les unes aux autres. Je déteste les villes Boréennes. Elle se ressemblent toutes !
— Ne va pas me dire que c’est plus casse-tête que les couloirs des anciennes mines de Forge-Bataille ! s’exclama Shanas en riant.
— Bien sûr que si. C’est impossible de se perdre dans une mine de nain !
— Impossible pour un nain, tu veux dire. rectifia Siraliel. Je ne veux plus jamais remettre les pieds là-dedans !
— Prie pour ne jamais avoir à pénétrer à Ancestrale, alors. C’est la plus gigantesque de nos cités. »

Letha entendit siffler à quelques pas d’elle et se mit à sourire comme elle devinait ce qui allait se passer. Bien trop tôt, elle sentit une main tenter de se faufiler près de son carquois. Lorsqu’une minuscule main se referma autour du fermoir, elle passa à l’action et avant même que le fouillepoche se soit rendu compte de quelque chose, Letha le maintenait contre la boutique d’un forgeron de luxe, la main droite maintenant les poignets du fouillepoche au-dessus de sa tête, l’autre serrée sur son menton. Le fouillepoche ne devait pas avoir plus de douze ans et il était encore hébété, ne comprenant probablement pas ce qu’il venait de se passer.

« Tu vises un peu trop haut pour toi, p’tit. sourit Letha.
— Que…j’ai rien fait…
— Allez, pas de ça avec moi, on est du même bord, gamin. Si tu veux vraiment faire affaire, attends près des auberges, les gens seront trop fatigués pour faire attention à leurs poches.
— Eiletha ! Toi-même ne devrait pas inciter ce jeune humain à commettre un vol ! s’exclama Mordvain, l’air profondément choqué.
— Faut bien qu’il survive, Mordvain. Allez, fait attention, gamin. »

Il hocha la tête et dès que Letha le relâcha, il fila à vive allure, ne demandant pas un seul instant son reste. La jeune femme releva la tête vers le Korrigan qui la fixait toujours avec des yeux ronds.

« Quoi, il devrait mourir de faim plutôt que de voler ? Tu trouverais ça plus respectable, peut-être ? C’est vrai que l’honnêteté te remplit souvent la panse… » ironisa-t-elle.

Le Korrigan fit la moue et Siraliel lança dans un rictus dédaigneux :

« Là, une commanderie ! »

Letha suivit ses comparses, toujours en queue de peloton, jusqu’à une petite maison de brique coincée dans une ruelle si étroite qu’ils durent abandonner la charrette.

« Laisse, Mordvain, tu en as assez fait. Nous les porterons. » indiqua Shanas comme le Korrigan fronçait les sourcils, l’air, il est vrai, particulièrement éreinté.

Shanas se saisit du corps d’Hyrië tandis que Danur s’approchait de son compatriote nain.

« Z’avez besoin d’aide ? s’enquit Letha, un peu malgré elle.
— Non, pas besoin. Et je préfèrerais que nous nous tutoyons. Nous allons passer de longues années ensemble, se vouvoyer n’a aucun intérêt.
— De longues années ? J’croyais que j’étais qu’une entre-deux !
— C’est ce que Siraliel aimerait croire mais tout porte à croire que tu es Légion.
— Et si je veux pas ? »

Danur lui adressa un petit sourire étrange, comme s’il savait quelque chose que Letha ignorait et la jeune femme insista.

« Tu n’as pas encore eu l’occasion de combattre aux côtés de Légion. Peut-être comprendras-tu qu’il n’y a aucun choix à faire. Il a déjà été fait.
— Par qui ? » l’interrogea-t-elle.

Danur l’ignora et pénétra dans la maison de briques. L’endroit était sobre et éclairé. Un comptoir trônait devant eux, derrière lequel une femme à l’allure peu avenante s’entretenait avec Shanas et Siraliel. Les cheveux coupés courts, le visage long et étroit, Letha avait l’impression de se retrouver devant la version humaine d’un serpent. Le fait qu’elle s’exprime dans un style ampoulé, presque siffloté n’arrangeait en rien l’impression.

« Nous mettons à votre disposition les chambres du premier étage. Quant aux corps, nous allons les déposer au sous-sol. Ser Hyrië sera incinéré au plus tôt, ainsi, vous pourrez transporter ses cendres jusqu’au Sanctuaire, où il pourra reposer pour l’éternité aux côtés de ses prédécesseurs. Si vous voulez bien prendre la peine de prendre vos quartiers, nous nous chargerons d’eux.
— Vous-même, faites bien attention au nain lui-même, surtout. implora Mordvain.
— N’ayez crainte, Ser, tout sera pris en charge par nos Sœurs. » le rassura la femme.

Shanas se retourna vers ses comparses et soupira :

« Ils vont essayer de contacter ce Jabbur. Il nous reste encore à faire le tour de nos contacts ici.
— Tu crois vraiment que demander à ces gens s’ils ont vu du monde va nous faire avancer ?! jeta Siraliel, sceptique.
— On doit au moins essayer. Si on ne trouve rien, nous nous dirigerons vers le Sanctuaire et…
— Est-ce nécessaire ? coupa Danur. Je suis convaincu que Letha est notre nouvelle Légion. À quoi servirait de faire le voyage jusqu’à Rivage pour qu’ils nous disent ce que nous savons déjà ? Nous perdrions un temps précieux.
— Rivage ?! Mais c’est à l’autre bout de Valdhaïss ! » s’exclama Letha, ahurie.

Mais personne ne sembla se préoccuper de lui répondre. Rivage ! Bon sang, ils en auraient pour des semaines de voyage avant de rejoindre la minuscule province Riveraine.

« Je ne suis toujours pas convaincue ! jeta Siraliel.
— Bien sûr que si, tu l’es. rétorqua sèchement le nain en lui jetant un regard agacé. Seulement, tu refuses de laisser partir Hyrië. Je comprends ta peine mais ça ne sert à rien de mettre sa mort sur le dos de Letha.
— Elle l’a dépouillé ! Ce n’est qu’une…
— On a tous un passé, Sira. Glorieux ou pas, tu ne devrais pas juger ce que tu ne connais pas. Et puis, en devenant le Rempart, nous avons laissé derrière nous ce que nous étions. ajouta Shanas dans un soupir.
— On est donc d’accord, on oublie le Sanctuaire ?
— Je ne sais pas. Imaginons qu’on ne trouve pas ce qu’Hyrië cherchait, nous atterrirons dans une impasse. On ne peut pas se contenter d’errer et de tomber sur d’autres villages massacrés. Il nous faut quelque chose, n’importe quoi, qui puisse nous aider à arrêter ces attaques.
— Mais que veux-tu le Sanctuaire y fasse ?! Ils n’en savent pas plus que nous !
— Je sais bien. Mais il faudra bien former un minimum Letha, ne serait-ce que pour les prévenir qu’il est inutile de faire le tour de Valdhaïss pour chercher d’autres probables porteurs et…
— Je persiste à dire qu’on devrait au moins la leur présenter. Pour être sûrs. marmonna Siraliel en croisant les bras sur sa poitrine.
— Occupons-nous d’abord de nos affaires à Tusse. soupira Danur en passant une main fatiguée sur le chignon qui maintenait ses cheveux en place.
— Nous devrions nous reposer. Une fois que Mordvain aura mis la main sur ce Jabbur, la situation se débloquera probablement.
— J’espère que tu as raison. » marmonna Siraliel.

Letha s’engouffra dans la chambre qu’on lui avait allouée et même si elle se sentait éreintée, la jeune femme se sentait mal à l’aise dans l’enceinte de cette antenne du Sanctuaire. Elle n’avait pas souvent entendu parler de cet endroit. Letha en savait probablement autant que n’importe quel fouillepoche, autrement dit, pas grand-chose. Mais ce qu’elle savait n’était pas pour la rassurer. Le Sanctuaire, en plus d’être apparemment le camp de base du Rempart, était un genre d’école de mages. Être aux côtés de Mordvain était déjà suffisamment inquiétant, sans parler de l’imminence de la rencontre de Jabbur le dépeceur, alors s’imaginer en plein milieu d’une école de mages avait de quoi rendre Letha nerveuse. Peut-être était-ce vrai, ce qu’on disait sur certains mages, peut-être certains étaient-ils capable de lire dans les pensées. Et s’ils découvraient ce qu’elle savait ? Ce qu’elle avait voulu cacher par crainte…de quoi exactement ?! D’être accusée à tort ? Ça n’aurait pas été la première fois. Peur d’être obligée de prendre part à tout ça ?
D’après Danur, c’était déjà le cas. Alors quoi ? Que craignait-elle en réalité ? En s’allongeant sur le lit, les yeux fixés sur le plafond blanc, la jeune femme mit un moment avant de comprendre. Ce qu’elle avait peur de perdre, c’était la seule chose qu’elle possédait encore : sa liberté. Elle comprenait l’urgence de la situation. Si des malades capables de tuer en faisant apparaître de la fumée du néant, alors il fallait faire quelque chose. L’ennui, c’était qu’elle doutait fortement d’être à la hauteur d’une destinée pareille. Les héros, ça courent pas les rues. Ça y vivait encore moins. Et le prix à payer qu’on lui demandait pour stopper cette chose lui paraissait trop élevé à elle, qui n’avait jamais rien eu d’autre. C’était comme demander à un miséreux de donner sa chemise pour éteindre un incendie. Ça ne servait à rien et il était très peu probable que ça suffise.
La jeune femme passa ce qui lui sembla une éternité à fixer le plafond avant de lentement sombrer dans un état de semi-conscience qui lui permit de se reposer. Ce ne fut qu’à la nuit tombée qu’on vint frapper à sa porte. Letha se demanda un instant pourquoi ils avaient besoin d’elle pour aller voir le dépeceur mais se dit qu’il ne valait mieux pas passer pour une fille capricieuse. Elle suivit donc Danur jusqu’à l’extérieur du bâtiment où attendaient les autres. Le corps du mercenaire nain était de nouveau allongé sur la charrette mais au moins, était-il pudiquement recouvert d’un drap. Mordvain s’était placé à l’avant, là où on trouvait habituellement un cocher et Danur grimpa à l’arrière, se laissant choir en face de Shanas et Siraliel, seulement séparé d’eux par le cadavre. Letha soupira de dégoût mais monta néanmoins à sa suite. Mordvain frappa la charrette du bout de son bâton et cette dernière eut un léger sursaut avant de se mettre en branle dans le silence seulement entrecoupé des grincements des roues.
Le trajet fut ponctué de chuchotements autour d’eux et il était certain qu’ils devaient avoir l’air d’un attroupement très atypique.

« On va où, comme ça ?
— Mordvain est parvenu à retrouver son ancien élève. Apparemment, il habite dans à Noirefosse et il refuse de nous rencontrer autre part que dans son atelier. répondit Shanas.
— J’espère simplement que le nom n’est pas prophétique. renifla Siraliel.
— Le contraire serait étonnant. » rétorqua Letha en regardant les environs.

Elle devina sans peine qu’ils venaient de changer de quartier. Même sans le panneau grisâtre qui trônait dans un coin indiquant le nom de Longséjour, il suffisait de voir les bâtiments pour le constater. À Richebourg, il existait encore un certain espacement entre les immeubles. À Longséjour, les maisons des artisans étaient si étroites qu’ils devaient probablement ignorer la signification du mot intimité. Suivant la rue rectiligne, Mordvain fit s’engager leur convoi des ruelles encore plus étroites et sombres et, déjà, Letha sentit l’atmosphère changer autour d’eux, comme si elle se chargeait de mort et de danger. Nerveuse, elle joua avec la corde de son arc, son regard parcourant sans cesse l’endroit, à la recherche du moindre signe suspect. Ils y étaient. Noirefosse. Les murs étaient si noirs qu’on avait peine à distinguer les bâtiments de la nuit ambiante. L’endroit était plus silencieux que la mort elle-même et pourtant, Letha en était certaine, de nombreuses personnes hantaient ces rues. Elle voyait leur silhouette se découper dans l’ombre, pour les moins discrets d’entre eux. Ils suivaient le cortège, peut-être intrigués, probablement certains de faire affaire. Et puis, Siraliel était un met de choix. Elle ferait un excellent esclave à Grandeplaine. Mordvain fit s’arrêter la charrette au fond de la rue et Letha vit brusquement toutes les silhouettes s’évanouir. La jeune femme finit par comprendre pourquoi. Ils étaient arrivés. La devanture de la maison devant laquelle ils s’étaient arrêtés était jonchée d’inscription kabbalistique. La jeune femme se demanda si cela signifiait vraiment quelque chose où si c’était seulement destiné à effrayer les curieux. Mordvain se laissa tomber au sol et frappa la porte de son bâton.

« Jabbur Mitraz’Verdz toi-même. Moi-même, Mordvain Mitraz’Gorvalin demande audience. »
Un silence dérangeant suivit sa déclaration et Letha aurait diablement voulu que cela indique que le dépeceur n’était pas chez lui. Elle pria La Noire et Bran pour que Mordvain se décide à rentrer à l’ambassade.

« Jabbur le Dépeceur toi-même ! Ouvre ! » s’agaça Mordvain.

Alors, la porte s’ouvrit dans un grincement sinistre et un rire grave et aux intonations à la fois grossière et moqueuse s’extirpa de la maison.

« Toi être loin, SerMitraz… » susurra la voix rauque qui fit se dresser les cheveux de Letha sur sa nuque.

La porte s’ouvrit davantage et elle écarquilla les yeux. Un ogre ! Jabbur le dépeceur était un putain d’ogre ! Bon sang, comment quelqu’un d’aussi craint pouvait être issu d’une race aussi profondément et unanimement considérée comme débile ?! L’ogre était un gaillard haut d’environ deux mètres vingt et si Letha en croyait l’éclairage qui venait de son atelier, la couleur sable de sa peau tranchait avec le bois sombre dont était fait son atelier. Doté d’un volumineux crâne chauve et d’oreilles proéminentes et décollées, Jabbur le Dépeceur avait toutes les caractéristiques physiques attribuées aux ogres. Deux petits yeux noirs perdus sous une arcade sourcilière particulièrement prononcée fixaient Mordvain avec sarcasme. Il possédait une bouche édentée qui devait contenir plus de trous que de dents et les deux piques de métal qui lui sortaient du menton s’accordant parfaitement avec l’anneau qui entravait ses narines, achevaient de lui donner un air étrange, entre ridicule et effroi. Tâchant d’ignorer son accoutrement et de garder son regard fixé sur son visage difforme, Letha inspira profondément avant de gémir en voyant subitement que ce qui pendaient, accrochées à l’espèce de ceinture qui lui traversait le torse, n’étaient pas des bourses comme elle l’avait d’abord cru, mais des têtes miniaturisées.
Laissant échapper un frisson de dégoût, Letha continua son examen qui acheva de la convaincre que l’ogre était bien Jabbur le Dépeceur. Il portait un tablier plus rouge de sang que tout ce qu’elle avait jamais pu voir.

« Bonjour, toi-même Jabbur Mitraz’Gorvalin. Moi-même, je suis venu quérir ton secours.
— Que baragouine ? »

Mordvain, l’air désespéré, marmonna quelque chose en se frappant le front du plat de la main, de dépit sûrement. Il se retourna vers Letha et dit :

« Moi-même, requiert votre aide à vous-même, Eiletha. »

La jeune femme se sentit vexée l’espace d’un instant qu’il puisse penser qu’elle ait le vocabulaire limité d’un ogre mais prit sur elle, avala sa salive et lâcha :

« Toi, découpe macchabée. Nous voir secrets.
— Aaaah, toi dire plus tôt ! s’exclama l’ogre dans un sourire malsain, ouvrant sa porte, les incitant à rentrer. Quoi découpe ?
— Du nain. »

Jabbur tourna le regard vers Danur qui recula en fronça les sourcils, l’air pas rassuré. Jabbur l’examina un moment et se retourna vers Letha.

« Ça, pas mort.
— Pas moi ! » éructa Danur, l’air si offensé qu’il fit doucement rire Letha.

Shanas se tourna vers le mercenaire nain et en ôta la couverture pour le présenter à l’ogre. Ce dernier s’approcha, posa sa large main autour du poignet du cadavre et le souleva comme s’il s’était agit d’un sac de voyage à moitié rempli. Il le fit entrer dans son atelier et Letha et ses comparses l’y suivirent. L’atelier était éclairé, ça et là par quelques lampes à huile et Letha tâcha d’ignorer les bocaux remplis de globes oculaires, de mains et autres réjouissances de ce genre. Jabbur lâcha le nain sur ce qui semblait être sa table de travail.

« Toi quoi paye ?
— Euh…Mordvain, vous avez de quoi le payer ? »

Le Korrigan sortit de Letha ne savait où, une bourse pleine qu’il déposa avec une grimace de dégoût sur l’établi poisseux de Jabbur. Ce dernier ouvrit la bourse et finit tomber les couronnes dans une bassine. Il eut une grimace et releva la tête.

« Pas paye ça.
— Toi, quoi veut ?
— Tifs.
— Quoi ?
— Quoi ? répéta Jabbur, l’air si idiot que Letha se demanda un instant s’il avait compris quoi que ce soit depuis le début de leur conversation.
— Tu veux des cheveux ?! » éructa Letha, ahurie.

Puis, comme Jabbur ne semblait décidément pas en mesure de comprendre une phrase complète, la jeune femme reprit :

« Pourquoi toi veut tifs ? »

L’ogre la gratifia d’un grand sourire dérangeant et s’éloigna dans son arrière-boutique pour en revenir avec une masse informe qu’il finit par déposer sur son crâne dégarni. Une perruque, faite de véritables cheveux. Le fait était qu’un ogre chevelu était quelque chose de passablement étrange et ridicule mais si on prenait en compte le fait que la perruque soit constituée de dizaines et de dizaines de mèches de couleurs et d’aspect différents, l’ogre paraissait s’être costumé pour un quelconque spectacle burlesque. Il tourna sur lui-même, l’air de vouloir qu’on l’admire et Letha vit qu’un pan de la perruque était encore vierge.

« Toi vouloir quels tifs ?
— Tes tiens.
— Mes… ? Ça va pas la tête ?! » s’écria la jeune fille.

Jabbur fit la moue et reposa précautionneusement sa perruque sur un crâne qui trônait sur l’étagère.

« Si pas tifs, pas secrets. »

Letha resta bouche-bée et se tourna vers Mordvain et ses compagnons, cherchant du soutien.

« Franchement, vu dans l’état où ils sont, il te rendra un service. ricana Siraliel.
— Et ses siens. Tifs rouges, tifs jaunes. Jolis, jolis. ajouta Jabbur dans un sourire dérangeant.
— Qu’il éloigne ses sales mains de moi ! s’écria Siraliel en se cachant derrière Danur.
— Ah, tout de suite, on est moins coopérative, hein ! ricana Letha.
— C’est important. Je ne pense pas qu’il veuille vous scalper. Peut-être juste une ou deux mèches… » tenta Shanas.

Letha le dévisagea, ayant envie de dire que s’il avait si envie de lui donner ses propres cheveux, il était le bienvenu. Mais elle finit par soupirer et redressa la tête vers Jabbur, prête à marchander. Prenant une de ses mèches entre ses doigts, elle lui montra une longueur de dix centimètres et lâcha :

« Ça. Pas plus. Tifs à toi, secrets à nous.
— Jaunes aussi.
— Il veut une mèche des tiens, Siraliel.
— Hors de question ! Ça se trouve, il pourra faire des trucs bizarres avec. Nous contrôler !
— Il peut faire ça, Mordvain ?
— Moi-même croit que Jabbur lui-même veut simplement une perruque. Jabbur lui-même a toujours eu des goûts…discutables.
— C’est rien de le dire.
— Sira…commença Shanas en se tournant vers elle.
— Non ! Donne-lui donc, toi ! »

Shanas haussa les épaules et se tourna vers Jabbur mais celui-ci grimaça avec dédain :

« Nah, nah. Moi veut jaune !
— Sira ! On va pas y passer cent sept ans ! Donne-lui une fichue mèche de cheveux ! » gronda Danur.

Sira le regarda comme s’il venait de la trahir et elle finit par soupirer. D’un même mouvement, Letha et Siraliel se séparèrent d’une mèche de cheveux d’une dizaine de centimètres. Jabbur eut l’air aux anges et commença à taper dans ses mains. Il tendit ses larges paumes et récupéra les mèches qu’ils s’empressa de plonger dans un bassin d’eau trouble, les regardant avec délice. Lorsqu’il se mit à les caresser avec attention, Letha détourna les yeux, se sentant étrangement mal.

« Quand secrets datent ? s’enquit Jabbur en se tournant vers Letha, l’air tout de suite plus sérieux et en voyant ses yeux noirs rétrécir encore, Letha se rappela soudainement que cet ogre était le Dépeceur.
— Qu’est-ce qu’on veut voir, exactement ? Ce qui l’a tué ? s’enquit la jeune fille en déglutissant.
— Mais comment on va bien pouvoir le voir ? s’exclama Sira.
— Tu tiens vraiment à le savoir ? rétorqua Danur dans une grimace.
— Euh…oubliez pas ma question. On pourrait demander à savoir s’il a vu Hyrië.
— Je doute que ça soit possible. Apparemment, il a besoin d’une date précise, alors mieux vaut se contenter du jour de l’attaque. On est pas certains qu’il ait croisé Hyrië. Disons donc, il y a trois jours. Tout le monde est d’accord ? »

Les autres hochèrent la tête d’un même geste et Letha se racla la gorge.

« Trois soleils. Quand lui mort. »

Jabbur hocha la tête et se mit à siffloter doucement avant de farfouiller dans ses instruments qui luisaient de propreté, contrairement au reste de son atelier. Il en ressortit une petite hache très affutée dont il examina longuement le tranchant, puis, d’un geste brusque, il l’abattit sur le cou du nain, faisant sursauter ses invités. Letha gémit de dégoût et détourna le regard tandis que le sang du nain inondait la table creuse dans laquelle il avait été déposé. Sans se soucier de souiller son sol, Jabbur se saisit de la tête et la mena jusqu’à une seconde table, plus petite. Il se saisit d’une étrange pince courbée et alors qu’il l’approcha du visage du nain, Letha marmonna :

« Je crois que je vais vomir.
— On sera deux. » grommela Danur, ne semblant pouvoir détacher son regard de la scène morbide.

Jabbur entonna alors un étrange chant et brusquement, la pince avait retiré l’œil droit du nain de son orbite. Il l’examina et dit d’une voix déçue :

« Hmm, bon fumet. »

Letha se décida à faire comme si elle n’avait rien entendu. Jabbur déposa l’œil dans un bocal en verre rempli d’une eau teintée d’un liquide jaune. Le second œil le rejoignit bientôt et Jabbur délaissa sa pince pour en prendre une seconde, aussi tranchante qu’un rasoir. Avec application, il entreprit de séparer les oreilles du malheureux nain, de son crâne. Les deux appendices rejoignirent les yeux et bientôt, Jabbur délaissa la tête pour se tourner vers le fond de la pièce. Par terre, un bac en métal blanc trônait et bientôt, il fut rempli d’eau claire à laquelle Jabbur s’empressa de rajouter un tas de poudre et de liquide. L’eau se mit à fumer et dégagea bientôt une horrible odeur de souffre. Il se saisit de la tête du nain par les cheveux et Letha ferma les yeux trop tard. La jeune femme était certaine qu’elle n’oublierait jamais ce visage énucléé et séparé de ses oreilles. Jabbur déposa la tête dans le bac qui se mit à bouillir furieusement. Jabbur revint alors près des yeux et des oreilles, les examinant à travers le bocal.

« Nain. Nain…Hmmmm… »

Il s’enfonça encore dans la pièce, passant devant un meuble qui faisait toute la largeur de son atelier, ouvrant et refermant des tiroirs.

« Aaaah. Nain, diamant ! » pouffa-t-il comme s’il se moquait de lui-même pour avoir hésité.

Il déposa deux diamants sur le rebord de la table où il avait énucléer le nain, avant de chercher de nouveau dans son meuble. Letha, stupéfaite resta un moment à fixer les deux diamants, se demandant par quel miracle un ogre qui vivait dans les bas-fonds de Tusse, avait pu se procurer ce qui semblait être des diamants d’une extrême pureté. Bientôt, les diamants furent rejoints par deux petits pierres rouges que Letha assimila aussitôt à des rubis, sans trop savoir d’où lui venait cette certitude. Jabbur prit avec lui deux autres bocaux et les déposa à côté de l’autre. Il versa un épais liquide transparent avec de rajouter avec précaution deux gouttes d’une de ses mixtures.
Le mélange se teinta d’une couleur bleuâtre dans laquelle Jabbur plongea alors un premier diamant, puis un deuxième. Puis, il se saisit délicatement d’un premier œil avant de se positionner juste au-dessus du bocal au diamant. Avant même que l’esprit de Letha ait eu le temps de lui ordonner de fermer les yeux, Jabbur écrasa l’œil entre ses deux paumes et un liquide noirâtre s’en extrait. Il prit un couteau et entreprit de racler le liquide de ses doigts pour le faire tomber dans le bocal aux diamants. Il répéta la même opération avec le deuxième œil, sous les regards livides de ses hôtes. Puis, Jabbur ferma le couvercle, sifflota de plus en plus mal et se mit à secouer énergiquement son récipient.
Sous les yeux ébahis du Rempart de Valdhaïss, il finit par reposer le bocal et s’empressa de rejoindre sa réserve d’où il ressortit, un bâton de bois surmonté d’une pierre rouge, dans la main. Du bout de son bâton, il tapota le couvercle du récipient et bientôt, le liquide s’illumina d’une lueur jaune pâle. À l’intérieur, les diamants s’opacifièrent légèrement, se parant d’une teinte jaune étrange. Puis, Jabbur entreprit de faire la même chose avec les oreilles et les rubis, à ceci-près qu’il broya les oreilles à l’aide d’un outil étrange. Finalement, toujours dans le silence le plus complet, Jabbur le Dépeceur s’approcha du baquet fumant dans lequel il avait plongé la tête du mercenaire. Il se saisit d’une grosse pince et la plongea dans le baquet. Il en ressortit un crâne dénué de tout lambeau de peau. Comme si la chair s’était décomposée et que le nain était mort depuis des années, tandis que son corps, toujours couché à quelques mètres de là, était demeuré à peu près intact.

« Presque. » s’enthousiasma-t-il en déposant le crâne sur l’autre table, juste après avoir déposé une bougie en dessous. Il s’empara ensuite d’un linge qui avait probablement été blanc, dans une autre vie, et entreprit de l’attacher sur un pan de mur vierge d’étagères ou d’autres étrangetés du même genre.

Puis, il prit un étroit burin dont il se servit pour créer deux minuscules trous, à l’endroit où s’étaient trouvées les oreilles. Avec précaution, il sortit les deux diamants du premier bocal et entreprit de les disposer, dans leur orbite respective. Dans les trous qu’il avait pratiqué de chaque côté du crâne, il plaça les rubis. Enfin, Jabbur incita ses invités à se placer face au drap. Lorsque Mordvain fit un signe de la tête, le Dépeceur tapota le crâne du bout de son bâton. Letha devina que la mèche de la bougie s’était enflammée en sentant une étrange odeur de cire envahir la pièce. Jabbur s’assit sur le rebord d’un tabouret et fixa le drap, semblant attendre Bran savait quoi. Brusquement, des ombres se projetèrent sur le drap accroché au mur et il fallut un moment avant que les images soient assez nettes pour être décryptées.
C’était une étrange invention – si tant est qu’on puisse vraiment lui donner ce nom – jugea Letha. C’était comme si l’on voyait quelque chose à travers les yeux de quelqu’un, en l’occurrence, le mercenaire nain. Il semblé s’être dissimulé entre deux des maisons qui avaient constitué le village de la Voie Royale et fixait une silhouette qui semblait examiner la porte de l’auberge du village.

« Hyrië ! Il est passé par là ! » s’exclama Siraliel, abasourdie.

Le nain s’approcha lentement de l’auberge alors qu’Hyrië s’était déjà engouffré à l’intérieur. L’air de rien, le nain l’y suivit et s’installa sur une table, hélant la serveuse sans même tenter d’être discret. Soit c’était une tactique pour ne pas attirer la méfiance d’Hyrië, soit ce mercenaire n’avait vraiment rien fait d’autre que de suivre un Dokkàlfar pour vérifier qu’il était ou n’était pas celui qu’il recherchait. Le nain jeta un très furtif coup d’œil à Hyrië, si bien que Letha devina qu’il en avait après lui, d’une façon ou d’une autre. Ce n’était pas pour simplement vérifier son identité.
Le Dokkàlfar semblait particulièrement agacé. Il s’entretenait avec l’aubergiste et un début de conversation leur parvint. La voix d’Hyrië retentit dans l’atelier de Jabbur, dans un écho étrange, comme s’il était encore là, quelque part.

« …du monde ? demandait Hyrië.
— Ah pas ici, Ser. C’est pas la meilleure période pour chercher du boulot. Mais tu devrais aller vers Tusse, dans quelques jours se tiendra la Fête de la soie. Ce n’est qu’une petite fête mais tu trouveras peut-être du…
— Ce n’est pas ce que je cherche. Je cherche à voir du monde. » s’irrita le Dokkàlfar.

Le tavernier le regarda comme s’il était à moitié dément et Hyrië finit par soupirer et déserta la taverne sans jeter un seul regard au nain. Lentement, Letha devina que le nain s’était résolu à suivre Hyrië à l’extérieur mais ayant dépassé l’écurie, il se figea et se tourna alternativement à droite et à gauche, comme s’il avait perdu de vue le Dokkàlfar. Puis soudain, les images ne montrèrent plus que le ciel et il ne fallut pas longtemps à Letha pour deviner que le nain avait lourdement chuté. Lorsqu’il voulut se relever, Hyrië, le visage sec, le tenait en joue.

« Que cherches-tu, mercenaire nain. Tu es bien loin de Forge-Armure…
— Comment tu sais que…bredouilla le nain.
— Si tu étais un véritable exécuteur, tu serai directement venu me voir. Et tu te tiens comme un homme de Rivefière. J’en déduis donc que tu es de Forge-Armure. La réelle question est pourquoi es-tu ici ? »

Le Nain demeura muet et Hyrië plissa les yeux.

« Laisse-moi deviner. La Reine-Prêtresse. Tu as reçu un ordre d’Ordalie…Combien t’a-t-elle offert pour sa tête ? »

Il n’eut que le silence pour réponse. Hyrië s’approcha alors doucement et dans un mouvement très rapide, il changea de flèche pour en pointer une autre, à la pointe irisée, sur le nain.

« C’est une pointe de verre. Dedans, il y a un poison très puissant qui va mettre des jours à te tuer. Tu veux vraiment que je te l’enfonce entre les deux yeux ?
— Cinq milles couronnes. lâcha le nain avec agacement.
— Hmm…C’est peu cher payé, pour une vie…
— Tu rigoles ?! Avec cinq mille couronnes, je peux m’offrir un permis-de-voix, ici. Je peux quitter Rivefière sans crainte. Tu sais ce qu’ils font aux hommes, là-bas ?! Elle m’a promis l’exil si je ramenais la tête de ce Dokkàlfar. Une vie pour une vie. Ce n’est pas si cher payé.
— Vraiment ? Et pourquoi ta vie vaudrait-elle plus que la sienne ?
— Parce que je l’ai décidé. Désolé pour ce gars, mais s’il s’est mis à dos la Reine-Prêtresse, alors c’est que ça ne doit pas être un gars si bien que ça.
— Tu te trompes. Il n’a jamais rien fait à la Reine-Prêtresse. Il n’a jamais mis les pieds à Rivefière et j’espère pour lui qu’il ne le fera jamais. Maintenant, dis-moi…combien vous êtes ?
— Quoi ?
— À combien d’autres mercenaires a-t-elle confié cette tâche ?
— J’en sais rien. Peut-être une dizaine…
— J’en ai déjà tué trois. Avec toi, ça fait quatre.
— Hey ! Tu as dit que si je parlais, je…
— Je ne t’empoisonnerai pas, voilà ce que j’ai dit. Je n’ai jamais parlé de ne pas te tuer. Mais il y a peut-être un moyen…
— Lequel ?
— Abandonne ta quête et je te laisserai partir. Sache simplement que je le saurais, si tu tentes un jour de t’en prendre à lui.
— Même si je le voulais, j’peux pas. La Reine va m’envoyer les Lames de Zëo au cul si je ne reviens pas et Bran sait quoi d’autre !
— Les lames de Zëo ne sont rien face au Rempart de Valdhaïss. Tu es sûr de vouloir te mettre à dos ceux qui protègent Valdhaïss ?
— Le Rempart ? Tu dis que tu es…
— Je suis Légion.
— Je ne te crois pas. Tu es seul. Si c’était vrai, les autres…
— Ce n’est pas leur combat. Mais il suffit que je le décide pour que ce soit le cas. »

Hyrië plongea ses yeux bleus lumineux dans ceux du nain et Letha eut l’impression qu’il pouvait tous les voir.

« Alors ?
— Même si t’es bien qui tu prétends être, j’ai plus de chances de t’échapper à toi qu’aux Lames de Zëo. »

À la plus grande surprise de Letha, Hyrië éclata d’un rire dédaigneux au possible.

« C’est si mal me connaître, fils-de-la-pierre. Tu n’as aucune idée de ce que je pourrais faire pour lui sauver la vie. Je m’arracherai le cœur, si ça aidait. Alors arracher le tien ne me posera aucun problème. »

Hyrië s’accroupit pour se mettre à hauteur du nain, visiblement toujours allongé par terre, quoi que le buste probablement redressé.

« Si tu t’approches de Ryltar, si tu poses ne serait-ce qu’un doigt sur lui, je te traquerais sans relâche comme un chasseur traque sa proie. Nuit et jour, jour après jour, mois après mois, année après année, je serai derrière toi, à te suivre à la trace. Je te hanterai. Tant et si bien que tu ne pourras plus jamais poser ta tête sur l’oreiller sans craindre de te réveiller face à moi. Et plus jamais tu ne connaîtras la paix. J’effacerai ce mot de ton esprit. Et lorsque tu t’y attendras le moins, je frapperai, et là, ton agonie ne fera que commencer. N’oublie pas, comme ton contrat, je suis un Dokkàlfar. De la Maison Narelir. Je suis sûr que tu en as entendu parler…Nous sommes très connus, même au-delà des frontières de Torneval… »

Narelir. Letha frissonna en imaginant sans problème quels sévices auraient pu infliger le Dokkàlfar au nain. La maison Narelir était l’une des plus anciennes et des plus puissantes maisons Dokkàlfar. À tel point qu’elle était l’une des rares à avoir vu sa renommée dépasser les frontières de leur nation. On connaissait la maison Meyrial pour ses combattants émérites. L’un de ses membres, qui était mort six cent ans plus tôt, était supposé avoir défait sept hommes et sept nains dans un seul combat. Quant à la maison Eirilarin, si on ne croisait jamais l’un de ses enfants, c’était parce qu’ils étaient les espions les plus chers et les plus doués de tout Manawen. Certains disaient que c’était un espion Dokkàlfar issu de la maison Eirilarin qui avait mis fin aux jours de l’une des plus dangereuses Reine-Prêtresse de Rivefière, chose quasiment impossible lorsqu’on savait qu’elle avait été nuit et jour entourée de près de cinquante femmes armées jusqu’aux dents. Et si la maison Narelir était connue, c’était pour ses techniques de guerre plutôt barbares. Tortures, poisons et autre joyeusetés de ce genre étaient le quotidien de cette maison. Et Hyrië se vantait d’en faire partie. En voyant son regard déterminé et menaçant, Letha ne put douter un seul instant de la véracité de ses dires.

« D’accord…souffla le nain.
— J’ai ta parole ?
— Et moi la tienne ? » rétorqua le nain.

Hyrië hocha la tête après s’être relevé et le nain l’imita. Hyrië se détourna pour partir quand il interpella une dernière fois le nain :

« Si tu crains les lames de Zëo, va au Sanctuaire. Là-bas, la Reine-Prêtresse ne pourra pas t’atteindre.
— J’pourrais pas rentrer. Tout le monde sait qu’il y a un bouclier magique ou un truc dans le genre qui empêche les gens d’entrer.
— Dis simplement que tu viens en paix. Si tel est vraiment le cas, tu pourras passer. Au revoir, fils-de-la-pierre. Que La Noire veille sur toi. »

Hyrië s’éloigna tandis que le nain grommela :

« Pas trop, quand même. »

Le mercenaire soupira et se décida à rejoindre l’auberge. Grommelant dans sa barbe, il s’assit à la première table de l’auberge qu’il trouva.

« Et comment j’y vais, moi, à ce Sanctuaire. Comme s’ils allaient me croire, là-bas…
— Hey, le nain, tu comptes parler tout seul sans consommer encore longtemps ? vitupéra l’aubergiste.
— Amène-moi donc une pinte de bière. Même si vous, les humains, vous ne savez pas brassez, c’est toujours mieux que cette vase que vous appelez eau. »

L’aubergiste le servit en ronchonnant et lorsqu’il eut avalé sa pinte, émit un bruyant rot qui agaça l’aubergiste et les rares clients qui se tenaient ça et là, le nain se décida à grimper à l’étage pour rassembler ses affaires dans son sac. Il ne fallut qu’une dizaine de minutes avant que des cris ne parviennent aux oreilles du nain. Presque instinctivement, il se saisit de ses deux lames et jeta un coup d’œil par la fenêtre, sans rien voir. Puis, il se précipita vers l’extérieur, voyant simplement des gens courir se réfugier dans leurs chambres. Le nain descendit quelques marches pour simplement apercevoir des gens hurler puis tomber comme des mouches.

« Qu’est-ce-que…Saleté ! »
Le nain regagna sa chambre et se précipita dans l’armoire pour la refermer, prêt à attaquer quiconque viendrait. Il entendait toujours des cris, des bruits de pas dans l’escalier, comme des gens fuyant quelque chose. Puis, il n’y eut plus rien. Jabbur fronça les sourcils et frappa sur le crâne de son bâton.

« Par Bran ! Que s’est-il passé ?! Pourquoi n’a-t-on pas vu que…Il n’y avait rien ! s’exclama Shanas, ahuri.
— Je ne comprends pas. Pour que quelqu’un puisse empoisonner – si c’est bien de cela qu’il s’agit – il aurait forcément fallu qu’il pénètre dans l’auberge ! Là, il n’y avait personne, rien, à l’intérieur comme à l’extérieur. »

Letha fronça les sourcils. Elle-même ne comprenait pas. Cette fois, alors que tout semblait similaire à ce qu’il s’était passé à Balzar, elle n’avait vu ni fumée, ni silhouette. Peut-être avait-elle rêvé ce détail ? Mais la jeune femme sut que c’était impossible. Elle n’avait qu’à fermer les yeux pour se remémorer avec moult détails, ce qu’il s’était passé dans la prison.

« Ce n’est peut-être pas un empoisonnement…jugea alors Danur.
— Tu as une autre idée ? Qu’est-ce qui aurait pu faire ça ?!
— Ça pourrait être de la magie.
— De la magie. Aucune magie connue ne peut faire un truc pareil !
— Parce que tu savais que la magie pouvait faire ça ? » rétorqua Danur avec scepticisme, désignant l’atelier de Jabbur des mains.

Siraliel pencha la tête, lui accordant ce fait.

« Ceci ne peut point être de la magie. intervint Mordvain.
— Pourquoi pas ? objecta Danur.
— Pas de sort, pas d’artefact. La magie elle-même est comme n’importe quelle arme. Pour blesser, il faut qu’un coup soit porté. Là, ce ne fut point le cas.
— Alors, on est pas plus avancés qu’avant. C’est du temps perdu.
— Tu plaisantes ? On a vu ce à quoi ressemblait une attaque.
— Mais ce n’est pas quelque chose qu’on peut voir, ni même toucher, rien. Ça vient comme ça, comme le vent. Ça pourrait arriver n’importe quand sans qu’on puisse le prévoir.
— Ceci, il est prématuré de dire. rectifia le Korrigan.
— Pourquoi ?
— Nous-même n’avons eu qu’un aperçu sommaire de ce qu’il s’est passé. Il nous faudrait à nous-même, examiner les conditions dans lesquelles ce terrible évènement eut lieu.
— Et puis, on a apprit qui Hyrië cherchait.
— Quoi ? Quand ça ?
— Tu devrais être plus attentive. Il a parlé d’un certain Ryltar. Ce Dokkàlfar qu’il cherche à protéger, s’appelle Ryltar.
— Ouaoh, grande avancée, on a plus qu’à arrêter tous les Dokkàlfars qu’on croise pour leur demander s’ils s’appellent Ryltar et si ce n’est pas le cas, s’ils connaissent quelqu’un qui porte ce nom-là. railla la jeune elfe.
— Et on a un indice sur comment le trouver.
— De quoi tu parles ? lança Shanas en fronçant les sourcils.
— Tu as bien vu qu’Hyrië avait examiné la porte en entrant dans l’auberge.
— Et ?
— Et il y avait quelque chose de gravé dessus. »
Danur fouilla dans son paquetage et en sortit un vieux bout de chiffon accompagné d’un morceau de fusain. Letha jeta un bref coup d’œil à Jabbur, apparemment toujours intrigué par le fait que la vision se soit brusquement arrêtée. Il examinait le crâne d’un œil concentré – si tant est qu’on puisse considérer qu’un ogre ait la possibilité de se concentrer – et tapotait doucement, de temps à autre dessus.

« Ça ! » lança brusquement Danur, et Letha retourna la tête vers son dessin.
Il s’agissait de l’œil des Exécuteurs de Borée, planté de ses trois poignards et suivit de deux autres yeux, ouverts. Letha sourit. Cet emblème lui était déjà plus familier.

« L’œil des exécuteurs…Ça veut dire quoi, que ce Ryltar est un exécuteur ? s’enquit Siraliel.
— Nan, ça dit juste qui votre ami pensait pouvoir contacter pour trouver ce Ryltar. » intervint Letha.

Les autres tournèrent le regard vers elle.

« Qui ça ?
— Les fouillepoches. Ça, c’est l’emblème des fouillepoches. Enfin, l’un des emblèmes et celui-là est une ancienne version. Maintenant, il y a six yeux en plus de l’œil des exécuteurs.
— Pourquoi six ?
— C’est censé dire que pour chaque fouillepoche tué ou attrapé, il y en a six autres derrière lui. C’est un pied-de-nez qui veut dire « vous pouvez nous arrêter mais nous serons toujours là. »
— Et qu’est-ce que ça fichait, gravé sur le chambranle de la porte de l’auberge ?
— Normalement, ça veut dire qu’un fouillepoche peut trouver de l’aide, quelle qu’elle soit, à l’intérieur. Un endroit où se cacher, de l’aide ou des informations…
— Je vois…Mais dans ce cas, pourquoi l’aubergiste n’a pas aidé Hyrië ?
— Je vous l’ai dit, c’est un vieil emblème. Ça date d’il y a une vingtaine d’années, celui-là. J’pense qu’il est tout simplement plus d’actualité. L’auberge a du changer de propriétaires depuis le temps et eux, ils savaient pas ce que ça veut dire.
— Donc, si on veut trouver ce Ryltar, on doit trouver un endroit gravé du nouvel emblème… » devina Shanas.

Letha hocha la tête et reprit rapidement :
« Je vous garantis pas qu’ils trouveront, ni même qu’ils seront désireux de vous aider.
— Pourquoi pas ?
— Vous faites trop…pas fouillepoche. répondit Letha, se rattrapant au dernier moment pour ne pas déraper.
— Je vois. Et tu accepterais d’y aller pour nous ? » s’enquit Siraliel et tous les regards se tournèrent vers elle, stupéfait de son ton cordial.
Même Letha, était abasourdie.

« Quoi ?! Ça avait l’air important pour Hyrië et si elle peut aider à nous assurer que la dernière volonté d’Hyrië soit respectée, alors soit.
— Alors, Letha ?
— Laissez-moi faire. Je trouverai les fouillepoches.
— Vous-même en êtes sûre ? s’enquit Mordvain.
— Bien sûr. J’en suis une, après tout. »

Letha quitta l’atelier avec soulagement et se sentit étrangement satisfaite de pouvoir leur montrer qu’elle avait son utilité. Puis, aussitôt après, elle se demanda ce que ça pouvait bien lui faire qu’ils reconnaissent ses talents.

79