Bien qu’habitué à la haute montagne, Gabriel s’accorda un moment pour profiter du paysage. Il avait passé de longues heures à préparer cette expédition et sa récompense était là, sous ses yeux. Des eaux limpides, claires, reflétant un magnifique ciel sans nuages. Personne aux alentours, un vrai calme tellement éloigné du stress frénétique et assourdissant de la ville. Un lieu qui se méritait, ce n’était pas Ethan qui dirait le contraire, mais qui avait beaucoup à offrir à celui qui aurait la volonté de venir le chercher.
— Aaaah, je vais piquer une tête moi. C’est trop tentant, s’écria Ethan après avoir filmé le lac sous toutes ses coutures.
D’un air décidé, il enleva son T-shirt trempé de transpiration et s’approcha de l’eau.
— Il te reste de l’énergie, finalement, ironisa Maeder. Si tu coules, je ne viens pas te chercher, même si tu es épais comme une arbalète.
Gabriel n’en croyait pas ses oreilles.
— Attends, tu es dingue ? Tu as une idée de la température de l’eau ? On est à 2500 mètres d’altitude, je te signale. Le choc hypothermique, ça te dit quelque chose ?
— Ne l’écoute pas, Ethan, il exagère, l’exhorta Maeder. Tu ne vas pas avoir peur d’un peu d’eau froide, si ?
— Tu ne vas pas l’encourager, en plus ? commença à argumenter Gabriel avant de remarquer la lueur malicieuse dans les yeux de son amie.
Il la connaissait depuis des années. Plus il protesterait et plus elle pousserait Ethan, l’insouciant de la bande, à se jeter à l’eau. Le combat était perdu d’avance.
— Aymeric, tu pourrais m’aider ! implora Gabriel.
— Hum ? Laisse-le, quand il a une idée en tête… répondit Aymeric, anéantissant le dernier espoir de son ami.
— Et c’est parti ! cria Ethan en courant droit vers le lac.
Il plongea dans une grande gerbe d’eau avant de pousser ce cri du cœur, « elle est froiiiiiiiiide ! » qui résonna dans toute la vallée, et éclata de rire. Le futur Camille Lacourt se mit à nager vers le centre du lac, sous le regard désespéré de Gabriel qui ne pouvait s’empêcher de l’observer, fasciné par autant d’inconscience.
Ethan s’amusait comme un gosse, testant toutes les nages et imitant des mouvements de natation synchronisée, quand brusquement, il disparut sous l’eau. De longues secondes s’écoulèrent avant qu’il ne refasse surface. Il n’eut que le temps de bredouiller « A l’ai… » avant de disparaître à nouveau.
— Cette andouille est en train de se noyer ! s’écria Maeder.
En entendant ces paroles, teintées d’une sincère angoisse, Gabriel réalisa le danger et fonça droit vers le lac. À peine eut-il fait quelques pas, qu’Aymeric, lancé comme une flèche, le dépassa, s’engagea dans l’eau et nagea à toute vitesse vers le centre du lac. Puis, il plongea et le silence se fit.
— Tu les vois ? cria Maeder depuis la berge.
— Non ! Je suis encore trop loin, répondit Gabriel.
Après une attente insoutenable, les deux plongeurs refirent surface. Aymeric soutenait son ami essoufflé et le ramena sur la terre ferme. Maeder enveloppa les deux garçons de couvertures pour les réchauffer. Elle tançait Ethan tout en s’occupant de lui.
— Tu es impossible toi, franchement tu n’en rates pas une. Qu’est-ce qu’on va faire de toi ?
— Attends, c’est pas ma faute ! Quelque chose m’a tiré vers le fond, se défendit Ethan.
— Une algue ?
— Non, non. J’ai senti une main attraper ma cheville et m’entraîner sous l’eau.
— Tu lis trop de mangas…
— Je te jure que c’est vrai, protesta Ethan. Et on est un peu trop près du lac là, on peut pas aller voir plus loin si on y est ?
Les quatre amis se reculèrent à bonne distance, pendant qu’ils réalisaient à quel point ils étaient passés tout près du drame. Ethan tremblait de fatigue et d’anxiété. Maeder fut la première à rompre le silence.
— Je sais que vous le pensez tous, mais je serai celle qui le dira tout haut. Cette lettre était un piège.
— Ça veut dire que tu me crois, s’enquit Ethan.
— Je ne sais pas ce que je dois croire, mais tu l’as échappé belle. C’est forcément un canular, ça peut pas être autre chose.
— C’est très élaboré pour un canular, tu ne trouves pas, protesta Aymeric. Et pourquoi faire ça à Gabriel, d’abord ? Pourquoi nous faire venir jusqu’ici au lieu de nous tendre un piège à Pau où on habite toute l’année ? Je ne crois pas à un piège.
— Alors, tu crois quoi ? Qu’il y a un plongeur avec des bouteilles d’oxygène au fond du lac et qui n’attend qu’une cheville pour entraîner quelqu’un au fond ? siffla Maeder.
— Je n’ai pas d’explication…
— En gros, tu me contredis, mais tu n’as rien de mieux à suggérer, s’agaça la jeune femme.
Gabriel frappa du poing sur le sol, interrompant la dispute naissante.
— On s’en tape de savoir si c’est un piège ou pas, on a déjà débattu de ça avant de venir. Je veux savoir si ma mère est vivante ou pas, je ne pourrai pas vivre avec l’idée que c’était peut-être vrai et que je me suis barré sans savoir. On avait ce foutu rendez-vous au lac, on y est, on y reste !
— Mouais, tu fais pareil qu’Aymeric, pas de proposition concrète, contra Maeder.
— Si, j’en ai une ! Je vais dans le lac et vous restez là. Pas la peine de vous mettre en danger pour moi.
Un concert de protestations accueillit l’idée de Gabriel qui fit l’unanimité contre lui. Maeder fut la plus véhémente.
— Je regrette de ne pas avoir les muscles de Mister Karaté ici présent pour te botter les fesses. Gabriel ! Nous amis ! Nous aider toi ! Idiot !
— Mais…, bredouilla Gabriel.
— Y a pas de mais, coupa Maeder. Puisque c’est comme ça, on va y aller tous ensemble dans ton fichu lac. Sauf Ethan qui a atteint son quota d’adrénaline pour la journée. On sera plus en sécurité à trois qu’à une personne, pas vrai ?
— Ben… oui, l’union fait la force, comme on dit, mais…
Gabriel se tourna vers Aymeric, en quête de soutien, mais le jeune homme approuva Maeder et confirma son envie d’aller jusqu’au bout de leur voyage. Ethan accepta sans difficulté de rester sur la berge pour assurer la surveillance en mode maître nageur.
Gabriel, Aymeric et Maeder nagèrent ensemble, en restant proches les uns des autres pour agir au plus vite en cas de problème. Gabriel appréciait la fraîcheur de cette étendue d’eau montagnarde qui contrastait avec la chaleur qu’il ressentait après ces heures passées sous le cagnard. Mais aussi avec une autre forme de chaleur qui, malgré le danger, venait de la présence d’une certaine jolie brune en sous-vêtements, noirs évidemment, scrutant le fond de l’eau tout près de lui.
La lumière du jour, et la température, déclinant, tous décidèrent d’un commun accord d’arrêter les recherches et d’établir le campement pour la nuit, comme ils l’avaient initialement prévu.
— On fait des tours de garde ? proposa Ethan que les longues heures sans incident avaient calmé. Quatre tours de deux heures chacun, je prends le premier !
— Tu t’attends à des monstres errants ? Tu as amené tes dés, surtout le jaune qui fait toujours 1 ? s’amusa Maeder.
— Hé oh ! Il fait pas toujours 1… ouais, des fois, d’accord.
— Surtout quand il faut pas, tu veux dire.
— On a tous besoin de reprendre nos forces, contra Aymeric. Quand la pression va retomber, on prendra tous un méchant coup de barre.
Se rangeant à son avis raisonnable, la bande s’installa aussi confortablement que possible pour une nuit de sommeil bien méritée, sans tenir compte d’Ethan qui réclamait à cor et à cri de ne pas louper cette occasion de faire des tours de garde pour de vrai.
Gabriel eut bien du mal à s’assoupir. Malgré la fatigue, son esprit continuait de fonctionner à plein régime et de lui échafauder théorie sur théorie sur le lien entre ce lac, la lettre et l’accident d’Ethan. Quand il commença à imaginer sa mère emmenée par un monstre marin et enchaînée au fond du lac, il comprit qu’il avait grand besoin de se calmer. Se concentrant sur l’ambiance apaisante d’une nature nocturne, sans bruits de voisins, ni de circulation, il finit par faire taire son cerveau enfiévré et trouva le sommeil.
Gabriel s’éveilla au beau milieu de la nuit, sans savoir pourquoi, et grogna en constatant que le jour était encore loin. Il regarda vers le lac et vit une ombre s’en détacher pour s’avancer hors de l’eau, vers leur campement. Il resta interdit de longues secondes, croyant aux restes d’un mauvais rêve, avant de se pincer et se rendre compte qu’il était bel et bien éveillé.
— Les gars ! Réveillez-vous, vite ! cria-t-il.
Aymeric se leva d’un bond, en garde comme un samouraï. Maeder se redressa sans se presser, certaine que rien de ce qui pouvait se passer ne méritait qu’elle se dépêche. Quant à Ethan, il se contenta de grogner et de se retourner dans son duvet.
Le vent poussa les nuages qui obscurcissaient la lumière de la lune et empêchaient de percevoir la véritable nature de l’être venu du lac. Une silhouette humanoïde, féminine, avec de longs cheveux blancs où l’on devinait des reflets bleutés. Une peau irrégulière laissait imaginer une texture étrange, peut-être écailleuse. Sa main droite était posée sur un ventre proéminent, la gauche était posée sur une arme, calée sur son flanc dans un angle étrange, perpendiculaire à son corps.
Gabriel se demanda à nouveau si tout ceci était bien réel ou s’il était en plein cauchemar. Aymeric et Maeder l’entouraient, il n’osa pas les toucher pour ne pas briser la force qu’il puisait en leur présence.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-il.
Rien.
— Est-ce que vous me comprenez ?
Rien.
— Est-ce vous qui avez voulu noyer Ethan ?
Toujours rien.
— Une idée ? On fait quoi là, lança Gabriel à la cantonade.
— Et si on essayait dans une autre langue, suggéra Maeder.
Sans répondre, Aymeric ramassa une lourde branche et se tint prêt à attaquer. L’être étrange s’arrêta net. Légèrement rassuré par cette protection, Gabriel tenta alors de communiquer comme son amie le proposait.
— Ulertzen didazu ? Me entiendes ?
Ces conciliabules firent émerger Ethan qui quitta son douillet duvet pour rejoindre ses amis. Il essaya à son tour de parler avec cette créature, en vain, quand Maeder intervint.
— Ah les garçons… les garçons ! Heureusement que je suis avec vous !!
Elle laissa lesdits garçons s’indigner de concert et marcha avec détermination vers la créature encore dégoulinante. Surpris par sa réaction, Gabriel mit quelques instants avant de réaliser ce qu’elle faisait et se précipita à sa suite, prêt à faire barrage de son corps au moindre signe de danger.
Maeder repoussa délicatement la main gauche palmée de la créature et découvrit un flanc noirâtre. Ce que Gabriel avait pris pour une arme était en réalité un pic métallique rouillé enfoncé profondément dans la chair.
— C’est ici que ça fait mal, non ? demanda-t-elle avec une douceur inhabituelle.
La créature hocha la tête de haut en bas et pivota vers Maeder pour lui présenter son flanc. La jeune femme entoura de ses doigts le morceau de métal et l’avertit avant de tirer d’un coup sec. Cependant, elle ne parvient pas à le bouger d’un millimètre comme s’il était enchâssé dans du béton.
Ethan et Aymeric la rejoignirent et se demandèrent que faire, quand la blessée tendit la main et prit celle de Gabriel. Tout en essayant de contrôler les tremblements qu’il ressentait à son contact, il empoigna l’objet qui n’aurait jamais dû se trouver dans un corps, humain ou non. Il déglutit et regarda cet être. D’expressifs yeux violets lui renvoyaient une grande confiance qui le surprenait et l’émouvait.
Il hocha la tête. Sa main commença à chauffer, de la vapeur s’échappa du morceau de métal. Puis, il l’arracha. La créature poussa un long cri déchirant et un sang noir se mit à couler de la blessure.
— Des compresses, vite ! ordonna Maeder en posant les mains sur la plaie.
Les garçons s’exécutèrent pendant qu’elle tentait d’endiguer l’écoulement et récupérèrent tout le matériel de premier secours de leur paquetage. De noir, le liquide qui suppurait vira à un vert qui leur paraissait plus naturel, bien qu’ils n’aient aucune idée de comment leur venait l’intuition de cette normalité.
Merci.
Cet unique mot s’imposa dans l’esprit des quatre amis. Ils se regardèrent ébahis, comprenant avoir tous reçu le même message.
— Je n’oublierai pas ce que vous avez fait pour moi. J’attendais depuis longtemps et vous êtes venus. Dites-lui que je n’ai qu’une parole et que j’ai respecté ma part du marché. Et ce, même si elle est… non, passons. Merci à vous quatre pour cela, et sachez que je suis vraiment, vraiment, désolée.
Ce furent ses derniers mots. Un son aigu commença à se faire entendre, un sifflement d’un volume croissant, comme un Larsen dans un mauvais concert. Il devint tellement assourdissant que tous se mirent à protéger leurs tympans, violemment agressés. Une explosion de lumière blanche, centrée sur la créature, les projeta plusieurs mètres plus loin.
La sirène repartit dans l’eau, étreignant son flanc endolori et disparut. Gabriel essaya de se relever et reçut les messages de protestation de son épaule droite, retombée sur une pierre. Maeder, couverte de boue, se redressa sur son séant et s’exprima.
— Et de rien, surtout, hein ! protesta-t-elle. Bordel, c’était quoi, ça ?!
— Tout le monde va bien ? s’enquit Gabriel.
— Mais oui, tu t’inquiètes encore pour rien. Tout baigne, s’amusa Ethan en contradiction complète avec le fait qu’il était encore étendu au sol.
— Non, sérieusement, Ethan. Tu te rends compte de la rencontre qu’on vient de faire, s’exclama Maeder. Ça te choque pas plus que ça ?!
— Non, c’était juste trop cool ! Trop génial ! s’enthousiasma le plus geek de la troupe. J’ai toujours rêvé qu’un truc comme ça puisse exister. Et puis, t’as été trop classe, Maeder. T’as trop assuré !
Le grand dégingandé se releva et mit à danser sur place en criant sa joie.
— Et vous croyez qu’il y a d’autres créatures comme ça qui existent ? Les lutins, les fées… les… les… ouh ! les dragons ?! bafouilla Ethan, surexcité.
Gabriel leva les yeux au ciel devant tant d’insouciance.
— Bon sang, il ne manquerait plus que ça. Personne n’est blessé, sûr ?
— À part un bon acouphène, ça va, confirma Aymeric.
— En tout cas, c’est une sacrée nouvelle, commenta Gabriel encore sous le choc. Je crois que personne ne nous croira quand on rentrera.
— Tu as l’intention d’en parler ? s’enquit Aymeric.
— Ben oui, pas vous ?
— Et avec qui j’en discuterai, à part vous ?
— Merde, c’est vrai.
Gabriel se sentait idiot. Aymeric ne fréquentait qu’eux trois et restait très mystérieux vis-à-vis du reste du monde. Les rumeurs les plus folles avaient existé du temps du lycée, mais eux seuls savaient que c’était dû à la Période. Ce nom avait été trouvé par Ethan, qui avait choisi initialement « La Période du Trou Noir de la Quatrième Dimension », et qui devint, avec le temps, la Période. Ces quatre années, de onze à quinze ans, dont Aymeric ne conservait aucun souvenir.
— Moi non plus, je n’ai personne d’autre à qui en parler, rétorqua Maeder.
Elle n’était pas orpheline comme Aymeric, mais ses parents ne se préoccupaient que fort peu de leur fille unique et vivaient dans leur bulle, de laquelle elle était exclue. Elle en avait pris son parti depuis bien longtemps, et on ne sentait aucune amertume dans ses propos, juste une froide réalité.
— Et toi, ton père, il te fera exorciser si tu lui dis ça, s’amusa Ethan. Il t’enfermera dans la crypte, entourée par un pentacle de cierges blancs, il te chantera du latin pendant des heures et toutes les messes des dix prochaines semaines te seront consacrées. Non, finalement, parle lui ! Je veux voir ça !
— D’accord, d’accord, vous avez raison. On garde ça pour nous. Quelle histoire quand même ! Bon sang, je crois bien que c’était une lamina.
— Comme celles des légendes dont tu parlais tout à l’heure ? Sur le pont ? C’était pas laminak, leur nom, demanda Ethan.
— Oui, il y a une statue de lamina à Arrasate au Pays Basque. Laminak est le mot au pluriel, en basque.
— Hum… non, mais j’aime mieux dire laminak en fait. C’est plus sympa, objecta Ethan peu soucieux de fouler aux pieds la conjugaison. C’est une sirène en fait ?
— En quelque sorte, oui.
— Et elle mange de la chair humaine comme dans l’histoire de Rumiko Takahashi ?
— Non, je crois pas et elle n’a pas été agressive avec nous. Elle aurait pu nous faire bien plus de dégâts que ça, si elle l’avait voulu. Je soupçonne que c’est elle qui a attrapé ta cheville, plus pour attirer ton attention que pour te noyer. Elle souffrait sans doute beaucoup et ne voulait pas être agressive.
— Pas agressive… on a quand même fait un bon vol plané, rappela Maeder.
— Ouais, et faudra qu’Aymeric m’apprenne à chuter un jour, souhaita Ethan en se massant les poignets et la jambe.
Le silence se fit tandis que chacun repensait à cette rencontre extraordinaire et aux derniers mots de la laminak, à ces excuses qui ne leur disaient rien de bon.
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