Flash d’adrénaline dans la tête. J’ouvre les yeux en grand sur le béton sale du plafond et je hurle. Les barreaux de mon lit sont des serpents qui s’enroulent autour de moi, de mes poignets, de mon cou, qui m’étranglent. J’essaie de lever les bras pour les arracher, mais je suis clouée au matelas, et maintenant ils rampent sur moi, se multiplient, rentrent dans ma tête, fouillent mon cerveau. Puis je me sens happée par en-dessous, comme un siphon qui aspirerait ma chair, morceau par morceau, jusqu’à m’avaler à la manière d’un poisson qui gobe une mouche. Le béton disparaît au loin, je le regrette déjà, car je sens que ce qui approche est pire. Mais je ne veux pas le voir. Non, non, non. Je ne veux pas le voir pas le voir pas le voir…
Je sais que c’est là quelque part, j’entends le rire dément qui frôle mes oreilles, j’entends la bête qui rode. Cette bête faite à la fois de viande putréfiée et de câbles dénudés, rouillés, rongés par le sang qui s’échappe de ses mille plaies purulentes, dans lesquelles dansent des vers. Cette bête qui déploie ses ailes translucides pour monter vers moi, qui penche l’excroissance qui lui sert de tête au-dessus de mon visage. Elle n’a pas de bouche, seulement le globe insondable d’une caméra qui me fixe, qui m’ausculte, qui me juge. Un globe surmonté de deux yeux exorbités, asynchrones, les yeux de quelqu’un que j’ai connu. Les yeux de la drogue, du manque et de la soumission acceptée. La bête m’étudie comme si je n’étais pas plus qu’un tas de chair, comme elle. Puis elle lève sa griffe d’un geste élégant et me tranche les jambes d’un coup sec, si vite que je ne sens rien. Elle prend mes jambes et se les colle là où devraient se trouver les siennes, mes jambes deviennent morceaux putréfiés elles aussi. Puis la bête me lâche et je tombe encore.
Je tombe à l’eau, je hurle de plus belle mais je me noie, et je ne peux pas nager, et je sens ces mains au fond de l’eau, ces deux mains qui viennent vers moi, qui me tirent, qui m’attirent. Je ne veux pas me noyer, je veux survivre, je veux vivre, mais je n’arrive pas à nager. Et les mains sont trop fortes. Et je sais que je ne pourrais pas vivre si je me retourne, mais je le fais et je vois…
“- Léa ! Léa, bordel, réveille-toi !”
J’ouvris les yeux.
Le cauchemar. Cette saloperie de cauchemar qui ne voulait toujours pas foutre le camps. Qui revenait toutes les deux ou trois nuits pour m’empêcher de dormir. Je me suis relevé sur le lit, en battant des paupières pour chasser les dernières rémanences qui cherchaient à s’imprimer sur mes rétines. J’ai levé la tête vers François et rabattu la couverture sur ma poitrine. Il en profitait, ce con. Je l’avais déjà vu en train de m’espionner, quand je prenais ma douche. Pas question de lui faire ce plaisir.
“- Ça ira. Merci. Tu me laisses m’habiller ?”
Il était déçu. Malheureux que je ne le considère pas comme le preux chevalier qu’il pensait être. Ça lui mettrait un peu de plomb dans la tête. Il devrait intégrer que j’étais sortie de là toute seule, sans aide. Que je n’avais pas l’intention de chanter les louanges de cet incroyable courage qui avait consisté à m’attendre dans sa bagnole. Une fois qu’il l’aurait compris, tout serait plus simple. Et nous aurions l’occasion d’apprendre à nous connaître. Mais d’ici là, je préférais maintenir une distance respectable.
Il a fermé la porte qui donnait sur le salon. Je me suis levée, j’ai enroulé la couverture autour de ma taille, en constatant avec satisfaction que ce nouveau régime fonctionnait. J’avais retrouvé plusieurs tailles, et tant mieux. Le style famélique m’allait très mal, d’autant que je crevais littéralement de faim. À croire que le corps humain s’habituait à tout, mais maintenant que j’avais de la nourriture à profusion, je dévorais. Il fallait que je reprenne ce que j’avais perdu en prison. J’en avais besoin pour être opérationnelle. Deux semaines que nous étions là, au chaud, dans cet immense appartement payé par la EagleEye, mais ça n’allait pas durer. Les multinationales ne vous sortaient pas de prison, ne vous offraient pas une planque, sans rien attendre en retour. Et j’avais signé un chèque en blanc.
Au moins, la vue était belle.
Nous étions au 33e étage d’un immense building d’acier qui surplombait une ville australienne, à la lisière du désert. L’air était sec, agressif, chargé de poussière de silice qui vous raclait la gorge dès que vous sortiez. À notre altitude, c’était un peu plus supportable, nous n’allions que rarement dehors de toute manière. Les placards avaient été remplis avant notre arrivée, en prévision de l’impact de Kleiss-Sedan, l’immeuble disposait de son propre générateur, et sa structure était blindée. Toute la côte Est avait été ramenée à l’âge de pierre par l’explosion orbitale, les transformateurs avaient sauté en chaîne, sans parler du réseau, complètement ravagé. Mais nous étions dans un des rares endroits encore fonctionnels du pays, la EagleEye avait eu du nez. Ou était un peu trop bien renseignée. Par les baies de triple vitrage, je pouvais apercevoir les gens s’amasser autour des camions de ravitaillement de l’armée américaine et de l’ONU, comme des petites fourmis autour d’un morceau de fromage. Pourtant, on avait vu peu d’émeutes en traversant le pays. Les gens s’étaient préparés à la catastrophe avec une rare efficacité.
Je me suis habillé avec les fringues corporate anonymes qu’on nous avait fourni, très classes, au logo jaune doré discrètement fixé sur la poche de chemise. Je flottais encore un peu dedans. Le docteur était passé nous voir la première semaines, un asiatique tout en politesse et en discrétion, professionnel à l’excès, qui avait dit être venu en jet depuis Taïwan pour la journée. Il m’avait examiné avec tact, avait noté la perte de poids et les symptômes de stress post-traumatique. En partant, il m’avait donné une valise pleine de médicaments. J’en avais sorti tous les psychoactifs pour les jeter dans le vide-ordures. J’avais refusé ces saloperies là-bas, je ne m’y mettrais pas ici.
Je suis entré dans le salon, dont la moitié était encombrée de bonbonnes d’eau de cinq litres. Le réseau de distribution d’eau potable était en rade depuis l’impulsion, nous prenions nos douches grâce à un recycleur dans le sous-sol du building. J’ai taxé une des clopes de François sur la table basse. Je fumais comme si je devais rattraper des années sans nicotine. Il s’est installé sur le canapé en cuir et m’a dévisagé. Il faisait beaucoup d’efforts pour paraître neutre et désintéressé.
“- Ça va mieux ?”
Je me suis assis en face de lui et j’ai pris le pistolet-mitrailleur qui traînait sur la table, pour m’exercer. Je pouvais le démonter et le remonter les yeux fermés en deux minutes. On ne pouvait pas compter sur la Eagle pour assurer notre protection, si l’administration nous trouvait, il faudrait que je sois capable de nous défendre. Je ne pouvais pas compter sur François non plus, sa bonne volonté ne suffirait pas. J’ai étalé les pièces sur la table devant moi et entrepris de les remettre en ordre quand l’écran mural s’est allumé. Appel entrant, sur le réseau de secours.
“- Bonjour à tous les deux. Est-ce que vous m’entendez correctement ?”
La liaison était dégueulasse, elle sautait et laguait. Le visage slave apparaissait en images fixes, plus sérieux qu’avec sa fausse moustache grotesque et son costume colonial. J’ai coupé la caméra.
“- On vous reçoit mal.
– C’était tout à fait prévisible. L’explosion a pulvérisé des débris sur toute l’orbite et a détruit de nombreux satellites. Toutes les liaisons sont coupées.”
Il avait une voix calme et enjouée, mais fatiguée aussi. J’ai supposé qu’en tant que cadre dans une grosse boîte, il n’avait pas dû beaucoup dormir ces derniers jours.
“- Et ça risque de durer encore un moment. L’ISS a été évacuée en urgence, juste avant l’impact. Personne ne sait quand elle pourra être utilisée à nouveau. Ni si elle sera encore là.”
Son français s’entrecoupait d’un accent anglo-oriental bizarre, qui avalait certaines consonnes. Il était poli comme un vendeur de voiture, et inspirait aussi peu confiance. Mais je devais reconnaître qu’il avait été réglo, pour l’instant. Une planque, un médecin, du calme et du temps. C’était ce dont j’avais besoin. Alors j’allais écouter ce que ce type avait à dire. Avec l’intérêt d’une certaine forme de reconnaissance.
“- Bien. Alors, mademoiselle Fontaine, comment vous sentez-vous aujourd’hui ?
– Assez bien pour qu’on parle. Vous voulez quoi ?”
Un silence et un bruit de feuilles qu’on tourne.
“- Dans le troisième tiroir du meuble sous la télévision, il y a une pochette blanche en carton. Prenez-la.”
J’ai fais signe à François de m’amener la pochette. Il s’est exécuté sans enthousiasme. Je pouvais le comprendre. Dans cette affaire, il n’était plus qu’un second couteau. Il s’est servi un verre de whisky sur glace, puis l’a posé devant lui en me regardant.
“- C’est bon, je l’ai.
– La EagleEye souhaite vous engager dans sa division des opérations spéciales. Vous participerez à des missions en zone grise, là où la loi est disons… Incertaine. Nous sommes certains qu’au vu de vos capacités, vous servirez au mieux nos intérêts. Nous avons pour ambition de nous développer sur des marchés émergents, où vous serez un atout.”
J’ai parcouru les fichiers. Le contrat était rédigé en anglais, selon la loi de Singapour. Il donnait assez peu de détails sur la nature des tâches qui me seraient demandées, mais je pouvais les imaginer. Extorsion, vol, assassinat. Tout ce qu’une entreprise qui n’avait pas de scrupules à soutenir une évasion pouvait avoir besoin.
Ça me convenait. Ce n’était pas différent de ce que j’avais eu à faire durant ma cavale.
“- Et vous, qui êtes-vous dans tout ça ?
– Appelez-moi Smith. Je serais votre supérieur hiérarchique. Je vous fournirai la logistique nécessaire à la réussite de vos opérations. En cas de problème, vous devrez me contacter, mais j’ose espérer que les cas en question resterons exceptionnels. Nous plaçons beaucoup d’espoir en vous, mademoiselle Fontaine.”
Le contrat était illimité, après une période d’essai de trois mois. Mais je ne me faisais aucune illusion. Si j’échouais durant cette période, il était tout à fait improbable que j’en réchappe en vie. Ils savaient de quoi j’étais capable.
“- Bien, je marche.
– Merveilleux ! Bien, pour commencer, nous allons vous extraire vers notre site d’entraînement, où vous recevrez la formation nécessaire. Rien de trop aliénant, ne vous inquiétez pas. Seulement de quoi vous enseigner nos protocoles d’opération. Puis vous serez envoyée sur le terrain. Je ne doute pas que vous y ferez des merveilles. Avez-vous des questions ?
– Oui. Deux. Je me suis évadée de prison, on va me rechercher.
– Pour le moment, le gouvernement français a choisi de ne pas partager ses informations à ses partenaires fédéraux. Nous savons de source sûre qu’ils sont au courant de ce qui est arrivé à leur installation. Mais il n’y a pas lieu de vous inquiéter, croyez-moi, nous avons le problème bien en main.”
Évidemment, chaque pays avait ses vilains petits secrets. La fédéralisation n’allait rien changer. La confiance était précaire, cela jouait en ma faveur. Et étant donnée la quantité d’emmerdes qu’avait déjà récolté le gouvernement en place, ils auraient du mal à admettre que leur projet phare avait volé en éclats.
“- Et François ? Qu’est-ce qu’il devient ?
– Monsieur Marsan signera un accord de confidentialité, après quoi il recevra ce que nous lui devons. Je ne saurais trop vous conseiller de lui révéler ce qu’il désire. Chez la EagleEye, nous n’aimons pas laisser de dettes en suspens. Il sera rapatrié sans attirer l’attention.
– Parfait.
– Je vais vous laisser. Votre chauffeur sera là dans deux jours. D’ici là, profitez bien de l’appartement. Bonne journée à tous les deux.”
J’ai coupé l’appel et jeté un dernier regard au contrat. Je ne pouvais plus reculer, alors je l’ai paraphé et signé. J’étais désormais une employée dans une grande entreprise avec, je l’ai lu au détour d’une page, un salaire conséquent. Ma situation s’améliorait, j’allais pas cracher dessus.
“- C’est sympa de penser à moi. Merci.”
Le ton employé semblait plus ironique que sarcastique, peut-être que François s’était enfin résigné. Il ne devait pas être facile de rester dans un appartement avec une psychotique qui sortait de taule. Il s’en tirait plutôt bien, en fait.
“- Et félicitation pour ton nouveau job, faut fêter ça.”
Il a posé un verre de son whisky au rabais sur la table, que j’ai bu en rigolant. Quel soulagement. Après ces années de prison, je me sentais enfin revivre. Le goût âpre de l’alcool bon marché sur la langue était un véritable nectar, comparé à la bouffe dégueulasse de la cafétéria. On a trinqué à l’avenir et échangé des banalités rassurantes, qui avaient ce goût étrange de normalité. Il a sorti une blague débile, digne d’un gamin de cinq ans, et j’ai éclaté de rire avant de me reprendre.
“- Désolé. Je crois que je suis un peu saoule. Ça fait longtemps que j’ai pas bu d’alcool.
– Je vais peut-être en profiter alors…”
J’ai levé le flingue que j’avais fini de remonter devant son nez. En le tenant par la poignée, pour qu’il ne prenne pas peur trop vite.
“- Ce truc a assez servi pour ce mois ci, crois-moi. Alors évitons de lui donner d’autres occasions. Et puis je me ferais chier ici, toute seule.”
Il a souri, beau joueur, et levé les mains devant lui en signe de reddition.
“- D’accord, d’accord, j’abdique. Tiens, j’y pense, ton patron t’as donné ton premier ordre. Si tu lui obéissais ?
– C’est à dire ?
– Monaco.”
Fallait bien que ce sujet revienne sur le tapis à un moment. Il avait eu l’élégance d’attendre que je me remette pour l’aborder, c’était plutôt sympa de sa part.
“- Monaco… Tout ça remonte à loin.”
Il est allé chercher sa bouteille encore aux trois quarts pleine et l’a posé sur la table, après nous avoir resservi. J’allais finir cette discussion bourrée. Ça me convenait très bien.
“- Ça tombe bien, on a tout notre temps.
– C’est clair. Bon, alors… À cette époque, je bossais avec une bande de Niçois qui trafiquaient essentiellement dans la drogue et les armes. On leur sous-traitait parfois du passage de clandos, mais c’était rare. La came venait du Maroc et d’Afghanistan, les armes de Serbie, mais parfois on allait se servir à la source. Tu sais, quand ça valait vraiment le coup. Et donc, un jour, un de nos indics nous dit qu’un porte-conteneurs débarque des tonnes de marchandise certifiée OTAN dans le port de Monaco. On s’est dit que c’était pas une coïncidence, donc on y est allé.”
J’ai repris une gorgée en grimaçant, et rajouté de l’eau pour assainir un peu le goût de cette sous-marque. Déjà que l’alcool australien était hors de prix, il fallait en plus qu’il soit imbuvable.
“- On a passé la frontière de nuit. Monaco c’est pas bien grand, on a vite trouvé l’endroit. C’était plutôt calme, on est entré sans problèmes.”
Formellement, c’était un mensonge. L’entrepôt était gardé, il avait fallu se débarrasser des vigiles pour entrer. Mais s’il ne le savait pas lui-même, je n’allais pas me compromettre. Qu’il fasse ses recherches comme le grand journaliste qu’il pensait être.
“- À l’intérieur, on a pas trouvé d’armes, mais des caisses de matériel et des bons de livraison. Le chargement passait par plusieurs zones franches, en-dehors des juridictions internationales, et partait pour l’Afrique. Un type avec nous gérait sa bille en informatique, il a craqué les fichiers cryptés d’une des tablettes. Elle contenait les plans pour monter des projecteurs à énergie pulsée.”
Il a levé les yeux du portable sur lequel il enregistrait tout ce que je lui disais pour me regarder, avec un air interloqué.
“- Jamais entendu parler. Qu’est-ce que c’est ?
– Une arme non-létale mise au point par la sécurité intérieure américaine. Basée sur la technologie laser-plasma, et conçue pour infliger la plus grande douleur possible à un corps humain. Elle a été interdite en 2015 par le Conseil de l’Europe. Alors, quand on a trouvé ça avec des bons de livraison signé par Éric Watermann, on s’est dit qu’on était tombé sur un gros truc. Tu le connais ?”
Il a acquiescé, a allumé une cigarette et me l’a tendu, avant de s’en griller une pour m’accompagner. C’était marrant de le voir calme. Il avait laissé tomber ses manières de dragueur à la petite semaine, pour les échanger contre une concentration étudiée.
“- On a téléchargé les données et on s’est tiré en vitesse. J’en ai fait une sauvegarde que j’ai caché, je te dirai où. D’après ce que j’ai entendu, ces armes ont été utilisées lors d’opérations en Centrafrique et au Mali, pour briser les membres des milices. Et je les ai retrouvées en prison, il y en avait une dans une tourelle automatique.”
J’ai écrasé mon mégot dans mon fond de whisky, puis croisé les mains en m’adossant au cuir du canapé. Rien qu’à repenser à la tourelle, des frissons parcouraient mon corps. Les réminiscences de la douleur.
“- Donc le gouvernement s’est fait son propre petit Guantanamo en Australie. Les conventions à ce sujet sont claires. Si tu sors ça, la France va dégringoler à Bruxelles. Même Marianne sera éclaboussée. Satisfait ?”
En arrêtant de taper, il a souri. C’était plié, il avait ce qu’il voulait. Peu importe ce qu’il en ferait, j’avais tenu ma part du marché, et je n’avais plus peur des représailles à présent. Je me suis levée pour retourner à la baie vitrée.
*
Le ciel au-dessus du tarmac avait la couleur incendie d’un coucher de soleil d’été, pourtant on était en plein milieu de l’après midi. Des particules en suspension dans l’atmosphère. Les plus gros débris avaient touché l’Antarctique. La glace s’était vaporisée au-dessus de l’hémisphère. Il y avait une forme de beauté troublante dans les spires erratiques que dessinaient les nuages en altitude.
Le jet est descendu sur la piste en fendant cette masse, puis s’est posé à une centaine de mètres. Je suis sortie du gros 4×4 aux vitres fumées dans lequel on m’avait amené sur ce terminal privé. J’ai relevé mes lunettes au-dessus de la casquette de base-ball qu’on m’avait donné, pour cacher mes cheveux trop reconnaissables. Sécurité maximale, il ne fallait pas que je me fasse remarquer. J’ai observé l’appareil qui s’approchait de nous, un petit avion d’affaire aux lignes dures. Probablement furtif, vu la forme des ailes et des réacteurs. J’étais impressionnée, la Eagle avait les moyens.
Smith est descendu de l’appareil pour venir à ma rencontre.
“- Mademoiselle Fontaine ! Heureux de vous rencontrer enfin. Êtes-vous prête ? Nous devons faire vite, le ciel est instable.
– Presque, laissez-moi une minute.
– Je vous en prie.”
Je suis allée vers François qui sortait à son tour. Il avait tenu à m’accompagner. Je le sentais un peu triste, bien que je doutais d’un quelconque attachement. On s’était bien amusés.
“- Alors ça y est, tu décolles ?
– On dirait bien. Ça va aller, toi ?
– Je vais devenir très riche et très influent, je peux pas me plaindre. Et puis maintenant, j’ai de quoi écrire un bon bouquin, ça va m’occuper.”
Il m’a donné une clope qu’il venait d’allumer, dans ce geste macho qui, je l’avais compris, le faisait autant rire que moi. Puis il m’a tendu la main.
“- Ce fut un plaisir, Léa.
– Plaisir partagé. Si je passe par l’Europe un jour, faudra que tu m’en dédicaces un.
– Compte sur moi.”
Sa bagnole s’est éloignée sur la piste, vers l’autoroute qui retournait en ville. Je suis montée dans l’appareil, dont la porte s’est refermée derrière moi avec un chuintement. Quelques minutes plus tard, les puissants réacteurs nous envoyaient à quelques kilomètres au-dessus de la surface, la poussée nous avait cloués au siège.
Voilà, c’était terminé. J’étais libre de toutes mes anciennes attaches, et j’avais à nouveau un but. Ou au moins une perspective. J’allais m’évanouir de la surface de la Terre, puis je reviendrai transformée. Léa Fontaine. D’abord étudiante en sociologie et fille anonyme de Lyon. Puis criminelle en cavale. Jusqu’à récemment, prisonnière politique dans un centre expérimental. Et à présent, je devenais agente paramilitaire pour le compte d’une multinationale. C’était plutôt une belle évolution, en définitive.
J’étais impatiente de savoir où elle me mènerait.
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