Sans réfléchir, elle saisit Neph par le bras – il protesta, évidemment – et l’entraîna dans une course éperdue. Il fallait absolument qu’ils sortent de Tsir’lak, et vite. Les sens aux aguets, Shéa restait attentive à tout ce qui les entourait. Ils coururent aussi vite que leurs jambes pouvaient les porter, naviguant au hasard des ruelles. La jeune femme n’était pas tranquille. Elle sentait qu’ils n’étaient pas en sécurité. Que Neph fût un barde, un magicien de la musique, la rassurait un peu, même si elle ne savait pas s’il lui serait réellement utile contre ses redoutables ennemis.

Après quelques minutes d’une course de folie, ils se retrouvèrent face à trois gardes aux portes de la ville.
Gagné ! Grâce à l’un des petits tours dont Shéa était capable, ils seraient bientôt hors des murs de cette cité nauséabonde. La jeune femme lâcha le bras du barde et se tapit si bien dans l’ombre qu’elle en devint invisible. Les gardes ne l’avaient pas aperçue. De peur de se faire remarquer par ses poursuivants et pairs, elle usa de toute sa discrétion pour opérer dans la furtivité la plus totale. Elle s’était repliée dans un coin noir comme la nuit la plus sombre. Personne ne pouvait plus la voir, même si on l’eut vu s’y glisser.

Neph, n’ayant pas vu disparaître sa compagne d’infortune et ne comprenant pas ce qu’il se passait, décida de faire ce pour quoi il était né : jouer de la musique.
« Bonsoir messieurs les gardes !, lança-t-il en s’inclinant. Permettez-moi d’égayer un peu votre nuit morose en vous jouant quelques accords guillerets. »
A ces mots, il se saisit de son luth et commença à pincer les cordes. Des accords mélodieux titillèrent les oreilles des gardes qui les apprécièrent en marquant la mesure distraitement, néanmoins méfiants.

Shéa sourit pour elle-même : Il me sert tout de même à quelque chose, mais je dois faire vite.
Oubliée dans les ténèbres de son coin de mur, elle se concentra et tout doucement, allongea son ombre jusqu’à toucher celle du garde le plus proche. A travers elle, Shéa prit possession du garde et décida qu’il était temps de le faire danser.

Neph, qui jouait toujours, vit l’un des trois gardes se lever d’un bond et se mettre à faire de frénétiques claquettes hors tempo. Le barde en était outré, mais n’en montra rien. Il s’approcha de quelques pas des gardes afin de motiver un peu les deux autres à se joindre à la danse, espérant qu’ils aient plus le sens du rythme. Les deux autres, s’étaient tournés vers le danseur effréné.
« Hé ! Regardez-moi ça ! On ne t’a jamais vu danser comme ça !
– Je… je… ce n’est pas moi qui…
– Mais oui, un Maître des Ombres rigolard a pris possession de ton ombre et te force à danser ! » Les deux gardes s’esclaffèrent.

Neph fronça les sourcils à cette évocation et entreprit d’interpréter un air plus enjoué. Soudain, le danseur se saisit de son épée et assomma d’un coup de pommeau le premier de ses compagnons, qui s’affala dans un bruit de ferraille. Le deuxième garde, effaré, dégaina à son tour.
« Mais qu’est-ce que tu fous ?! T’as perdu la tête ?!
– Je t’ai… dit que… ce n’est pas moi qui… qui dirige mon corps. »
La peur se lisait sur le visage du garde danseur. Il était effrayé. Ses yeux emplis d’incompréhension suppliait qu’on mette fin à ce calvaire de claquettes déchaînées. Le garde restant, qui avait cessé de sourire, se tourna vers Neph, qui jouait toujours, et pointa son épée vers lui.
« Qu’est-ce que ça signifie ?! »
Neph haussa les épaules, après tout, il n’en savait pas beaucoup plus que le garde.

C’est ce moment que choisit Shéa pour sortir de l’ombre. Neph continuait de jouer tout en observant la jeune femme. Son regard était rivé sur le soldat dont elle avait le contrôle. Malgré son assurance flagrante, elle semblait anxieuse et pressée d’en finir. Elle avançait doucement vers le garde-danseur, lèvres pincées, sourcils froncés. Ses mains tendues et ouvertes, paumes vers le sol, semblaient liées à son ombre. Elle fixait le garde dont elle avait pris possession. Lui la regardait avec effroi, il avait cessé de danser et se tenait coi. Le garde restant transpirait de panique. Jamais il n’avait imaginé se retrouver en pareille situation.
« Ouvre les portes de la ville et tu t’en sortiras vivant. » C’était d’un ton sans réplique que Shéa s’était adressée au compagnon du danseur, sans même le regarder.
Tremblant, il brandit son épée vers Shéa.
« Ne… ne faites pas… un pas de plus. » Ses genoux se cognaient presque tellement il avait peur.
Neph ne jouait plus. Pendant quelques instants le silence aurait pu régner si ce n’étaient les cliquetis de l’armure du garde tremblant. Les ombres s’épaississaient, les poursuivants de la jeune femme approchaient. Shéa les sentait arriver, elle décida d’agir. D’un coup net, elle coupa le lien d’ombre qui le reliait à sa victime. Celle-ci s’évanouit sous la rudesse du choc. Elle se saisit de ses dagues et… Neph asséna un grand coup de luth qui assomma le garde restant.
« Je préférerais que vous ne le tuiez pas, s’il-vous-plaît, demanda Neph en ouvrant la porte qui menait hors de Tsir’Lak. La voie est libre, dépêchons-nous. »

Shéa s’engouffra dans le passage à la suite de Neph, qui l’entraîna immédiatement en-dehors de la route.
« J’espère que vous savez vous battre, barde, mes ennemis sont devenus les vôtres, à présent et ils seront bientôt sur nous.
– Que vous croyez ! »

Tout en courant, Neph entama, dans un murmure, un chant rapide. Sa voix était mélodieuse et magique. Tout en l’écoutant, elle comprit ce qu’il faisait : il accélérait leur course. Quelle ingéniosité ! A l’allure où le chant de Neph les entraînait, ils seraient bientôt hors de portée de leurs poursuivants. Shéa était émerveillée par la vitesse à laquelle les paysages défilaient. Les champs et les plaines verdoyantes de cette partie de l’Idalie se succédaient à une vitesse vertigineuse. Elle crut même apercevoir quelques vaches paissant, mais elle n’en était pas sûre tant leur course était effrénée. Ils passaient à travers la campagne, loin de la route qui reliait Tsir’Lak à la Forteresse.

Ils coururent une bonne heure avant de décider qu’ils avaient semé leurs poursuivants. Tsir’Lak était loin derrière eux. Neph était épuisé d’avoir chanté tout au long de leur course et demanda une pause.
« Mademoiselle, il me semble que vous ayez beaucoup d’ennemis.
– Merci du compliment, répondit-elle, un sourire taquin sur les lèvres et l’œil malicieux. En outre, je ne me suis pas encore présentée.
– En effet.
– Vous pouvez m’appeler Shéa.
– Eh bien, enchanté de faire votre connaissance Dame Shéa, dit-il en lui tendant la main.
– Oh ! Je vous en prie, appelez-moi juste Shéa ! », elle la lui saisit dans une cordiale poignée de mains qui scella leur entente.

Ils se remirent en route.

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