En remontant dans l’ascenseur d’Epsilon-2, Léa reçu un message sur le réseau, en priorité maximale. Al-Sabri qui l’appelait en haut de la tour. Elle s’arrêta un étage en-dessous et passa par les toilettes pour avaler de grandes gorgées d’eau. La tête sous le robinet, elle ne se faisait aucune illusion, ça ne couvrirait pas son haleine alcoolisée, mais peut-être pourrait-elle y gagner une certaine assurance.

L’étage de la direction avait été entièrement refait pour convenir au style de sa nouvelle occupante. Le lino avait été remplacé par un revêtement en fibre de sisal beige qui emmitouflait les déplacements dans une moiteur perturbante. Les murs avaient été repeints dans un orange transparent laissant filtrer la lumière de l’extérieur. On y avait accroché des tableaux de cet artiste dont Léa ne se souvenait plus le nom, malgré l’avoir lu dans le New York Times, un ancien opposant au régime des maréchaux égyptien qui peignait désormais ses souvenirs de lutte. Des copies, évidemment. Les originaux ne sortaient pas du bureau de la patronne. Léa se souvint de la biographie de Fatena Ben Ahmed Al-Sabri. Elle avait milité deux ans dans un groupe d’autodéfense féminin de la Place Tahrir avant de partir finir ses études en Angleterre.

Le secrétaire ne lui accorda même pas un regard, empêtré dans la dizaine d’appels qu’il passait depuis son écran. Elle resta plantée là, dos au mur, pendant un quart d’heure, le temps qu’il se décide enfin à la faire entrer d’un signe de la main. Le bureau aurait été plus spacieux s’il n’avait pas été encombré de bacs en plastique remplis de dossiers papiers, de livres et de matériel informatique. Une bibliothèque vide occupait le mur du fond, devant laquelle trônait un lourd bureau en bois. Des câbles sortaient des prises et un tas de cartons éventrés dégorgeait son polystyrène dans un coin.

« – Asseyez-vous, Léa. »

Sans lever les yeux, elle non plus. Léa s’installa dans un grand fauteuil en cuir et nota que Fatena portait pour lire une paire de lunettes d’une marque à la mode à San Francisco. Elle ne les avait pas durant la réunion. Elle referma son ordinateur portable et croisa les mains sur le bureau.

« – Je vous attends depuis deux heures, où étiez-vous ? »

L’erreur, ne pas avoir regardé l’heure du message. Avec un peu plus d’attention, Léa aurait pu préparer un mensonge taillé au cordeau. Fallait improviser.

« – J’étais en bas, je motivais mes sources pour qu’elles me sortent quelque chose sur l’assassinat.

– Doubinski ? Quelle importance ?

– Avoir l’assassin sous la main nous aurait fait gagner des points au Directoire.

– Et vous auriez pu le remercier, en passant… Vous n’aimiez pas trop Irina, n’est-ce pas ?

– Madame, elle a fait tuer un de mes hommes.

– Treize ans, c’est un peu long pour garder une rancoeur professionnelle.

– Ça a suffit à la maintenir à l’écart de la Cidade. Et si elle avait été un peu plus intelligente, elle ne serait pas sortie de son trou à rat. »

Fatena se redressa avec un sourire, puis se pencha vers un tiroir pour en ressortir un thermos et deux tasses frappées du logo de la EagleEye. Elle les remplit de café avec le geste expert de l’ancienne étudiante et en posa une devant Léa.

« – Dois-je vous livrer à Andréi Doubinski, Léa ?

– Ce n’est pas à moi de vous dire comment gérer cette entreprise, madame, mais je pense être plus utile derrière mon bureau que dans une cellule de la Northwind. Je suis pas mauvaise avec un flingue à la main, si ça peut s’avérer nécessaire.

– Alors nous pouvons partir du principe que vous n’êtes pour rien dans le meurtre de sa mère.

– En tout cas, ce sera très difficile de prouver l’inverse.

– Très bien. »

Le café avait un goût riche et fruité qui surprit Léa. Fatena chargeait son thermos à l’Arabica grand cru et assumait son statut de gosse de riche. Pour quelqu’un comme elle, qui avait grandi à la cour royale des Al-Saoud, la guerre économique relevait de la plaisanterie. Personne n’oubliait pas comment elle avait placardisé Smith, l’ancien superviseur de Léa aux opérations spéciales. Sans pitié ni remords. Le vieux bureaucrate végétait désormais en Estonie, retour au point de départ.

« – Bon, puisque vous êtes sortie de la réunion avant la fin, je vous résume les décisions. J’ai pu obtenir une opportunité. Les fonds de secours du Directoire vont financer le déploiement des datalinks sur tous les employés de la Cidade, à condition que la livraison se fasse avant l’année prochaine. James Diamond va tenter de nous retarder, évidemment, pour garder son avantage. Votre boulot sera donc de l’en empêcher par tous les moyens.

– Quelle est notre position sur ce sujet ?

– C’est à dire ?

– L’Expulsion. Mettre dehors la moitié des habitants, brancher ceux qui restent à un réseau unifié. C’est un peu… Extrême, vous voyez. On peut s’attendre à des réactions violentes. »

Léa ne précisa pas qu’elle pouvait être la première à réagir. Au fond de son siège, Fatena resta interdite, elle n’avait manifestement pas envisagé les choses sous cet angle. Elle replaça machinalement sous son voile une mèche de cheveux qui s’en était échappée et reprit.

« – Nous ne sommes pas une démocratie, et ces gens sont nos employés. S’ils refusent d’être relocalisés, ils seront licenciés. Ils le savent, alors où est le problème ?

– Certains vivent ici depuis vingt ans. La Cidade, c’est leur maison. Ils supporteront mal d’être remplacés par de la main d’oeuvre au rabais.

– Ils ont lu le contrat avant de signer, cette possibilité était écrite noir sur blanc. Nous avons besoin d’un personnel capable d’aller forer la stélithe sur tous le continent, maintenant que le gisement principal est proche de l’épuisement. Un personnel lourdement augmenté, et obéissant. Vous saisissez l’enjeu, Léa. Notre indépendance vis à vis des Nations Unies reste fragile, nous devons assurer nos positions. Au moindre signe de faiblesse, toute la ville sera démantelée. Est-ce clair ? »

La tête dans les intrigues du Directoire, Léa en avait oublié la stélithe, ce cadeau de la comète Kleiss-Sedan apporté trente ans auparavant, qui avait justifié la fondation de la ville en Antarctique. Un minerai d’origine extraterrestre à haut rendement énergétique et très stable, qui avait pu apporter la solution au besoin d’énergie verte mondial. Face à cette manne, les considérations morales devenaient accessoires. Léa voyait dans les yeux de Fatena qu’il ne servait à rien de lui parler de sa fille malade. Cette femme ne connaissait que ses objectifs à long terme, tout le reste était accessoire. Un instant, elle se demanda s’il ne faudrait pas la tuer elle aussi. Trancher la tête pour laisser le corps vivre.

« – Oui madame. C’est très clair.

– Alors je compte sur vous pour me mettre au point un plan de sécurité pour l’acheminement des datalinks. Le service logistique vous fera parvenir tous les détails. Et n’oubliez pas : au moindre défaut de livraison, l’ensemble de la EagleEye sera désavouée. Cela ne peut pas, ne doit pas arriver. »

Sous l’apparente décontraction et l’attrait du pouvoir, Fatena jouait son poste, elle montait sa carte de visite. Elle cherchait à prouver qu’elle n’était pas une simple « fille de », qu’elle avait le cran nécessaire au poste. Il n’était pas question de discuter avec ce genre de personne, pour qui l’égoïsme était un impératif de survie. Léa hocha la tête, finit son café qui avait tiédi jusqu’à en devenir imbuvable, et lâcha quelques banalités d’usage propres à rassurer sa patronne. Puis elle sortit, un goût de cendre et d’alcool frelaté dans la gorge. Le secrétaire avait disparu, tant mieux pour lui. Elle ne se sentait pas d’humeur cordiale, mais l’avait-elle jamais été ? Cette entrevue avait au moins eu le mérite de l’éclairer sur les intentions de ses supérieurs. Garder l’avantage, consolider ses positions. Rien qui ne pouvait l’aider à sauver Iridia. Elle activa l’afficheur de ses lentilles et chercha l’emploi du temps de Fatena, petit privilège de chef de la sécurité. La Saoudienne serait en réunion toute l’après-midi, Léa avait le champ libre pour retourner à son appartement et annoncer les nouvelles à sa famille.

Malgré l’heure, l’appartement était resté plongé dans le noir, Nyobe devait être là en compagnie d’Iridia. La jeune fille, en plus de son affection respiratoire et de ses dérèglements osseux, souffrait d’irritations oculaires parfois insupportables. Seul l’ombre pouvait apaiser sa douleur. L’ombre et le sommeil, elle pouvait dormir jusqu’à seize heures par jour. Les séquelles d’une guerre centenaire sur une fille innocente. Nyobe était dans le salon, installée sur un canapé défoncé qu’elles n’avaient jamais trouvé le temps de changer. Elle bossait en émulation sensorielle, un bandeau sur les yeux, manipulant les formats grâce aux manipulateurs haptiques branchés sur les nerfs de ses doigts.

« – Diana. Je suis rentrée. »

Pas de réponse. Elle devait avoir dérivé le système auditif de son datalink sur sa représentation interne. Léa voyait sa femme se transformer peu à peu en une hybride de chair et d’électronique. D’abord son ouïe, bien avant leur rencontre, puis d’autres ajouts, peu à peu. Alors qu’elle-même supportait à peine son implant amphétaminique, Nyobe se modifiait dans son laboratoire. Agacée, elle lui envoya un mail pour l’extraire de son monde. La chercheuse bloqua un instant dans ses mouvements, puis exécuta une passe de déconnexion et retira son bandeau.

« – Léa. Désolé, je ne t’avais pas entendue entrer.

– J’ai vu ça, ouais. Comment va Iri ?

– Elle est fatiguée. Son précepteur m’a appelé pour me dire qu’elle n’était pas en état de travailler. Je l’ai ramenée et couchée, elle dort.

– Plus maintenant. »

Une voix enrouée résonna dans le dos des deux femmes, qui se retournèrent pour voir entrer leur fille. Iridia traversa la pièce en trombe, défiant ses muscles ankylosés par la maladie, une tasse de chocolat à la main. Elle bondit sur un fauteuil et dévisagea ses parents, sans ciller. Loin de paraître diminuée, la gamine était bien la fille de ses mères : solide et déterminée, elle analysait froidement chaque situation, puis pouvait agir avec une volonté d’acier. Elle s’enfuyait souvent, traînait dans les conduits d’aérations, avait peu d’amis indispensables. Les enfants de son âge restaient intimidés par cette boule de nerf enveloppée d’une combinaison de mobilité, dont le visage sec et marqué les toisait sous sa longue chevelure blonde. Lorsque son regard se posa sur Léa, celle-ci tressaillit. Elle aimait sa fille, mais ses yeux verts l’impressionnaient souvent.

« – Il y a un problème, maman. »

Et sa capacité de lire dans les expressions faisait froid dans le dos.

« – Non ma chérie, ne t’inquiète pas. Tu veux bien retourner dans ta chambre ? Mommy et moi, on doit discuter.

– Ça a un rapport avec moi ? »

Léa hésita.

« – Pas uniquement.

– Alors tu peux le dire quand je suis là. Je suis grande, j’ai pas peur. Ou alors j’aurais peur tout le temps. »

Léa se tourna vers Nyobe, cherchant un soutien qu’elle ne trouva pas. Un sourire aux lèvres, sa femme encourageait comme d’habitude leur fille à réfléchir aux ordres qu’on lui donnait, à les contester si nécessaire. Léa se demandait si elle ne testait pas des théories éducatives autant que des procédés techniques sur Iridia.

« – Faut bien admettre qu’elle n’a pas tort.

– Merci pour ton aide.

– C’est toujours un plaisir. Bon assieds-toi et raconte-nous ce qui se passe. »

Pour ne pas en rajouter dans l’ambiance tribunal, Léa s’assit sur le canapé en s’adossant à l’accoudoir, de manière à avoir ses deux interlocutrices dans son champ de vision. C’était important qu’Iridia ne se sente pas menacée, surtout vu ce qui allait suivre. Dans l’ascenseur, elle avait cherché la meilleure manière de leur présenter la nouvelle. Il n’y en avait aucune, rien pour faire passer la pilule.

« – Le Directoire veut licencier ou déplacer tout le personnel jugé non indispensable à la continuité de la Cidade. Les familles avec. Nous serons remplacé par des types avec des contrats courts et quasiment aucun droit. Le Directoire est prêt, James Diamond va annoncer ça lors d’une conférence dans une semaine. »

Iridia resta sans réaction, attendant une chute qui lui expliquerait en quoi tout ça la concernait. Nyobe, par contre, était bien plus affectée. Par gestes nerveux, elle avait sorti un paquets de cigarettes et un cendrier de sous la table, brisant la règle non-écrite du « on fume pas devant la petite ». Après avoir cramé la moitié de sa clope, elle se releva avec une épiphanie.

« – Bordel, c’est pas une coïncidence, non ? S’ils se sont décidé ce matin, c’est à cause d’hier ?

– Parle pas comme ça devant la gamine. Et éteins-moi ça s’il te plaît.

– Réponds à ma question, Léa ! Est-ce que c’est toi ? Est-ce que c’est à cause de ce que tu as fait ? »

Léa jeta un coup d’oeil à Iridia. Elle devait reprendre la main et la faire sortir avant que la discussion sérieuse ne commence. Mais sa fille la précéda en tournant vers elle son regard inquisiteur.

« – Je vous ai entendues en parler. Tu t’es vengée de cette femme qui avait tué un de tes amis, c’est ça ? » Léa soupira.

« – Oui, c’est ça. Je suis désolé de te mêler à ça, ma chérie.

– C’est pas grave. On ira ailleurs, j’en ai marre de vivre dans une boîte en verre.

– Mais si, c’est grave ! »

Nyobe venait d’exploser, dépassée par ses événements. Elle jeta le mégot qu’elle avait brisé en deux dans le cendrier et se leva, alla vers le mur et y fit face. Comme si elle pouvait trouver une solution dans la teinte noire du cristal opacifié. Mais il n’y avait rien, sinon la profondeur de ses emmerdes.

« – La EagleEye n’a aucun autre laboratoire de nanotechnologie avec l’équipement dont j’ai besoin pour te soigner. Et je me vois mal débarquer chez Néogenesis pour leur demander gentiment de lancer des simulations sur leurs machines. Comment je vais faire, hein, comment je fais ?

– On aura pas à en arriver là. » intervint Léa. « – J’ai peut-être une solution.

– Si elle est aussi bonne que la précédente…

– Elle est pire.

– Oh seigneur… Et qui est-ce que tu dois tuer, cette fois-ci ? »

Léa soupira. Elle avait prévu ce genre de réaction, elle savait que sa compagne ne faisait que tolérer, au mieux, la manière dont elle gagnait sa vie. Elle avait été très claire à ce sujet lorsqu’elles s’étaient rencontrées. Peu à peu, les sentiments aidant, elle avait été en mesure de réprimer cette méfiance atavique, mais elle couvait toujours, là, au fond. Nyobe méprisait la violence, la voyait comme une source d’un chaos plus grand que le problème qu’elle devait résoudre. C’était une pacifiste, une intellectuelle. Léa prônait toujours les solutions expéditives.

« – James Diamond. C’est lui qui porte tout le projet. Si je coupe la tête, tu auras le temps nécessaire pour finir le développement. Et soigner Iridia.

– Si tu coupes la tête ? Toi ? Et comment tu comptes atteindre le type le mieux protégé de la ville ?

– J’ai un accès. Vaut mieux pas que vous en sachiez trop.

– Bon, moi j’ai des devoirs. À plus tard ! »

Finalement, la discussion avait enfin dépassé le point d’attention d’Iridia, qui jaillit de son fauteuil comme un petit diable et passa la porte, dans un bruissement de servomoteurs. Avant de sortir, elle tourna la tête vers ses mères.

« – Pour ce que ça vaut… Moi ça me paraît pas con. »

Puis elle laissa là ses parents sidérées et fila dans sa chambre. Nyobe referma sa colère sur elle-même et se rassit pour rouler un bon gros pétard, propre à assommer ses sentiments contradictoires. Dans le clair-obscur de la pièce, la fumée épaisse et forte formait des volutes indistincts, des arcs intangibles et changeants. Elle aurait voulu pouvoir en saisir un, tester une solidité absente.

« – Tu as une mauvaise influence sur notre fille.

– Toi-même. » répliqua Léa avec un sourire.

« – En tout cas, celle-ci sent meilleur que celle de Marcus.

– Alors c’est lui ton accès. T’as raison, c’est vraiment une idée débile. Tu sais qu’il va te poignarder dans le dos dès qu’il le pourra.

– Ya des chances. Mais bon, pas bien le choix. Et puis j’aurai mon équipe en backup.

– Tu leur as demandé ?

– Bah, dès qu’il s’agit de faire exploser des trucs… »

Nyobe cendra son pétard, puis se pencha pour se nicher dans les bras de Léa. Elle la serra de toute ses forces, ne voulant pas la perdre, ne voulant pas imaginer ce que serait sa vie sans elle. Malgré son caractère entêté, son manque de discernement, ses tendances qui parfois confinaient au psychotique. Il lui avait fallu plus de deux ans pour comprendre que c’était sa manière de résister au monde extérieur, s’adapter et réagir, ce qu’elle faisait avec une efficacité incomparable. Nyobe aimait sa compagne pour la même raison que celle-ci pouvait la pousser à bout : parce que personne ne pouvait la faire dévier de sa route.

Elle aurait aimé en être tout aussi capable.

« – Et après, qu’est-ce qu’on fera ?

– Je couvrirai mes traces. Marcus essaiera de me mettre les deux meurtres sur le dos, il échouera. Tu finiras la nano-architecture d’Iridia puis on s’en ira loin. Dans un endroit chaud.

– Ils nous traqueront, tu le sais.

– Je sais qu’ils vont essayer, jusqu’à ce que ça leur coûte trop cher. Et je saurai comment faire grimper la facture. »

Léa sortit de l’étreinte de Nyobe et épousseta la cendre qui était tombée sur sa veste. Elle avait l’air épuisée par cette journée trop longue. Tout ça n’était peut-être plus de son âge. Marcus avait peut-être raison : ils étaient tous dépassés, obsolètes, menant des combats d’arrière-garde pour sauver une maison dont les fondations brûlaient déjà. Mais même si tout était vain et futile, elle n’avait aucune intention de renoncer.

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