Chapitre 1
— Bougres de feuillets !
Basil Ravengrive enrageait. Pestant, il s’escrimait à rattraper, au vol, les pages de l’un des gros livres qu’il portait sous le bras dans le but ultime de le ranger dans son rayon. Décidé à ne pas lui simplifier la tâche, le livre en question s’était malencontreusement entrouvert, laissant échapper son précieux contenu.
— Vous ne voulez donc pas rentrer au bercail ! tempêta-t-il. C’est ce qu’on…
Il poussa un cri de surprise et lâcha tous ses pavés sans exception. Tentant dans le même temps de reprendre son équilibre à l’aide de ses bras, tout en les agitant vainement dans les airs. Car Ravengrive se trouvait également juché sur un grand escabeau à près de deux mètres du sol ! Un sol qui finit par se rapprocher à toute vitesse alors qu’il chutait inexorablement dans le vide entre deux rayonnages.
— Ouch !
Finalement, la réception se trouva être moins douloureuse que prévue car, loués soient les Architectes, un réceptacle bien moins résistant que le sol vint le sauver d’une très probable fracture.
— Tu tombes à pic, général Nérine ! s’exclama Ravengrive en se dégageant de son ami d’enfance.
La manœuvre effectuée, il entreprit de s’épousseter consciencieusement.
— J’aimerais en dire autant de toi, grogna Caleb Nérine alors que l’excentrique bibliothécaire ignorait sa main tendue.
Se relevant donc péniblement et tout seul, le général se massa les côtes tout en vérifiant soigneusement que l’une d’entre elles ne soit pas cassée. Pendant ce temps, Basil Ravengrive bougonnait :
— Bougre d’escabeau !
Rageur, il ramassait furieusement les feuilles éparpillées sans la moindre considération pour son coussin humain.
— Tout va bien, je n’ai rien, grimaça Nérine.
— Le matériel devrait décidément être régulièrement renouvelé ! Ces escabeaux sont ici depuis des lustres et sont bien trop étroits. Terrible défaut de conception, dangereux avec ça !
Il riva finalement de grands yeux effarés en direction du général qui, pour le bibliothécaire, n’avait pas l’air de saisir la conséquence directe de ce qu’il venait de constater.
— Un manque d’équilibre, crut bon de préciser l’excentrique avant de rajouter sur un ton exaspéré. Cette fichue trésorière me refuse une rénovation des lieux ! Arguant que cela serait trop coûteux pour le trésor de la Cité… Trop coûteux ?! Des nèfles, oui ! Si les réceptions du palais se faisaient moins onéreuses et bien moins récurrentes, ce fichu trésor ne serait pas dans le rouge à l’heure qu’il est. Et cette ruine branlante que l’on ose appeler une bibliothèque ne serait pas aussi décrépite !
Le général Nérine leva les yeux au ciel, où plutôt vers le plafond en ogives et berceaux ornés de peintures archaïques représentant de petits angelots vaquant d’un nuage à l’autre dans un ballet des plus oisifs. Cette fresque se trouvait être aussi étendue que la voûte qu’elle recouvrait. Une voûte qui perdurait aussi loin que le regard de Nérine puisse la suivre, car vite dissimulée par les édifiants rayonnages parcourant ce bâtiment où une vingtaine de maisons aurait aisément pu tenir. La trésorière Templeton ne devait pas être si loin de la vérité bien qu’il se garda d’oser une telle remarque à l’adresse du bibliothécaire au tempérament de feu.
Celui-ci, tel un tourbillon orangé, entreprit de ramasser ses livres pour dépasser Caleb Nérine dans un souffle. Ou plutôt un ouragan de commentaires acerbes sur la course à la ruine dont il se trouvait être le triste spectateur et victime. S’humectant les lèvres et soupirant, le général Nérine fut presque obligé d’observer un pas de course pour maintenir l’allure du râleur qui manœuvrait frénétiquement dans le labyrinthique dédale aux remparts de livres.
— Basil…, tenta-t-il dans un souffle.
— Je n’ai pas le temps, Général ! s’exclama celui-ci par-dessus son épaule tout en continuant sa ruée à travers les rayonnages poussiéreux. J’ignore quel est ton problème et je ne veux pas le savoir ! Débrouille-toi tout seul !
Nullement vexé, ni découragé par ce refus à première vue catégorique, Caleb Nérine accéléra l’allure. Bien décidé à ne pas se laisser distancer par Ravengrive qu’il soupçonnait d’utiliser le chemin le plus long pour sa destination. Très certainement dans l’espoir de le semer. Ils se connaissaient depuis longtemps tous les deux. Etant liés d’une solide amitié malgré leurs différences flagrantes et points de vue respectifs, et ceci depuis près d’une trentaine d‘années.
— Basil ! S’il te plaît.
— Je ne veux rien entendre, te dis-je !
Celui que l’on surnommait le gardien du Savoir était un homme de petite taille d’une cinquantaine d’années, à l’image de son poursuivant. Rachitique, ses muscles peu développés et secs se dessinaient sous une peau laiteuse trahissant de longues années d’études penché sur des manuscrits à parfaire son érudition. Ses cheveux d’un roux flamboyant, de même que sa barbe, constamment en désordres lui donnaient un air quelque peu hirsute tendant à lui ôter toute crédibilité. Ce que son regard perçant d’un bleu glacial évitait. Lui conférant une aura d’autorité qui lui assurait l’oreille attentive de la majorité des puissants de ce monde. En particulier, le Roi Orikh d’Irile. Cette même aura se trouvait malheureusement douchée par ses accès d’hilarité incontrôlables, sa franchise manquant cruellement de tact et son trop grand enthousiasme. Ce qui, malgré ses qualités et son savoir encyclopédique, en faisait un lamentable politicien.
Les virages se succédaient sans que le bibliothécaire ne consente à ralentir le train. N’y tenant finalement plus, Caleb Nérine opta pour une tactique différente. Délaissant l’ouragan roux, il bifurqua sur sa gauche dans l’intention de rejoindre le cœur de la bibliothèque d’Irile. Chose faite la minute d’après alors qu’il se trouvait devant une gigantesque table de travail cernée par les étagères…, telles d’incroyables murailles culturelles.
À dire vrai, Nérine ne pouvait s’empêcher de penser que cette table de quatre mètres sur cinq ressemblait, bel et bien, à un fort. Avec ses empilements de manuscrits et de grimoires s’élevant à d’invraisemblables hauteurs telles les tours d’un bastion intellectuel. Ses croquis, cartes et multiples autres plans, parsemant ce bureau surdimensionné, dont la plupart se trouvaient hors de portée à moins de se livrer à quelques exercices d’escalade…
Avec un soupir, Caleb Nérine s’assit à moitié sur l’un des rebords du monument tout en croisant les bras. Attendant patiemment un facétieux bibliothécaire certainement persuadé d’avoir perdu son poursuivant dans ce labyrinthe d’études. Des bruits de pas se firent bientôt entendre. Accompagnés d’un ricanement satisfait. Alors que l’ombre d’un sourire se dessinait sur le visage de Nérine, Basil Ravengrive, sa pile de livres toujours sous le bras, apparut au coin d’un rayonnage. La mine enjouée, il déposa son fardeau sans douceur avant de se décomposer au moment même où il aperçut l’intrus.
— Toi ?! s’écria-t-il en le pointant du doigt. Décidément Général, tu n’es pas un stratège de pacotille !
— Allons, tempéra celui-ci. Tu ne croyais pas sincèrement que cela allait marcher… J’ai à te parler, Basil.
— Chose faite ! Laisse-moi maintenant, j’ai à faire !
— Basil…
— Tu viens à moi bien trop souvent ! Et ceci pour des problèmes mineurs ! continua de pester Ravengrive sans laisser le temps à son ami d’en placer une. Tu n’as pas idée du temps que tu m’as déjà fait perdre… Et lorsque tu me fais perdre du temps à moi, c’est l’humanité toute entière qui en pâtit ! Ainsi en est-il pour les grands esprits de ce monde…
Sans se démonter suite à sa déclaration pédante, le bibliothécaire plongea ses yeux bleu glace dans le franc regard noisette de son interlocuteur interdit.
— Voilà ma responsabilité, mon terrible fardeau ! poursuivit-il. Je n’ai nul besoin que tu y rajoutes les tiens, Général. Je ne sauverai pas la totalité de la Garde d’Irile !
— Voyons Basil ! Il ne s’agissait que d’un seul soldat et il avait été accusé à tort par la rectrice. Si tu n’étais pas intervenu avec ta parfaite connaissance des lois de la Cité, il aurait été exécuté !
— Et maintenant, c’est ma peau que veut cette fichue Ronda Sadis ! s’écria Ravengrive en levant les bras au ciel. Elle est comme une de ces tarentules que l’on retrouve au Pays des Sables. Celles qui construisent leur terrier pour en camoufler l’entrée par une trappe, et par laquelle elles surgissent pour attraper leurs innocentes proies ! Et bien maintenant c’est mon tour, Général ! J’évolue sur un terrain inégal par ta faute, un terrain dangereux. Et cela fait trop de fois où tu m’envoies flirter avec cette fichue trappe ! Trop de fois où tu m’as mis sur le chemin de cette fichue rectrice !
Caleb Nérine soupira alors que son ami poursuivait son plaidoyer tout en triant énergiquement de multiples cartes étendues sur son plan de travail. Dans les faits, ce bibliothécaire aussi grincheux qu’arrogant n’avait eu affaire à la rectrice qu’à peine deux fois. Deux fois où il avait si bien remis à sa place cette femme, à la tête de la magistrature, qu’il craignait maintenant d’en payer les pots cassés. Au vu et au su de la réputation de cette Dame de pouvoir et à sa criante absence de compassion.
Pourtant, bien que les interventions de Ravengrive soient dues à la demande de son ami, lui seul était responsable de l’enthousiasme doublé de la minutie dont il avait fait preuve pour mettre cette haute personnalité plus bas que terre…
— Laissons cet effrayant prédateur se sustenter selon le cycle de la vie et restons le plus loin possible de son antre, continuait le gardien du Savoir. J’ai encore trop à réaliser, trop à démontrer ! Mes recherches sont de la plus haute importance, à tel point que tu ne pourrais le concevoir, Général !
— Basil, je ne suis point venu te demander des actes mais seulement des conseils…
Le bibliothécaire se tut avant d’adresser à Caleb Nérine un regard soupçonneux.
— Des conseils ? risqua-t-il au bout d’une dizaine de secondes d’un silence pesant.
Nérine acquiesça gravement.
— De plus, je ne serais pas venu te voir s’il n’en relevait pas de la plus extrême urgence…
— Des conseils ? répéta l’homme de savoir qui se renfrognait de plus en plus.
Lassé de ce petit manège, Caleb Nérine se leva. Ses mains jointes bloquant la cape qui lui recouvrait le dos, il annonça :
— Plus tôt dans la matinée, le Roi Orikh a reçu une missive écrite de la main de François de Nabar, lui-même…
— Peuh ! le coupa, sans détour, Ravengrive. Que nous veut encore ce fichu baron ? Annoncer une inflation des taxes ayant court sur les Baronnies et dans leurs multiples ports ? Une augmentation du droit de passage au barrage nabarois ? Allons bon ! Cet escroc épileptique n’est qu’un racketteur déguisé en gentilhomme ! Ras le bol de sa politique intéressée !
Le général Nérine serra les dents devant cette nouvelle intervention des plus inopportunes. Les Baronnies, situées au Sud des Contrées Marchandes, se trouvaient être un vaste territoire découpé en un patchwork de royaumes de différentes importances. Il s’y trouvait les Hauts-Royaumes, les Moyens-Royaumes – que l’on surnommait aussi le « Croissant », car longeant la côte – et les Bas-Royaumes qui se regroupaient sur la Bande Centrale des Baronnies. Le fait important était que pour chaque royaume – dont le plus grand égalait le plus grand des duchés en superficie, tandis que le plus petit pouvait très bien n’être qu’un village – il y avait un baron. Dans des temps pas si reculés, les barons se battaient entre eux. Mettant en jeu leurs vies et leurs royaumes, ainsi que leurs sujets. Cependant, cette tradition s’était perdue au profit de l’instinct de conservation dont faisait maintenant preuve la plupart d’entre eux.
François de Nabar, loin d’être épileptique comme le prétendait Ravengrive mais parcouru de tics et très nerveux, était le baron le plus puissant des Baronnies. À la tête de l’un des Hauts-Royaumes, Nabar, il s’était imposé par son génie à faire des profits de tout ce qu’il entreprenait. Dernier méfait en date était le barrage élevé jusqu’au Pic des Coranites. Montagne, en bout de la chaine des Mont-Sciés, jouxtant la frontière nabaroise. Point de passage des Contrées Marchandes aux Contrées Chantantes. Bien gardé par de nombreux soldats à la solde de Nabar, inutile de dire que le prix de passage était ridiculement élevé.
— Si tu es venu me voir au sujet des Baronnies, Général, tu peux t’en retourner sur tes pas. Rien que le nom de Nabar me donne la nausée, sans compter son despote de monarque qui n’a rien à envier à ce fichu Baron Rouge ! Et lui, pourtant, a quand même pris les armes dans l’intention d’envahir les duchés, deux cent-cinquante ans auparavant. Illustre et sanguinaire personnage qui reste encore dans les annales… Sincèrement, Caleb, s’il y a bien un territoire que tu devrais annexer, c’est celui des Baronnies…
Ponctuant sa recommandation de quelques hochements de tête, le bibliothécaire finit par se figer devant le regard peu avenant de Caleb Nérine.
— Mais tu es venu chercher conseil, s’empressa-t-il de rajouter. Je t’écoute.
Au bout d’un instant, le général Nérine reprit la parole.
— Basil, dit-il gravement. Il s’agit de la Caravane… Elle a été attaquée.
Le bibliothécaire acquiesça comme si de rien n’était.
— Des choses qui arrivent, Général. Les bandits de grands et petits chemins sont nombreux et la Caravane des Sons devrait être mieux gardée, je l’ai toujours dit. Les Contrées Chantantes regorgent de coupe-jarrets qui pullulent dans ses régions inhabitées.
Il haussa les épaules en secouant tristement la tête comme pour souligner son impuissance. La caravane du Marché des Sons était un long convoi de marchands itinérants sillonnant les Contrées Marchandes et Chantantes. De villages en villages et de royaumes en royaumes, qu’elle parcourait sans relâche pour s’établir quelques jours. Parade assourdissante, fourmillant de commerçants et de saltimbanques, que l’on appelait communément le Marché des Sons.
Le général Nérine ne se départit pas, quant à lui, de sa gravité et enchaîna.
— Tu ne comprends pas, Basil. L’attaque a eu lieu une trentaine de kilomètres après le barrage nabarois, il y a plus d’un mois de cela. Les patrouilles n’ont retrouvé…
— Que leur a-t-on volé ?
— Par les Architectes, Basil ! Ecoute-moi ! s’exclama Nérine. Rien n’a été volé ! La missive indique qu’ils ont été massacrés !
Ravengrive acquiesça comme pour lui-même, continuant dans le même temps de classer ses documents.
— C’est bien triste, admit-il. Ces brigands sont de plus en plus impitoyables, à l’image des patrouilleurs. Je me suis même toujours demandé si ces cellules de hors-la-loi n’étaient pas en contact les unes avec les…
— Toujours d’après la missive, coupa Nérine. Des corps auraient été en partie dévorés et plusieurs membres manqueraient…
— Ce n’est pas possible ! rugit Basil Ravengrive en frappant du poing sur la table et perdant tout à coup constance.
Se faisant, de nombreux manuscrits et livres tombèrent dans un fatras qui résonna dans toute la grande bibliothèque d’Irile.
— Qu’est-ce que ce fichu baron est encore allé bien raconter ?! continua-t-il sur le même ton. Inutile de me dire qui il accuse dans sa fichue lettre. Je le sens d’ici ! Se rend-t-il compte de la portée catastrophique que peuvent avoir ses accusations ?! Tout ce que nous avons accompli ! Tout ce chemin parcouru depuis ces terribles évènements d’il y a vingt ans ! Tous ces efforts qui risquent de voler en éclat suite aux allégations d’un fou de nabarois !
— Basil, calme-toi ! tenta de l’enjoindre son ami. Quelles que soient les affirmations de François de Nabar, les faits sont là ! La Caravane a été attaquée et ce n’est pas tout… Il y a eu des rescapés.
Le bibliothécaire blêmit à l’annonce de ce dernier élément. Son regard se fit lointain tandis que l’incompréhension traversait ses traits. Une minute passa puis Caleb Nérine reprit la parole.
— Ces rescapés affirment que les Rolfs sont responsables de cette attaque…
— Non, non…, souffla Ravengrive. Ce n’est pas possible. Leur chef spirituel n’aurait jamais permis cela, jamais ! Ils ont fait tant, dans le but de rejoindre l’Équilibre. Ce n’est pas logique…
Sa voix se brisa.
— Des dissensions perdurent au sein du peuple Rolf, Basil ! fit observer le général Nérine. Tu le sais aussi bien que moi, mieux même. Tu as œuvré avec leur chef spirituel, il y a vingt ans…
Le bibliothécaire sursauta soudainement comme si on l’avait piqué avant d’agripper brusquement le bras de son ami.
— Plus d’un mois, tu dis ?! Notre roi n’est pas le seul à avoir reçu cette lettre, n’est-ce pas ? se récria-t-il en rivant sur le général un regard halluciné.
— En effet, acquiesça celui-ci. Il a fait porter missive à chaque monarque des royaumes des Contrées.
— Y compris les Contrées Outre-mer mais… ?
Il s’interrompit… le visage dévasté alors que Nérine acquiesçait une nouvelle fois. Tirant un tabouret camouflé par le plan de travail, il s’y assit lourdement en se passant nerveusement la main dans sa chevelure hirsute.
— C’est une catastrophe ! finit-il par gémir. François de Nabar se rend-t-il compte de ce qu’il va provoquer ? Les évènements d’il y a vingt ans n’ont pas été oubliés ! La Guerre de la Chair a marqué les esprits comme aucune guerre ne l’a jamais fait avant elle !
Décidément incapable de tenir en place, il se leva brusquement pour se mettre à faire les cent pas. Durant ce temps, Caleb Nérine le dévisageait d’un œil soucieux, tout en observant inconsciemment un garde à vous impeccable
Il était rare de voir Basil Ravengrive dans cet état et pour cause ! Il en fallait beaucoup pour inquiéter réellement cet étonnant personnage. Cependant, la situation était grave. Suffisamment pour leur provoquer à tous deux des sueurs froides, rien qu’aux souvenirs que faisaient ressurgir cet inquiétant rapport. Réminiscences d’un terrible passé revenu les hanter au moment le plus inattendu. Car vingt ans auparavant, le peuple Rolf fracturé rentrait en guerre contre les hommes. Allant jusqu’à clamer que ceux-ci n’étaient pas à leur place légitime dans la chaine alimentaire. Ce qui fut très rapidement désigné comme la Horde dévastait les villages, ne semant que mort et désolation. Répandant une vague de terreur qui avait traumatisé tout Soreth !
Il fallait dire que les Rolfs étaient, dans la moyenne, larges comme trois hommes et hauts comme deux pour les plus grands d’entre eux. Des géants musculeux au pelage d’ours et au goût prononcé pour le combat. De féroces guerriers aux qualités physiques indéniables surpassant de très loin le genre humain.
— Il n’y a pas d’autres solutions ! s’écria Ravengrive. Caleb, tu dois demander au Roi de faire porter missives aux quatre coins de Soreth. À tous les royaumes ! Un conseil d’Irile doit être organisé où les royaumes pourront se réunir, y compris le peuple Rolf.
Le général Nérine ouvrit la bouche pour intervenir mais l’excentrique bibliothécaire ne lui en laissa pas le temps.
— Je ne crois pas aux allégations de Nabar ! fixa-t-il. Ni à cette histoire de témoin. Cela m’a l’air trop simpliste. La seule chose qui m’inquiète, ce sont les possibles réactions des autres royaumes. Il faut éviter que la panique s’installe et que la paranoïa ne prenne le pas sur la raison ! Encore une fois, je te le dis et te le redis : le chef spirituel Rolf n’aurait jamais permis une telle exaction !
— Lui, non en effet, concéda calmement Caleb Nérine. Mais tu oublies son bras-droit, l’ancien meneur de la Horde. Tu oublies Grimjow Ravageur !
— Ne prononce pas ce nom en ces lieux ! gronda Ravengrive. Ce fou sanguinaire est bien en laisse et la Horde a été dissoute. En ce qui concerne François de Nabar, sa démarche de rapporter ces faits, complétés d’une franche accusation, à chaque royaume revient quasiment à rendre ceci public. Un jeu dangereux qui, j’en suis certain, cache de plus sombres desseins…
Basil Ravengrive effectua un brusque demi-tour sur lui-même, faisant de nouveau face à Nérine pour lever à son encontre un index autoritaire.
— Les Conseils d’Irile ne sont pas choses anodines ! Ils se sont faits rares dans toute l’histoire de Soreth et les anciens monarques qui y ont eu recours l’ont fait en des contextes critiques. L’annonce d’un nouveau Conseil donnera matière à réfléchir aux royaumes mais surtout, cela nous donnera peut-être le temps de tirer tout cela au clair… Qui sait ? Peut-être même Nabar reviendra-t-elle sur sa position ? Du temps ! C’est de temps dont nous avons besoin !
Le Général Nérine sourit en acquiesçant.
— Ce furent également les mots de notre souverain, avoua-t-il.
— Bien entendu, commença par approuver Ravengrive qui s’était remis à faire les cent pas. Il est évident que…
Il laissa sa phrase en suspens avant de se retourner lentement vers son ami.
— Les mots d’Orikh…, répéta-t-il alors que son regard se faisait glacial. Pourquoi es-tu réellement venu me voir, Général ?
Celui-ci leva les mains en signe d’apaisement.
— Ne t’énerve pas, Basil, tempéra-t-il. Orikh et moi avons pensé qu’il était préférable que tu résumes toi-même la situation, pour te rendre compte de son ampleur et admettes la nécessité des moyens à employer…
— Quels moyens ? éructa le bibliothécaire, peu commode. Général ! Te jouer de moi ne t’avanceras pas ! Il est ignoble d’user de ce genre de procédé à l’encontre d’un ami…
— Un ami qui me proposerait, de lui-même, son aide…
— Ce n’est pas de conseils dont tu as besoin ! gronda Ravengrive en ignorant cette remarque. Je te vois venir, Général !
Attrapant rageusement les cartes qu’il venait de trier, le bibliothécaire se dirigea d’un pas furieux dans la direction d’où il était venu.
— Toi et Orikh, débrouillez-vous sans moi ! cracha-t-il par-dessus son épaule.
— Voyons Basil, sois raisonnable ! s’exclama Nérine en le talonnant. Il n’y a que toi qui puisses faire pareille requête à la souveraine d’Iliréa. Les rapports entre nos royaumes sont encore tendus…
Le bibliothécaire laissa échapper un grand éclat de rire.
— Comment pourraient-ils ne pas l’être ? tempêta-t-il. Dix-huit ans en arrière, c’est la chevalerie du Royaume Vert qui a fait barrage à la Horde pour protéger les Contrées Marchandes. Ce sont eux qui sont morts dans les plaines de Dunam pour protéger nos fiefs pendant que vous complotiez contre ces mêmes sauveurs !
— Il ne s’agissait pas de nous et tu le sais très bien, Basil ! répliqua Nérine. De plus, il est question d’un autre temps. De l’eau a coulé sous les ponts depuis.
— Cela se ressent ! railla
Ravengrive sans décélérer alors qu’il s’enfonçait de plus en plus dans les profondeurs de son domaine. Vous n’aurez donc aucun problème à régler ceci avec les Royaumes Francs !
Le général leva les yeux au ciel en soupirant, résolu à ne pas lâcher le morceau face à cet homme de savoir entêté. Iliréa et Grimvald, désignés respectivement comme le Royaume Vert et le Royaume Rouge. Situés au Sud-Est des Contrées Chantantes, ils étaient liés par une entente immémoriale et constituaient les Royaumes Francs. Iliréa était un royaume agricole qui produisait suffisamment pour alimenter son allié. Les Nains de Grimvald, quant à eux, se trouvaient être les plus fantastiques forgerons que Soreth ait jamais connu et les ressources de leurs montagnes semblaient infinies. De plus, eux seuls pouvaient travailler l’aclérium. Ce métal indestructible qui, transformé en arme, pouvait couper absolument n’importe quoi. Cependant, il y avait autre chose. Autre chose qui faisait des Royaumes Francs une puissance avec laquelle il fallait compter.
La chevalerie de l’Ilir.
Il n’y avait pas d’armée plus meurtrière ou mieux entraînée. Ces maîtres d’armes, maniant des lames d’aclérium, qui avaient stoppé la Horde Rolf dans les plaines de Dunam, essuyant malgré tout de lourdes pertes.
L’aclérium… le Général Nérine aurait donné son bras droit pour ne posséder n’en serait-ce qu’une dizaine de lame. Aspiration impossible car les Royaumes Francs se refusaient à partager ce secret ou même à en fournir au reste des Contrées. D’après Ravengrive, c’était aussi bien comme ça. Pour lui, seule la chevalerie de l’Ilir restait digne d’user de cette puissance en raison de son code de l’honneur indéfectible. Le bibliothécaire avait même un jour révélé à Caleb que lorsque Soreth ne pourrait plus compter sur la droiture de ce corps d’armée, alors les Contrées seraient perdues.
Quoi qu’il en soit, la bataille de Dunam avait abouti sur un traité de paix. Un traité de paix symbolisé par une offrande tout à fait inhabituelle…
— Comme tu l’as si bien dit, Basil, nous ne savons pas de quoi il en retourne. Sa présence au Conseil d’Irile serait rassurante pour tous ! Il est le symbole même de la bonne volonté du peuple Rolf ! Quelles raisons à tout cela s’il ne devenait pas l’ambassadeur de son peuple d’origine ? C’est ce qu’il a été destiné à être !
— Je suis certain que ce jeune individu est bien plus que seulement destiné à pareille utilité ! rétorqua Ravengrive alors qu’ils émergeaient du dédale de rayonnage pour une estrade des plus particulières.
Malgré l’importance du débat, le général Nérine resta interdit devant ce qui s’avérait être une modélisation « miniature » des Contrées, d’approximativement dix mètres sur huit. Lui faisant face et surplombant cette mappemonde, dont les montagnes représentées le dépassaient de pas moins deux pieds de haut, était reproduis une cartographie du ciel de dimensions identiques. Aussi haute que la voûte le permettait.
Alors que le bibliothécaire allait déposer les manuscrits qu’il tenait sur un autre plan de travail à gauche de l’estrade, Caleb Nérine ne cacha pas sa surprise.
— Basil, mais qu’est-ce donc que cette nouvelle lubie ?
— Le secret du monde, Général ! l’entendit-il s’écrier. Le secret du monde !
— Pourrais-tu être plus précis ? Que cherches-tu exactement ?
Jamais il n’aurait pu s’attendre à la réponse qui allait suivre. Réponse qui se révéla aussi simple que saugrenue alors que Ravengrive lui révélait le plus sérieusement du monde :
— Une étoile.
Le général prit le temps de tourner et retourner cette réponse on ne peut plus singulière dans son esprit. Avisant la cartographie sur le mur, qui dominait la carte modélisée, et ses aussi innombrables qu’indiscernables constellations.
— Une étoile…, répéta-t-il sur un ton curieusement ataraxique.
— Une étoile ! L’un de mes élèves m’a mis sur la voie. Ce jeune Hornet est décidément brillant !
— Je vois, clora-t-il en pinçant les lèvres.
Caleb Nérine n’était pas de ces gens à franchement douter de la santé mentale de l’excentrique gardien du Savoir d’Irile. Il était son ami depuis bien longtemps et il ne comptait plus le nombre de fois où l’homme avait été sujet aux plus étonnantes fantaisies. Cependant, celle-ci était d’un niveau au-dessus…, voire plus.
Désireux de reprendre où ils en étaient, il se rapprocha du surprenant conservateur s’affairant toujours sur ses croquis. D’une main sur l’épaule, il le força à lui faire face.
— Basil, s’il te plaît, écoute-moi. Il y a seize ans de cela, les Rolfs ont fait le plus incroyable des dons au peuple d’Iliréa. Pour leur témoigner le respect que la chevalerie leur inspirait et comme preuve de leur volonté à instaurer une paix durable. Un enfant Rolf en pleine santé ! Ce même enfant a été élevé par la souveraine du Royaume Vert comme s’il s’était agi de sa propre chair.
Ravengrive soutint son regard sans ciller.
— En effet, répondit-il. Et elle a tenu à le garder à l’écart des sombres manœuvres politiques dont nos Contrées sont si friandes, sois en certain !
— As-tu si seulement peu foi en ton royaume ? Ne vois-tu pas qu’Orikh tente par-dessus tout d’éviter le pire ? De parer à ces sombres manœuvres, comme tu le dis ! Cet enfant est devenu un Rolf adulte désormais et il est le symbole de la fin de la Guerre de la Chair, de la paix. Né au sein du peuple Rolf et ayant grandi en Iliréa. Il ne peut y avoir meilleur représentant pour apaiser les Contrées, y compris le royaume Rolf.
Le bibliothécaire resta silencieux, visiblement dubitatif.
— C’est du temps que tu veux, reprit Nérine. La nouvelle de sa seule présence au Conseil t’en donnera. Il amènera les royaumes à se souvenir de ce gage de bonne volonté.
— Il n’est pas seulement cela, grinça son interlocuteur.
— Je le sais, acquiesça le Général. Orikh le sait aussi ! Basil, cet enfant est destiné à être un ambassadeur de la paix. À rassurer les Contrées de ce qu’elles considèrent encore comme l’omniprésente menace Rolf. Les séquelles de la Guerre de la Chair sont encore vives. L’Équilibre… encore fragile.
Toujours partagé, Ravengrive finit par lâcher un profond soupir devant la ténacité de son ami.
— Je ne suis sûr de rien, Général. Quant au fait que la Reine Seriane accepte notre demande…
— Si cela vient de toi, elle le fera ! déclara Caleb Nérine, catégorique. Elle te tient en haute estime. Comme la majorité des dirigeants de ce monde…
Sa dernière remarque fit tiquer le bibliothécaire qui riva sur lui un regard inquisiteur.
— Tu tiens également à ce que j’assiste à ce conseil, n’est-ce-pas Général ? Tu es un redoutable stratège qui aurait fait un excellent négociateur ! Si je ne te connaissais pas mieux, j’aurais même pu te conseiller de te tourner vers la politique.
Caleb Nérine s’autorisa un demi-sourire face à ce qu’il savait être quelques insultes déguisées. Car la politique n’intéressait nullement le général Nérine qui était homme à reporter méticuleusement les faits et non à les détourner.
Un militaire jusqu’au bout des ongles doté d’une logique imparable.
— Deux mois ! annonça-t-il. À compter du jour où la Reine d’Iliréa aura reçu ta demande. C’est à cette date que se déroulera le Conseil d’Irile. Cela nous accordera le temps voulu pour tirer cela au clair, tu en conviendras…
— Une fois cette demande envoyée, ce sera ton problème, maugréa le bibliothécaire qui se dégagea de la prise de son ami pour se poster devant l’estrade, le regard fixé sur sa cartographie du ciel.
Ne voyant plus rien à ajouter, Caleb Nérine, conscient que sa mission était remplie, se prépara à partir. Tournant les talons, il ajouta :
— De plus, Basil, je reste persuadé que tu meurs d’envie de savoir de quelle manière a évolué ce jeune Rolf et ce qu’il est devenu. Tu ne l’avoueras pas mais cette occasion te ravit !
— Mes salutations à Orikh, rétorqua le bibliothécaire sans se retourner.
— Je reviens te voir dans deux jours, Basil. La pupille sera rentrée. Et elle aussi, tu seras très heureux de la revoir.
Un grognement lui fut répondu alors qu’il s’engageait de nouveau dans le labyrinthe aux murs de livres, laissant le conservateur le plus étrange de toute l’histoire de Soreth à son étoile.
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