A l’aube, ils arrivèrent aux abords d’une maison isolée. Ils décidèrent de s’y arrêter pour demander quelques provisions. La maison n’était pas très grande, pas très droite ni très neuve. Elle possédait, néanmoins, un certain charme avec son petit potager à l’avant, son petit muret qui l’entourait et son petit portail. Non loin derrière s’écoulait l’Aër, rivière tranquille qui reliait le lac de la Sirène, situé au pied de la Forteresse, et le Grand Lac, coincé entre les ruines d’Oridiasa et Lyanthara, la capitale de l’Idalie. Le potager était bien entretenu et la maisonnette, bien qu’âgée, semblait proprette. Un filet de fumée s’élevait de la cheminée.

« Un bien joli tableau ne trouvez-vous pas, Shéa ? Cette petite maison, ce petit potager, l’eau guillerette s’écoulant paisiblement dans les premières lueurs de l’aube. Ce pourrait être le début d’une histoire. Qu’en pensez-vous ? »
Neph avait énoncé ces mots le regard fixé sur quelque rêve éveillé. Cela ne faisait pas de doute : ses pensées étaient tournées vers une histoire qui naissait dans les tréfonds de son imagination.

« Mmh… Je me demande surtout ce qu’il y a dans le garde manger, avait répondu Shéa, plus pragmatique.
– Oui !, Neph se retourna vers Shéa, le regard pétillant, Oui ! C’est tout à fait cela ! Imaginez qu’un vieil homme avec une longue barbe blanche, portant une bure d’arcaniste, apparaisse sur le pas de la porte et nous lance d’une voix tonitruante…
– Vous marchez sur mes plates-bandes, jeune homme ! »

Une voix grave et profonde venait de retentir dans le dos de Neph qui se retourna, surpris. Le regard hagard, la mâchoire pendante, Neph regardait un homme avancer vers eux. Il était exactement comme il l’avait imaginé : une longue barbe blanche s’étirait jusqu’à sa ceinture, de petits yeux perçants étaient fixés sur eux et sa… tunique ne descendait que jusqu’à ses genoux noueux. Il était presque comme Neph l’avait imaginé. Les poings posés sur les hanches, le vieil homme affichait une moue qui ressemblait fort à du mécontentement.

« J’ai planté des géraniums avant-hier, je vous prierais donc de marcher ailleurs. Et puis, qui avez-vous traité de vieux ? »

Shéa, qui se retenait de rire depuis qu’elle avait vu le vieil homme sortir de la maisonnette avec son air mécontent, n’en put plus. Elle éclata franchement de rire devant l’air ahuri de son compagnon de route. Le barde, pour sa part, se contenta de baisser les yeux vers ses pieds et de constater que la terre avait été retournée de fraîche date. Sautant sur le côté pour sortir des plates-bandes, il manqua de peu de trébucher et de s’étaler dans l’herbe.

« Mais… Euh… Je… Vous… Nous… Enfin…, bredouilla-t-il.
– Ce que mon comparse essaie de vous dire, c’est que nous avons voyagé toute la nuit et que nous sommes affamés. Auriez-vous, un peu de nourriture pour des voyageurs égarés ?
Après un temps de réflexion, que le vieil homme mit à profit pour scruter avec attention les deux voyageurs, il finit par répondre :
– Bien… Je suppose que j’ai fait pousser trop de patates et de carottes pour moi tout seul… Entrez donc et restaurez vous, ronchonna-t-il en leur ouvrant le portillon. Mais faites attention à mes choux, n’allez pas les écraser eux aussi ! »

Ces dernières paroles s’adressaient à Neph qui, honteux, observait le sol avec intérêt afin de faire attention où il posait les pieds.

A l’intérieur régnait une douce chaleur. Dans l’air, flottait une délicieuse odeur de ragoût, qui devait mijoter depuis la veille.

« Je vous demanderais de bien vouloir laisser vos bottes, vos armes et le luth à côté de l’entrée.
– Qu’est-ce qui vous fait dire que nous avons tous les deux des armes ?, s’exclama Neph, plein de surprise.
– Vous avez voyagé de nuit. Or, les gens normaux ne voyagent pas de nuit, ni hors des sentiers, d’ailleurs.
– Alors pourquoi ne serions-nous pas des bandits qui seraient là pour vous dépouiller ?, hasarda Shéa.
Le vieil homme se retourna, haussa les sourcils d’un air étonné :
– Si vous étiez des bandits, vous auriez pillé mon beau potager, m’auriez déjà menacé et ne seriez pas en train de retirer vos bottes.
– Là, il marque un point », fit le barde en détachant le ceinturon qui portait son épée courte.

Shéa avait retiré sa cape et cherchait un endroit où la poser.

« Il y a des patères sur votre droite, damoiselle.
– Merci monsieur… ?
– Berht, appelez-moi Berht.
– Merci monsieur Berht. »

Les armes à terre, à côté des bottes et du luth, les capes accrochées aux patères, les deux voyageurs prirent place de part et d’autre de la table, qui occupait une place de choix près de la marmite fumante. Dans la pièce, les seules décorations consistaient en une carte de l’Idalie et une autre de Tell’Andra. On pouvait voir que des notes y avaient été inscrites.
La pièce était petite mais bien agencée. Berht se dirigea vers une armoire et en sorti deux bols et deux cuillères. A côté de ce vaisselier pendaient casseroles, couteaux, viandes séchées et autres herbes et légumes – on pouvait d’ailleurs voir une belle quantité de carottes et de pommes de terre. Dans un coin, se trouvait une autre armoire, légèrement plus petite.
De l’autre côté de la pièce, sur le mur d’en face, il y avait une porte qui devait mener à la chambre, sans doute. On pouvait également y voir un bureau à côté d’une bibliothèque remplie de rouleaux et de livres. Cet homme était, donc, un érudit. Sur le bureau reposaient une pile de parchemin, une plume, un encrier, quelques livres et une corbeille de fruits contenant des pommes et des bananes. Des bananes ?! Alors que le vieil homme posait les bols pleins sur la table, Shéa se leva d’un bond manquant de peu de renverser Berht et les bols.

« Des bananes ! Vous avez des bananes !
– Oui, j’ai des bananes et des pommes aussi et des patates et des carottes et des…
– Vous revenez d’Almirante ? La seule fois où j’ai mangé une banane c’est quand ma mère m’a emmenée au marché du port d’Almirante. Il y avait tous ces fruits provenant des terres exotiques.
– Des bananes ?, Neph était assis et les regardait, étonné, Je ne connais pas ce fruit.
– Oui ! J’ai des bananes ! Et alors ?, Berht affichait un air mi amusé, mi contrarié.
– Euh, non rien. Pardon monsieur Berht. C’est juste que je n’en avais plus mangées depuis des années. »
Shéa se rassit, confuse de s’être comportée comme une enfant et entama le contenu de son bol : un délicieux mélange des légumes du jardins.
« Si vous êtes sages, vous aurez chacun droit à une banane, dit Berht sur un ton amusé.
– Oh merci monsieur Berht !, Shéa avait les yeux qui pétillaient, Mais êtes-vous sûr que nous vous en priverons pas ?
– J’ai un bananier derrière, j’en ai plus qu’il n’en faut. »

La stupéfaction était totale ! Un bananier en Idalie ! Cet homme était plein de surprises !

« Mais comment faites-vous pour faire pousser un bananier en Idalie ?!, demanda Shéa au comble de l’étonnement, Le climat ne s’y prête pas du tout !
– Chacun ses petits secrets, n’est-ce pas Dame Corradran ? » Le vieil homme avait un petit air malicieux.

La jeune femme était abasourdie, elle était comme paralysée sur sa chaise, à mi-chemin entre la terreur et la surprise. Neph, quant à lui, sauta de sa chaise, l’horreur et le dégoût se lisait dans ses yeux. Il était clairement surpris et ébranlé par la nouvelle.

« Alors le garde de Tsir’Lak avait raison ! Vous êtes un membre de l’Ordre des Ombres ! Et pas des moindres, vous êtes la grande Shéa Corradran, l’héritière du titre de Grand Maître de l’Ordre. Je suis déçu ! Moi qui espérais que le garde se soit trompé, je vous croyais honnête assassin ou valeureuse rôdeuse ou encore affable voleuse. Mais non ! Il a fallu que vous soyez un maître des ombres. Vous et votre ordre êtes des personnes sans scrupules, vous êtes persuadés de diriger l’Idalie, que dis-je ?! Tell’Andra toute entière du haut de votre tour noire et moche, coincés entre la sinistre Forêt de Sombre-Larme et les angoissantes Montagnes du Crépuscule. Les gens de votre ordre sont tellement présomptueux et malfaisants. Laissez-moi vous dire, Dame Shéa : je ne vous aime pas ! »

Neph avait parlé avec tant d’emphase et de gestes théâtraux que la situation en était ridicule. Abasourdie par ce court monologue, Shéa le regarda d’un air ahuri et éclata de rire. Un rire tellement franc et si éclatant qu’elle en avait mal aux côtes. Elle en pleurait même. Elle riait autant du ridicule de la situation que pour évacuer le stress accumulé depuis les jours qui venaient de s’écouler. C’était, en quelque sorte, un rire de désespoir.
« Mon cher Neph, sachez que moi, je vous aime bien, elle essuya ses larmes, Néanmoins, je me demande comment vous pouvez avoir une telle connaissance de mon ordre.
– Même Maître Cendrefer a aussi ses petits secrets, Dame Corradran, ricana le vieux, les bras croisés et bien calé sur sa chaise pour profiter du spectacle.
– Maître Cendrefer ?, le maître des ombres avait pris soin de détacher chaque syllabes et regardait le barde sans plus rien y comprendre. Certes, il était de belle carrure, bien plus musclé que les quelques bardes et ménestrels qu’elle avait pu croiser autrefois. Mais jamais elle n’aurait soupçonné que cet homme eut pu venir de la prestigieuse académie militaire de l’Idalie et encore moins qu’il fût un Cendrefer.
– N’avez-vous pas remarqué les armoiries des Cendrefer gravées dans le cuir de son fourreau ? Un fort et une épée surmontée d’une couronne dans un écu ?
– Expliquez-vous Neph ! » Même si elle ne connaissait le barde que depuis quelques heures, Shéa se sentie trahie et désemparée.

Le barde avait légèrement pâli mais n’avait rien perdu de sa contenance. Fier, il se redressa dans un salut militaire avant de s’incliner, le poing droit sur la poitrine et main gauche à sa ceinture – normalement elle aurait du être posée sur le pommeau de son épée qui était posée près de l’entrée. Le salut traditionnel qui doit être accompli face à des personnes de rang élevé, effectué comme l’exigeait les règles de la Forteresse. Il se releva, le menton haut, le regard fixe, l’allure noble et annonça :
« Nephydias Merren-Cendrefer, fils de Darius Merren et de Maelia Cendrefer, héritier au titre de Gardien de la Forteresse et Maître de – il fit une pause, les lèvres pincées – quatrième classe.
– Bien, bien, moi c’est Berht, grand maître de mon potager ! Et maintenant que les présentations sont faites, asseyez-vous et finissez vos bols. »

Maître Cendrefer se rassit, consterné d’avoir été démasqué. Pourquoi a-t-il fallut qu’il emporte son propre fourreau ? La précipitation du départ, sans doute. Cependant, il était préoccupé : même si cela avait été aisé de l’identifier, il n’en était pas de même pour Dame Corradran. Aucun de ses atours ne clamaient son appartenance à l’Ordre des Ombres. Ce vieil homme était décidément plein de surprises. Bonnes ou mauvaises, il ne pouvait le dire. Mais une chose était certaine : il fallait que Shéa et lui soient sur leurs gardes. Même si l’Ordre des Ombres n’était pas en bons termes avec La Forteresse, il n’en était pas moins qu’ils servaient tous l’Idalie, sa Reine et son peuple.
La jeune femme, assise en face de lui, ne levait plus le nez de son bol, ni ne pipait mot. Shéa devait se poser les mêmes questions que lui à propos de Berht. Elle avait l’air concentré. Il la devinait alerte au moindre changement dans l’atmosphère et prête à bondir, agile et véloce, vers ses armes si elle en ressentait le besoin.

Ce fut donc dans une ambiance tendue et un silence lourd que chacun finit son bol de ragoût. Les questions fusaient dans les esprits des maîtres, mais aucun n’osa les poser, de peur de se trahir ou de déclencher une catastrophe.
A la fin du repas, Berht distribua des bananes.

« Ceci pour vous mettre du baume au cœur, dit le vieillard. Je crois que vos journées passées ont été difficiles et celles à venir le seront encore plus. »

Il avait prononcé ces mots sur un ton énigmatique, comme s’il en savait plus qu’il ne voulait bien l’admettre. Il débarrassa les bols et les cuillères et les déposa dans un coin. Neph et Shéa mangeaient leur banane lentement, mâchant longuement. Ils ne savaient pas quoi répondre à cette prophétie. Tout en nettoyant la vaisselle, Berht leur annonça :
« Vous resterez ici aujourd’hui et cette nuit. Demain nous partirons à l’aube pour Lyanthara. Il nous faut aller voir la Prime Reine et lui expliquer vos situations.
– Croyez-vous qu’il le faille vraiment ? S’enquit Neph sur un ton plaintif.
– Les deux héritiers de deux des quatre plus puissants ordre d’Idalie sont en cavale, je pense que, oui, la Reine doit être mise au courant.
– Qu’est-ce qui nous dit que nous pouvons vous faire réellement confiance, le vieux ?, cracha Shéa. Son angoisse la rendait agressive.
– Dame Corradran, que pourrais-je réellement contre vous, un des plus puissants Maîtres des Ombres et un barde formé à la Forteresse ? Je ne suis qu’un simple vieillard.
– Un vieillard qui sait qui nous sommes, qui a une bibliothèque digne de celle d’un membre de la Caste de la Mémoire, qui, s’il ne ment pas, connaît la Reine et qui fait pousser un arbre exotique au beau milieu de l’Idalie. Non, Maître Berht, vous n’êtes pas un simple vieillard. Peut-on réellement vous faire confiance ?, le barde s’était levé pour faire face à leur hôte, il arborait une posture menaçante, une posture de guerrier.
– C’est exact. Mais tout vient à point à qui sait attendre. En attendant, je vous demande de me faire confiance.
– Jurez-nous sur votre honneur que vous ne nous ferez aucun mal et que vous nous mènerez sans encombre auprès de la Prime Reine. », exigea Shéa sur un ton sans équivoque.
Berht se mit la main droite sur le cœur et leva la gauche :
« Je jure sur mon honneur de ne vous faire aucun mal et de vous mener sans encombre à Lyanthara, auprès de Sa Majesté Zahardonia, la Prime Reine. »

Neph et Shéa, qui avaient retenu leur souffle pendant que le vieux Berht énonçait son serment, reprirent leur respiration et se clamèrent quelque peu.

Une fois les esprits apaisés, ils discutèrent tous les trois de la manière dont se passerait le voyage. A pied, il leur faudrait quatre à cinq jours pour arriver à la capitale. Berht ne possédait pas de chevaux et, vivant en ermite, n’avait pas non plus de vendeur à proximité auquel il aurait pu en acheter. Ils décidèrent, donc, de faire le voyage dans la barque du vieillard. Il disait, d’ailleurs que c’était la manière la plus courante qu’il utilisait pour voyager jusqu’à Lyanthara ou Almirante. Sur l’eau, le voyage ne prendrait qu’une journée.

Vers midi, les trois acolytes mangèrent un repas frugal. Une fois la table débarrassée, ils déplacèrent celle-ci ainsi que les chaises pour installer deux paillasses près de la cheminée. Même si c’était le début de la belle saison, le temps était encore assez frais. Le barde et le maître des Ombres se reposèrent quelques heures près du feu, temps que le vieil homme énigmatique mit à profit pour préparer leur voyage.

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