L’adolescente reposait sur le sofa, un foulard blanc noué autour de son cou. Du sang à semi-coagulé entachait la soie. Un filet séché dessinait une volute rouge sur sa gorge avant de disparaître dans son décolleté. Carmilla en préleva une goutte durcie et la déposa sur sa langue. La petite coque oxydée céda, libérant un fragment épais et ferreux.
Elle arrangea les nombreuses poupées qu’elle possédait autour de sa protégée pour offrir à sa beauté macabre, un écrin de porcelaine dans lequel sa pâleur se trouvait sublimée. Tous les regards des pantins étaient tournés vers la belle endormie. Carmilla aimait l’absence d’émotions dans leurs iris colorés pour l’écho qu’elles renvoyaient à celles des immortels. Quand tu ouvriras les yeux, ils seront tout aussi insondables et destructeurs que les nôtres, songea-t-elle à l’adresse de la jeune fille. Bien sûr, il faudra fuir à peine la transition achevée. Sa nouvelle compagne commencerait son existence nocturne en bête traquée — un constat qui emplissait Carmilla d’amertume —, mais toutes deux seraient rapidement en sécurité, dans un lieu qu’elle seule connaissait et où nul ne viendrait les chasser. Viendraient alors les nuits les plus douces et les plus stupéfiantes que sa jeune amie ne connaîtrait jamais. Elle se souvenait comment elle s’était elle-même apprivoisée. Canaliser ce corps infatigable, gérer l’abondance de détails que ces nouveaux sens lui faisaient parvenir, apaiser les accès de violence déferlant en elle sans raison apparente… La Bête ne lui avait rien appris de ces subtilités, elle y avait fait face seule, mais s’était révélée parfaitement capable de transmettre à Laura son expérience. Léa bénéficierait d’autant d’attention, de soin et de patience. Elle deviendrait aussi impitoyable que sa défunte amante, prenant goût au massacre et au sang. Peut-être même l’accompagnerait-elle dans un prochain cycle, si l’envie de perpétrer son amusant élevage se faisait ressentir…
Carmilla tira sur l’élastique qui maintenait sa chevelure tressée depuis des décennies. Elle avait conservé cette coiffure austère après la disparition de Laura, comme le voile d’une religieuse. Elle se mit à rire. Aujourd’hui, les ténèbres ne tenaient plus place de geôliers. Elle avait saccagé leurs traits distordus, ruinés le visage du souvenir. Anonymiser leur présence. Elle leur souriait comme à de vieux fantômes dont elle pouvait dorénavant s’entourer pour mener sereinement son éternité.
« — Que me vaut cet accueil si chaleureux ? »
Elle se retourna lentement vers Lélio, surprise de ne pas l’avoir entendu bien avant son arrivée dans la cour du manoir.
« — Pour un immortel qui refuse de vivre au sein de l’Ordre, tu es souvent dans le coin, lança-t-elle en abandonnant son sourire »
Lélio fit quelques pas dans la chambre, les mains dans les poches arrière de son pantalon en cuir. Un vent étrange soulevait ses boucles blondes, bien qu’aucune fenêtre ne soit ouverte. Il n’avait pas imaginé la tanière de Carmilla ainsi. Il s’attendait à une décoration plus minimaliste, voire austère, de la part de la jeune femme. Pas à une chambre de petites filles, avec son lot de faïence et de poupées. Lélio prit place sur le sofa, à côté de la jeune morte. Elle était d’une maigreur affolante, mais, déjà, il voyait l’effet du sang se répandre dans son corps malingre. Elle ne tarderait pas à se relever d’entre les morts. En cet instant même, elle rampait encore avec les ombres. Ses mouvements lui semblaient embourbés, prisonniers des rives mouvantes du Lethée. Elle devait s’en échapper pour ne pas sombrer dans l’oubli auquel étaient destinés les trépassés. Le Sang était son Orphée, il devait la mener vers la sortie des Enfers. À condition que Carmilla ait été suffisamment forte pour lui inculquer ce pouvoir en le lui offrant. Il s’empara d’une poupée et l’installa sur la poitrine immobile de la jeune fille.
« — Je ne comprends pas pourquoi les fillettes préfèrent ces poupées aux formes outrageuses plutôt que ces merveilleuses enfants de porcelaine. Une éternelle enfant est un être si fascinant pourtant… En voilà une très jolie, murmura-t-il en caressant les cheveux de la morte
— Elle n’est plus une enfant.
— Elle en a l’apparence. Si fine, si petite… Dites-moi, Carmilla, quel âge avais-tu lors de votre transformation ?
— Dix-sept ans… »
Lélio replaça précautionneusement une mèche blonde derrière l’oreille de la gisante. Cette blondeur enfantine lui en inspirait une autre… Il se souvenait de la nuit où il avait trouvé Claudine, terrorisée et brûlante de fièvre. Le goût sucré que son sang charriait, l’avidité avec lequel elle avait bu le sien et la formidable chasseuse qu’elle était devenue… Avant de le faire payer pour ce crime atroce dont il s’était rendu coupable en la condamnant à l’immortalité dans un corps de poupée angélique… Instinctivement, il porta sa main à sa gorge, là où une blessure mortelle avait failli avoir raison de lui des siècles auparavant. Il avait survécu, péniblement. Des années durant, Lélio, le grand séducteur, l’envieux et orgueilleux chasseur, avait vécu privé de corps, dans une ruine puante. Sa peau dévorée par le feu et creusée par les eaux, s’était reconstruite centimètre par centimètre, exhalant une terrible odeur de mort pendant des siècles. Sa chevelure avait repoussé sur son crâne asséché au prix d’une longue attente. Une pulpe rouge avait regonflé petit à petit l’outre vide de ses lèvres. Il avait souffert le martyr. Un vieil amant français avait pris la situation en main et lui avait offert une terrible vengeance. Encore aujourd’hui, Lélio ne savait pas s’il avait désiré ou non ces représailles radicales.
« – Viens t’asseoir près de moi. »
Elle n’en avait aucune envie, mais sans savoir pourquoi elle s’exécuta.
« — L’Ordre ne va pas être ravi d’apprendre que tu t’éloignes de tes victimes habituelles.
– Je le sais.
— Je ne suis pas ici à leur demande. Je suis simplement amusé, amusé et intrigué, par le fait que tu transformes des jeunes filles qui tiennent plus du cadavre que de l’être humain.
— ET c’est pour satisfaire ta curiosité et t’amuser que tu es venu jusqu’ici ? Moi qui pensais que le grand Lélio avait une existence pleine de coucheries et d’ivresses, me voilà déçue… La monotonie et l’ennui affectent même les meilleures d’entre nous, se contenta-t-il de répondre en haussant les épaules. Curieux ces marques sur cou, on dirait que tu t’y ais pris à plusieurs fois avant de la transformer, je me trompe ? »
Il inclina la tête de l’adolescente sans aucune délicatesse pour inspecter les morsures sous le foulard. Il souleva son bras afin d’examiner le poignet, mordu lui aussi.
« Pas évident à ce que je vois… commenta-t-il en le laissant retomber mollement.
– Je préfererai que tu t’abstiennes de la toucher.
– On ne touche pas à la nourriture avec ces doigts, c’est cela ? »
Carmilla pinça les lèvres et lui adressa un regard empli de mépris.
« — Ton rapport pathologique à la descendance du sang est effarant. Pas étonnant qu’un nouveau lien au sein de tes semblables te perturbe. Dis-moi, poursuivit-elle sur un ton outrageusement compatissant, tu en as parlé à ce bon docteur Darmonde ?
— Angélique et moi échangeons beaucoup en effet. On pourrait même dire que nous avons toutes sortes… d’arrangements. Bien sûr tu te doutes que Lewis me manque terriblement… »
Les doigts de Lélio coururent le long du bras de Carmilla et saisirent sa main. Il y déposa un baisemain. Un très long baiser, de la pointe des lèvres, tout en figeant son regard violet dans le sien. Elle n’avait jamais réalisé à quel point ses prunelles étaient captivantes… Un nœud se noua dans sa gorge. Ses membres se raidirent, prêt à bondir. Son instinct tout entier lui conseillait de… De quoi d’ailleurs ? Une chape de plomb paralysait tout son corps et court-circuitait le lien entre sa volonté et ses mouvements, exactement comme l’avait fait le sérum de Darmonde.
« — Ne fais pas ça…
— Tu aurais dû davantage t’exercer aux petits extra surnaturels de notre nature plutôt que de ressasser ta vengeance dans ta cave. »
Lélio se pencha vers elle, une main autour de son cou. Il se contentait de laisser planer ses doigts sur la peau tendue de Carmilla, à l’image d’une menace qui ne tarderait pas à s’abattre sur elle.
« Parait-il que tu goûtes à peine à leur sang, pourquoi un tel gâchis ? Ils te dégoûtent ? Ces Hommes dénués de toute beauté romantique et ténébreuse ? Leur brutalité, leur odeur d’humain mal dégrossi ? Ou est-ce un des détails de ton protocole ?
— Va te faire foutre, hoqueta-t-elle
— Je me ferais d’ailleurs un réel un plaisir de m’inviter à une de tes réceptions et de faire honneur au buffet, en effet. »
Elle tenta vainement de se débattre.
« — Chuuuut… Sois sage Carmilla, une obéissante petite fille… »
Lélio referma ses bras autour d’elle et se mit à caresser la chevelure défaite.
« Quelle bonne idée de détacher tes beaux cheveux Carmilla. Ils sont fascinants, de vrais serpents plein de venin… »
Les deux amantes du comte apparurent dans l’entrebâillement de la porte, aussi silencieuses et impassibles que deux fantômes. L’une d’elle tenait un pieu effilé dans sa main. Un cri échappa à Carmilla lorsqu’elle comprit. Elle se débattit de plus belle. Les doigts de Lélio se resserrèrent comme des cordes autour de sa gorge et il la força à regarder l’une des amantes s’emparer du corps sans vie de Léa. Aucune lueur de conscience ou de volonté ne luisait dans leurs yeux caves, il était vain d’espérer qu’elles éprouvent la moindre pitié pour la jeune fille. Pire encore, si elles s’exécutaient aussi docilement, le comte était forcément au courant du rapt qui était en train de se produire.
« Ton comportement nous condamne à l’emprisonnement dans les caves de l’Ordre, lui murmura Lélio à l’oreille, et j’aime bien trop ma liberté pour te laisser jouer. Nous serons traités comme des rats, asservis par des maîtres qui ne voient en nous rien d’autre que de la vermine. Et je n’ai rien d’une vermine… Ils nous mépriseront, nous affameront. Certains d’entre eux nous étudierons et jouerons avec nous. Ils testeront nos limites. Et plus jamais nous ne reverrons le ciel. Même la lune finira par t’éblouir après une éternité dans ces geôles. Aimerais-tu voir ces magnifiques cheveux s’encrasser de la poussière de milles siècles, peser par paquets compacts et sales sur tes frêles épaules ? J’en doute… »
Des larmes de colère gonflèrent aux yeux de Carmilla alors que les amantes emmenaient Léa sous les regards de porcelaine. Si seulement ces foutus pantins pouvaient s’animer et transpercer leur poitrine de garce… Des dizaines de petits doigts de céramique, de verre et de bois s’enfonçant dans leurs chairs maudites, jusqu’à leur cœur sans vie… Elle tenta de se débattre une dernière fois, le désespoir pour seule arme. Lélio l’agrippa fermement par les cheveux et la poussa dans le corridor à la suite des deux démones, de manière à ce qu’elle ne puisse détacher son regard du corps entre leurs mains. Il avait savamment orchestré ce cortège morbide, la mettant face à sa propre impuissance. Et pour qu’elle sache qu’elle était totalement à sa merci. Lélio balança un coup de genoux dans une porte dérobée et jeta Carmilla dans l’obscurité. Avant même qu’elle ne se retourne, elle entendit le bruit sourd de la porte se refermer sur sa liberté.

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