Shéa était installée inconfortablement à la table de l’auberge miteuse de Tsir’lak, une petite bourgade au sud de la Forêt de Sombre-Larme. Elle y avait pris une chambre pour la nuit et le regrettait. Le matelas sentait le moisi, la petite fenêtre était fêlée et laissait passer le froid, les murs suintaient une humidité fétide. Espérant pouvoir profiter des effets soporifiques d’une bonne bière, elle s’était dégoté une place dans un coin, loin du monde. La mixture qu’on lui avait servie était immonde. Elle avait la nausée à chaque gorgée. Et pourtant, elle lui avait été présentée comme étant « la meilleure bière locale, ouais mam’zelle ! » par le tenancier, dont le corps devait, probablement, contenir autant de boisson âcre que l’une de ses barriques.
Cependant, elle était en sécurité dans ce lieu médiocre. Du moins pour le moment, l’espérait-elle. Elle savait que ses poursuivants ne penseraient pas à venir la chercher là. De plus, elle avait prévu de ne dormir que quelques heures et de partir aux instants les plus noirs de la nuit. Elle les sèmerait vite. Ils ne la retrouveraient pas de sitôt.
Pensive, Shéa plongea les yeux dans sa chope. Voyant le fond se mouvoir comme s’il était animé de vie, elle espérait que l’ivresse lui eût monté à la tête et lui faisait imaginer quelques reflets irréels. Mais il n’en était rien. Prise de curiosité, elle y regarda de plus près et s’aperçut qu’il s’agissait d’asticots. Des hauts le cœur lui montèrent et d’un geste violent, elle repoussa sa pinte qui manqua de peu de se renverser. Un silence de mort se fit dans la salle et tous les regards se posèrent sur elle.
« Alors ? On n’aime pas la bière locale, ma p’tite dame ? », tonna une voix grave du fond de la salle. Un homme grand, très grand même, aux épaules larges et aux muscles saillants s’était levé.
« V’nez les gars, on va apprendre à la donzelle à respecter la bière de mon frangin. »
Shéa releva la tête et sa capuche glissa, dévoilant sa chevelure d’ébène et son visage aux traits fins. Sous sa cape noire, elle s’était déjà saisie de ses chères dagues. Il lui faudrait être agile et rapide pour se sortir de cette situation. Le gros balourd qui prétendait lui inculquer le respect n’était plus qu’à quelques pas d’elle, sa clique juste derrière lui. La jeune femme jeta un rapide coup d’œil à la porte de l’auberge pour estimer ses chances de s’échapper vite.
« Mais c’est que vu d’ici, elle est encore plus p’tite que j’le croyais. » Ses acolytes et lui éclatèrent d’un rire gras.
« J’vais l’écraser comme un moucheron, z’allez voir. »
Les dagues au clair et les sens aux aguets, Shéa était prête pour la bagarre.
« N’ayez crainte gente damoiselle ! J’accours pour vous sauver ! », annonça une voix chantante. A l’entrée, un ménestrel à la carrure de guerrier brandissait son luth avec un air vainqueur.
Toute l’assemblée avait le regard rivé sur cet inconnu. La clique des soûlards se tenait pantoise, le regard ahuri et la mâchoire pendante.
Shéa profita de cette diversion pour bondir sur le meneur d’ivrognes et tenter de l’assommer d’un coup bien placé. Seulement, la brute avait la tête plus dure qu’il n’y paraissait et il l’attrapa d’un geste vif et précis. Dagues aux poings, la jeune femme esquissa un geste pour enfoncer sa lame dans le poignet qui la retenait prisonnière, mais s’arrêta en plein mouvement. Le ménestrel, entouré de plusieurs larrons, avait entamé un morceau sur son luth. La chanson était douce et mélodieuse, comme une berceuse. Au fur et à mesure que le musicien pinçait ses cordes, les notes s’envolaient pour venir chatouiller les tympans et diffuser une impression de calme et de bien-être. Le balourd, qui tenait encore Shéa, commença à desserrer son étreinte, petit à petit, le regard absent. La jeune femme scruta l’assemblée. Ils étaient tous dans le même état : le regard vide et le sourire hagard.
Elle se libéra et se précipita vers la sortie. En quelques bonds agiles, elle rejoignit la porte et se trouva dehors. Sans même jeter un regard à l’homme qui l’avait aidée – oui, juste aidée, elle s’en serait très bien sortie toute seule ! –, elle entreprit de contourner l’auberge au pas de course. Se fondant dans les ombres, elle était invisible. Au loin, elle entendait les imprécations du musicien. Shéa se méfiait de lui, elle ne savait pas trop ce qu’il était et ne voulait pas le savoir. Elle s’arrêta au pied d’une gouttière et entreprit de l’escalader. La jeune femme devait récupérer son maigre paquetage laissé dans sa chambre. Le conduit était tellement vétuste qu’il s’en trouvait branlant et menaçait de se détacher de la façade à tout instant. La bâtisse, quant à elle, était si vieille que les murs se lézardaient de tous les côtés. Utilisant ces brèches comme prises, Shéa n’eut donc aucun mal à grimper les quelques mètres qui la séparaient du premier rebord de fenêtre. Elle s’y accroupit, prenant garde à faire le moins de bruit possible.
A cet instant, elle comprit que quelque chose n’allait pas. Hormis une chouette qui ululait dans le lointain, il n’y avait pas un bruit. Le silence régnait sans partage sur la petite auberge. Comprenant ce qui venait de se passer, elle décida de ne pas s’attarder. Elle se ramassa sur elle-même et sauta, d’une agilité et d’une discrétion féline, sur le rebord de la fenêtre fêlée de sa chambre. Comme elle n’avait pas le temps de faire dans la délicatesse, elle pria les Esprits que personne n’entende et brisa la vitre d’un coup sec. Le verre éclata, lui libérant un passage suffisamment large pour qu’elle puisse se glisser à l’intérieur. Shéa n’était ni très grande ni très épaisse, ce qui lui permit de s’insinuer sans mal dans la chambre. Dès qu’elle eut touché le sol, elle se jeta sur le matelas, le souleva et récupéra sa précieuse bourse. Elle n’eut pas le temps de l’attacher à sa ceinture que la porte s’ouvrit.
« Ah vous êtes là. Je vous ai cherchée, vous savez. »
L’inconnu se tenait dans l’encadrement de la porte, les bras croisés. Ses longs cheveux blonds noués en catogan retombaient élégamment sur son épaule. Il avait passé son luth en travers de son dos et portait une épée courte au côté.
« Que me voulez-vous ? cracha Shéa, prête à ressortir ses dagues de leur fourreau.
– Je ne désire que déguerpir d’ici le plus vite possible.
Tout en parlant il s’écarta pour laisser un passage à la jeune femme.
– Et les autres en bas ?
– Ne vous en faites pas, ils dorment comme des nourrissons. Pouvons-nous y aller à présent ? Voyez-vous, les odeurs nauséabondes de ce lieu agressent mes narines délicates.
Il leva un sourcil et, d’un geste, invita Shéa à sortir.
– Ils dorment, tous ? Vous n’êtes pas un ménestrel, n’est-ce pas ?
– Nous discuterons dehors, voulez-vous ? En attendant, permettez-moi de retenir ma respiration. »
Ils descendirent les escaliers au rythme des ronflements de ceux qui, il n’y a pas dix minutes, cherchaient la bagarre. Prenant bien soin d’enjamber silencieusement les corps endormis, ils traversèrent la salle de l’auberge. Une fois dehors, Shéa referma délicatement la porte et l’inconnu pris une profonde et bruyante inspiration.
« Donc, vous disiez, très chère ?
– Je disais que vous n’étiez pas un ménestrel, n’est-ce pas ?
– Exact ! Je suis un barde ! Je joue de la magie pour amadouer le cœur des hommes, comme par musique. Pardonnez cette piètre contrepèterie. Je m’appelle Neph. », dit-il en s’inclinant galamment.
Shéa n’eut pas le temps de se présenter. Une flèche venait de se ficher dans le sol à leurs pieds. Elle pâlit. Elle savait de qui venait cette flèche. Un message avait été accroché à la hampe. Shéa releva la tête pour essayer d’apercevoir son allié au bout de la rue ou sur un toit, mais elle ne discerna que les ombres de la nuit. Reprenant ses esprits, elle se saisit de la flèche et déroula le petit morceau de parchemin et lut :
« FUIS ! »
116