Gabriel posa son lourd sac à dos et s’assit avec un profond soupir de soulagement à l’idée de cette pause bienvenue. Cette randonnée se montrait plus difficile que prévu, mais voir les eaux bleues transparentes du lac mériterait bien ces longues heures de marche. Il jeta un coup d’œil à ses amis et ne put s’empêcher de sourire en voyant Ethan allongé de tout son long dans l’herbe, la tête dans son paquetage en train de grommeler un « Laissez-moi mourir ! » à fendre le cœur. Ce grand échalas dégingandé, mal préparé avec son jean, ses baskets usées et son tee-shirt Star Wars, avait commencé à transpirer dès le premier dénivelé, pliant sous le poids de son sac et du soleil qui martelait son crâne ébouriffé. Lui qui avait déclamé deux heures plus tôt : « Mettre une casquette ? Hey Gaby, tu t’inquiètes de trop. Une vraie mère poule, c’est pas ce petit soleil de montagne qui va me mettre à genoux ! ».
Aymeric, infatigable et pragmatique, promenait sa grande carcasse musclée avec une facilité déconcertante. Il était déjà en train d’ouvrir son sac et de sortir une demi-douzaine de barres céréales destinées à redonner quelques forces à ses amis pour les prochaines étapes de leur marche, même s’il n’en avait sans doute pas réellement besoin lui-même. Il avait une énergie qui semblait illimitée et parfois irréelle. Jamais il ne s’arrêtait, toujours en train de faire quelque chose, en témoignaient les trois arts martiaux qu’il parvenait à pratiquer simultanément. C’était tellement déprimant d’efficacité que Gabriel avait le sentiment de n’être qu’un simple procrastinateur devant lui alors qu’ils avaient le même âge, vingt ans.
Maeder regardait Ethan, elle aussi, prête à lancer une des piques dont elle avait le secret. Si Gabriel se retenait de provoquer son ami, elle n’aurait pas la même réserve. Malgré l’éternel noir de sa tenue, elle avait traversé la matinée de marche avec aisance et élégance. Dans ses yeux brillants de malice, on voyait que la jeune brune cherchait la plus belle vacherie à envoyer à Ethan.
Gabriel observa les alentours. À cette altitude, la forêt était encore dense, emplie de senteurs de bois et de terre. Il ressentait le besoin de s’imprégner de ce parfum apaisant qu’il affectionnait. Il plongea la main dans la poche intérieure de sa veste, mais dès que ses doigts touchèrent le papier, il s’arrêta comme électrisé. Il prit une grande inspiration et retira sa main. Il avait lu cette lettre des dizaines de fois, que pourrait-il bien découvrir de plus ?
— Tu nous la relis ? proposa Aymeric qui avait remarqué l’hésitation de son ami.
— On la connaît déjà par cœur, protesta Maeder, imitant sans le savoir les pensées de Gabriel.
— Moi, je veux bien l’entendre encore une fois, marmonna Ethan.
Maeder leva les yeux au ciel et invita les garçons à satisfaire leur curiosité.
« Mon cher garçon,
Je sais que cela te semblera difficile à croire, mais cette lettre est bien écrite par ta mère. Je ne sais pas quelles horreurs ton père t’a racontées sur moi après ma disparition, mais sache qu’elles sont très en dessous de la vérité. Je vous ai abandonnés, ton père et toi, pour quelque chose de plus grand, qui nous dépasse tous et mérite que je fasse le sacrifice de ma famille. Je t’ai préservé et protégé en m’éloignant, mais aujourd’hui cela doit changer. Le monde n’est pas ce qu’il semble être, et tu as un rôle important à jouer.
Dis adieu à ton innocence, et viens me rejoindre seul au lac de Bious Artigues le 14 juin 2013. Je t’y attends pour te révéler ta destinée et pour, qu’enfin, tu Saches !
Ainara. »
Gabriel laissa courir ses doigts sur le dessin stylisé d’une grue qui accompagnait la signature de sa mère, décédée trois ans auparavant. Enfin, supposément décédée, espérait-il depuis que ce courrier était mystérieusement arrivé dans sa boîte aux lettres, il y a deux semaines de cela.
Il ne l’avait pas montré à son père, se doutant par avance de sa réaction, un déni complet, et anticipant ses éternels conseils inutiles : « Remets-t’en au Seigneur, fils ! À genoux et prie ». La réponse universelle à tous les problèmes depuis son adolescence. Universellement inefficace…
— Vous avez trouvé un nouvel indice ? persifla Maeder. Je vais vous faire gagner du temps. Oui, Gabriel est certain que c’est l’écriture d’Ainara. Oui, c’est super bizarre qu’elle signe avec son prénom. Non, on ne sait pas pourquoi ce lac, pourquoi aujourd’hui, pourquoi la grue. Maintenant, si vous tenez tellement à refaire le match encore une fois…
— Hey, on pourrait prêter attention à tous les oiseaux qu’on va remarquer et repérer si on voit une grue, suggéra Ethan.
— On est encore loin du lac ? s’enquit Aymeric.
Gabriel déplia la carte qu’il avait pris soin d’emmener et l’examina, comptant les traits noirs qui marquaient le dénivelé.
— Je dirai environ deux heures, ça va quand même grimper sec. On va rallonger la pause avant de repartir, sourit-il en entendant Ethan se lamenter de plus belle.
— Profitons-en pour suivre l’idée d’Ethan, renchérit Aymeric.
Gabriel acquiesça et regarda à nouveau autour de lui, cette fois réellement attentif à son environnement. L’écureuil qui galopait le long d’un sapin lui arracha un sourire et il réalisa à quel point son mental influençait sa perception des choses. Cet endroit qu’il voyait si vide bruissait de vie tout d’un coup. Un rapace volait en cercle autour d’eux. Une buse peut-être, prête à fondre sur sa proie et qu’on distinguait à peine dans ce ciel bleu et lumineux. Gabriel baissa la tête, ébloui par le soleil de midi.
Ethan sortit sa caméra et se mit à filmer à tout-va. Il avait bien plus confiance dans tout son attirail technologique que dans sa vue, il tenait absolument à immortaliser tout ce qui se passerait. Cette insouciance soulageait beaucoup Gabriel qui stressait largement pour deux.
— Donc, là je cherche une grue pour trouver un signe en lien avec la lettre, commenta Ethan en parlant à sa caméra. Un signe que nous allons dans la bonne direction. Pendant ce temps, Maeder va étudier le terrain et en identifier la nature.
— Scoop ! Ce sont des cailloux, répliqua Maeder.
— Ça fait pas très géologue comme observation, protesta le vidéaste. On s’attendrait à mieux de la part d’une brillante étudiante en licence des Sciences de la Terre ! Surtout avec des études qui ont un nom qui claque comme celui-là.
— Tu fais un prélèvement et je te dis si la mer arrivait jusqu’ici il y a cent millions d’années. Ça va t’aider ?
— Aymeric va utiliser ses super techniques de karaté, de kendo ou de jiu-jitsu pour te creuser un trou.
— On utilise un sabre de bois ou en bambou pour le kendo, lui rappela Aymeric. Et éclater le sol à mains nues est plus une technique de manga que de karaté…
— Sans compter que ça sert à rien, insista Maeder.
— Ne soyez pas négatifs ! On est l’équipe de choc de Gaby, son Scooby Gang français !
— Puisque tu as l’air d’avoir refait le plein d’énergie, repartons, suggéra la jeune femme. Garde des forces et de la batterie pour le lac !
Chacun se prépara au départ. Gabriel rassembla ses affaires avec des mouvements nets et précis, fruits d’une longue habitude. Au moment de reprendre sa route, il marqua un temps d’hésitation et secoua la tête. Ce bout de papier tournait à l’obsession, il pensait que l’effort physique d’une marche en montagne lui procurerait un répit bienvenu mais c’était insuffisant.
Le jeune homme expira longuement et reprit une contenance avant que ses amis ne se rendent compte de son trouble. Sa confiance en eux était totale, mais il ne se sentait pas capable d’accepter leur sollicitude ou de masquer ses émotions pour donner le change. Il le faisait déjà tellement souvent au quotidien, pouvoir être lui-même en leur présence était son plus grand trésor.
La marche reprit. Le chemin était le plus difficile des deux routes de randonnée accessibles depuis le village, avec un dénivelé bien raide qui coupait les jambes comme Gabriel l’avait annoncé. Son attention se concentra sur le rythme de sa marche. C’était très différent de déambuler dans une ville, il fallait s’efforcer ici de trouver la bonne allure, sans se presser, pour que le corps s’habitue et soit en mesure de la conserver pendant des heures. La concentration nécessaire pour cela lui laissait quand même la possibilité de regarder le paysage. Pendant une demi-heure, la piste montait à travers une forêt dense qui contraignait à de nombreux tours et détours.
Gabriel regarda ses amis progresser. Aymeric avec son pas volontaire de sportif accompli, gardait toujours un équilibre impeccable, quelle que soit la raideur de la pente. Maeder suivait le rythme sans difficulté, malgré l’apparente lenteur de sa démarche que Gabriel trouvait solennelle et très attirante.
C’était un plaisir si grand d’être là, de sentir ses muscles travailler, d’être ailleurs, de voir les montagnes qui semblaient l’enfermer dans une bulle. Comme si le monde s’arrêtait là-derrière.
Puis, Gabriel chercha Ethan du regard. Ce grand échalas, insensible à la notion de performance athlétique, avait tant traîné qu’on ne le voyait même plus à travers ces sapins impénétrables.
— Il est capable de se perdre, lança Maeder.
— Pas faux. Je vais le chercher, répondit Gabriel.
Il redescendit la pente gravie quelques instants plus tôt, à la recherche de son geek préféré. Il entendit sa voix, toujours joyeuse et enjouée.
— Il parle tout seul maintenant ? se demanda-t-il.
La végétation dense ne lui permettait pas de le voir, Ethan ayant quitté le sentier. Gabriel se laissa aller à un peu de fantaisie et chercha à le surprendre. Il s’approcha avec précaution, esquivant le bois mort qui jonchait le sol, et se dissimula derrière un hêtre massif. La voix de son ami était toute proche. Il contourna l’arbre avec précaution et se retrouva nez à nez avec de magnifiques yeux bleus rieurs.
— Bonjour, dirent-ils.
Gabriel réussit à bredouiller un « ‘jour » et à rechercher désespérément de l’aide autour de lui pour sortir de ce malaise.
— Ah, Gabriel, tu tombes bien. Elle c’est Erika, et lui c’est Klaus. Ils sont allemands tu sais, de Cologne. C’est cool non ? s’enthousiasma Ethan.
Gabriel redescendit sur terre et reprit ses esprits. Face à lui, se trouvait une ravissante jeune femme, vêtue d’un pantalon court, d’une veste et de solides chaussures de marche. Brune aux cheveux mi-longs, elle devait avoir dans les vingt-cinq ans et arborait un sourire franc et chaleureux.
Son compagnon était un grand brun ébouriffé à la mâchoire carrée, au bouc naissant, qui avait la même attitude franche et amicale qu’Erika. Il était de toute évidence en grande discussion avec Ethan, dont la capacité à s’attirer la sympathie ne cessait d’émerveiller Gabriel.
— Il faut qu’on avance Ethan. Les autres attendent
— OK, j’arrive. À plus, lança-t-il à la cantonade.
Gabriel sourit et allait se retourner pour reprendre son ascension quand ses yeux se posèrent sur le sac à dos de Klaus, décoré du symbole stylisé d’un oiseau. Son cœur manqua un battement quand il le reconnut. C’était une grue. Le dessin qu’il avait vu des dizaines et des dizaines de fois dans la lettre de sa mère. Il masqua son trouble du mieux qu’il put.
— Je deviens obsédé par cette lettre, je vais devenir fou si je ne me calme pas. Je vois des coïncidences partout, songea-t-il.
Si Klaus remarqua cela, il eut la délicatesse de ne pas le mentionner. Gabriel posa la main sur l’épaule de son ami, et lui fit signe de repartir.
— Ils sont super sympa tu sais, déclara Ethan dès qu’ils se furent éloignés un peu. Ils viennent souvent se promener dans les Pyrénées, même si les Alpes sont plus près de chez eux. Il y a moins de monde, on trouve des coins plus isolés comme celui-ci. Ils parlent vraiment bien français. Ils sont partis ce matin à six heures, tu te rends compte !
— Ils devraient déjà être au gîte depuis longtemps, comment se fait-il qu’ils soient seulement à la même altitude que nous ? s’étonna Gabriel.
— Ils observent la nature, ils s’arrêtent pour chercher des traces d’animaux, et tout. Ce ne sont pas des chasseurs alpins comme certains.
— Arrête, je ne cours pas ! C’est toi qui prends un temps fou pour mater les écureuils, s’offusqua Gabriel en riant.
Le duo continua sa route jusqu’à rattraper Aymeric et Maeder. Gabriel s’était déjà replongé dans ses pensées et ne parvenait pas à sortir cette grue de la tête. Était-ce bien une coïncidence ? Ce Klaus savait-il quelque chose sur sa mère ? Peut-être aurait-il dû lui poser des questions ? Quel imbécile de ne pas avoir osé parler !
— Ah quand même ! déclama Maeder en interrompant ses pensées. Alors Ethan, on rêvasse ?
Ethan raconta sa rencontre avec les deux colognais, pendant que le groupe reprenait sa marche vers le lac. Gabriel restait silencieux, ruminant toujours sa décision et écoutant d’une oreille son ami enthousiaste.
— Ils ont amené un matériel de dingue, raconta Ethan. Des pendules de radiesthésie, un tapis tibétain, une améthyste et je sais pas trop combien d’autres pierres !
— Et tu leur as demandé d’intervenir dans ta prochaine vidéo ? s’amusa Maeder. S’il y avait du New Age dans la balance, je comprends que Gabriel et toi ayez pris votre temps. Ils ont amené ça pour… ?
— Puiser dans l’énergie du lieu pour obtenir des réponses à des questions personnelles importantes. Ils ne sont pas rentrés dans les détails et je ne suis pas indiscret à ce point.
— J’espère qu’ils-t’ont, au moins, fait une petite démo ?
— Même pas, se lamenta Ethan. Gabriel voulait qu’on reparte tout de suite, c’est pas juste…
Maeder se tourna vers Gabriel, l’interrogea du regard, mais constata que le jeune homme était de nouveau plongé dans ses réflexions.
— Dis donc toi, tu ne serais pas en train de m’ignorer ? Et tu espères que je vais laisser passer un tel crime de lèse-majesté ?
Gabriel sursauta et mit quelques instants à comprendre ce qu’elle lui disait.
— Majesté ? Rien que ça ?
— Bien sûr ! Parce que je le vaux bien, pas vrai ? fanfaronna la belle.
Maeder se colla à lui et le regarda droit dans les yeux, avec un air moqueur, attendant la réplique qui lui permettrait de continuer ce petit jeu si habituel entre eux. Gabriel se fit la réflexion qu’elle avait changé de parfum et que ça lui allait comme un gant. Peut-être qu’il pourrait lui montrer qu’il l’avait remarqué, mais ce serait lui faire un compliment alors qu’il désirait plutôt entrer dans la bagarre.
— Alors, jeune homme, on reste sans voix ? frima Maeder.
Dernière chance pour lui d’espérer sortir vainqueur de cette petite joute verbale, mais aucune bonne répartie digne de ce nom ne lui venait. L’envie de la garder près de lui et de la complimenter dominaient son esprit, mais il n’osait pas le lui dire.
— Je suis contrit d’avoir osé vous ignorer, ma dame, abdiqua Gabriel.
— Excuses acceptées, mon bon. Que cela ne se reproduise plus.
Satisfaite de cette nouvelle victoire, Maeder prit la tête de la troupe, passant devant Aymeric et Ethan en imitant les allures d’une grande dame. Gabriel la suivit, reprenant sa marche vers le lac et le rendez-vous de la lettre.
***
La douleur, plus intense d’heure en heure, réveilla Nerea. Le peu de repos qu’elle avait pris était très insuffisant. Ses forces déclinaient. Elle en conservait suffisamment pour ressentir la venue des quatre jeunes humains. Ainara avait prédit avec une précision confondante le moment de leur arrivée. Nerea ne lui faisait pas confiance, mais elle n’avait pas le choix.
Nerea écarta les algues qui lui servaient de couche et nagea jusqu’à la surface. La lumière du soleil était encore trop forte et elle ne pouvait le supporter, encore moins dans son état actuel. Il lui faudrait patienter encore un peu avant de pouvoir les rencontrer. Aucun n’avait idée de son potentiel, et cela lui faisait peur. Un nouveau spasme la ramena à l’instant présent. L’heure des hésitations était passée. Peu importaient les sacrifices à accomplir et les épreuves à infliger à ces humains, elle respecterait sa parole quoi qu’il en coûte.
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