Sue-Ellen avait tout fait. Elle avait tout fait pour que ça n’arrive pas. Elle avait guidé son serviteur asservi, Mr Dristueux, jusqu’à ce navire dangereux et lui avait ordonné de persuader tout l’équipage de ne pas faire cette expédition comme on donne une tâche à accomplir à un simple automate. Après tout, c’est elle qui l’avait mis au monde. Elle le connaissait mieux que quiconque et l’estimait capable de mener à bien cette tâche qu’elle lui avait conférée. Pour l’aider dans sa mission, elle avait envoyé la brume mauve pour démotiver les passagers. Elle avait donné vie à la figure de proue pour les menacer. Elle avait stoppé les marées et mis le vent au silence pour les arrêter dans leur quête folle. Mais rien n’avait suffit. Même Mr Dristueux avait lamentablement échoué. Comment avait-elle pu lui faire confiance ? Pourtant la dernière fois tout avait très bien marché avec ce téméraire qui s’approchait trop près de la paroi. Quelque ombres sous l’eau avaient suffit à le faire fuir sur-le-champ. Mais cette fois-ci cela n’avait pas suffit. Evidemment, elle aurait pu tous les tuer d’un revers de main sans que personne ne s’en aperçoive. Cependant Sue-Ellen s’était imposé des règles précises au commencement auxquelles elle ne tenait pas à déroger.
Sue-Ellen était triste. Triste que tous ces gens soient morts par sa faute. Mais elle se rassurait en se disant que de toute manière, ils n’étaient pas bien importants, ils n’avaient de valeur que pour elle.

Sue-Ellen habitait une petite maison au bord de la mer. Elle connaissait la mer et la côte bretonne comme personne. Sa passion, c’était les bateaux et la navigation.
En ce bel après-midi ensoleillé, Sue-Ellen épongeait le sol trempé de sa chambre et rassemblait les morceaux de verre dans une pelle. Les morceaux de verre de l’aquarium. Son aquarium. L’aquarium du possible, là où ses idées prenaient forme et vie. L’aquarium de son imaginaire. L’aquarium qu’André De Plochait, un des nombreux personnages qu’elle avait créé à l’intérieur, venait de détruire.

Sa mère rentra tout à coup dans sa chambre :
« Oh mon dieu mais c’est trempé parterre ! Qu’est-ce qu’il s’est passé Sue-Ellen ?
-Désolé maman, j’ai malencontreusement cogné dans l’aquarium et l’ai brisé. Tu peux m’en racheter un autre ?
-Oui, mais fais attention la prochaine fois ! Je veux que ça soit propre pour quand je reviendrai ! Tu as réussi à sauver les poissons au moins ?
-Oui ils vont bien. »
En réalité, elles les avaient relâchés dans la mer depuis bien longtemps ses poissons. Mais ça, sa mère ne le savait pas. Elle ne savait rien d’elle. Absolument rien.

La mère s’en alla faire les courses en méditant sur le comportement de sa fille qu’elle n’arrivait décidément pas à comprendre. Elle se disait qu’en lui offrant un autre aquarium, elle se sentirait plus apte à être aimée. Alors elle sortit de la petite maison de pêcheur. A peine descendue sur le trottoir devant sa résidence, son chapeau décorée d’une jolie rose s’envola aussitôt, prise dans une bourrasque inattendue. Heureusement un homme qui passait par là par hasard le ramassa. Celui-ci marchait en effet assez lentement dans la zone et inspectait chaque maison depuis quelques minutes. Il lui redonna alors son chapeau, apparemment ravi de l’avoir récupéré :

« Tenez mademoiselle, vous avez de la chance, il s’est jeté à mes pieds, dit-il en lui tendant son accessoire indispensable.
-Oui en effet, j’ai eu de la chance. Pendant quelques secondes, j’ai vraiment cru que je ne le récupérerai pas. Heureusement que vous étiez là.
-J’essaye de toujours être là où il faut, confirme-t-il en sondant discrètement la bâtisse d’où provient son interlocutrice.
-Mais dites-moi, vous êtes tout trempé, vous ne voulez pas rentrer pour vous réchauffer ? Vous devez mourir de froid.
-Non ne vous en faites pas pour moi. En fait, je crois que je ne me suis jamais senti aussi bien, aussi vrai.
-Si vous le dites. Ah, j’allais oublier de me présenter. Mme Denkbeeldig.
-Mr Dristueux, lui répondit-il en lui serrant vivement la main.
-Je suis vraiment désolé, mais il va falloir que je vous laisse.
-Oh mais il n’y a pas de problème, je vous en prie allez-y. »
Mme Denkbeeldig partait déjà quand l’homme l’interpella quelques secondes plus tard en courant derrière elle:
« Attendez, j’ai une faveur à vous demander.
-Ah bon, quoi ?
-Est-ce que vous pourriez transmettre un message à votre fille ?
-Ma fille, comment connaissez-vous ma fille ?
-Vous pourrez lui dire que la prochaine fois, elle ferait mieux de faire plus attention.
-Je ne comprends rien monsieur, faire plus attention à quoi ?
-A ce que son imagination ne la dépasse pas. »
L’homme s’en alla, serein, ficha une cigarette entre ses lèvres, et lorsqu’il repassa devant la petite maison de pêcheur, adressa un clin d’œil à la fenêtre de la chambre de Sue-Ellen.

« L’imaginaire, c’est ce qui tend à devenir réel » André Breton.

PS : Le prénom de Mr De Plochait est André, allusion à André Breton pour la citation ci-dessus, puisque dans l’histoire, c’est André De Plochait qui amène ( même si c’est inconsciemment ) l’imaginaire à devenir réel.

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