Ils pénétrèrent dans la salle vide en se faufilant par le toit. Les ceintres en bois craquaient sur le poids d’Angélique, Lélio flottait sur la carcasse du théâtre en compagnie des autres spectres. Ils hantaient les lieux aux yeux du vampire. Il les voyait tous, chacun de ceux qu’ils avaient invité à suivre avec lui dans son projet fou, des siècles auparavant. Évidemment les grands boulevards avaient muté en artères bruyantes, mais à cette heure de la nuit, l’asphalte lui-même s’était tu. La salle à l’italienne ployait sous les moulures et exhalait le vieil or. Les dorures s’étaient obscurcies, assombris comme les alvéoles d’un gigantesque poumon oxydé.
Les balcons, tout en courbe, se gonflaient et expiraient les souvenirs de centaines, de milliers de représentations. Toutes éphémères, toutes emprisonnées dans le grand corps du théâtre à peine le rideau tombé. Les ballets et les pièces, les récitals et les opérettes, condamnés à l’invisible une fois achevé, palpitaient dans la mémoire de Lélio. Ils avaient rejoint les peintures de la coupole, le velours des sièges et le chêne de la scène, se muant en une âme hybride et gigantesque. Là demeurait la réelle immortalité, l’impossible damnation. Un absolu que même Angélique Darmonde ne pouvait atteindre.
Ils se murent dans l’ombre jusqu’à une loge au premier balcon. Sur scène, une enfant pivotait sur elle-même. Lélio ignorait ce qu’elle faisait ici, si tard et totalement seule. Mais peu lui importait. Elle ne devait pas avoir plus de dix ans, des boucles superbes tombaient sur ses petites épaules, couvertes d’une robe écrue à large col. Du satin enrubannait ses chevilles incroyablement fines et deux petits chaussons entouraient ses pieds. Elle serait dans ses mains un texte raturé. Elle avait colorié en orange les passages du texte qu’elle récitait. Les vers et les strophes rebondissaient dans sa bouche, modulés par la diction sage de l’enfance. Les mots s’extrayaient de sa bouche avec application, encore un peu heurtés par la concentration qu’elle octroyait à sa répétition.
« Magnifique, n’est-ce pas ? Susurra Angélique à l’oreille de Lélio
— Très bon choix, en effet.
— Mais je n’y suis pour rien, minauda-t-elle »
Lélio darda ses prunelles violettes sur Angélique. Un éclat froid en brisa la surface. L’immortel n’appréciait guère qu’on se joue de lui, même pour lui offrir un tel présent.
« Ma Claudia ressuscitée sur la scène de mon théâtre, quelle coïncidence…
— Je tenais à vous remercier.
— Pour ?
– Ton investissement dans notre accord. »
Un rire sans joie échappa au vampire.
« Un marché est un marché non ?
— Tout à fait. Alors aide-moi à remplir ma part. »
Elle se glissa derrière Lélio et entoura sa poitrine de ses bras, déposa un baiser à la naissance de son cou.
« Prend là. Elle est à toi. Elle est pour toi, et pour Lewis. »
Lélio referma sa main glacée sur celle d’Angélique. Il serra suffisamment fort pour que les phalanges de la jeune femme craquent sous sa prise. Elle sourit et pressa ses seins contre son dos.
« C’est elle, Lélio. La seule capable d’obtenir le pardon de Lewis et de te l’offrir. En échange, tu lui offres l’innocence, l’insouciance éternelle. Cette enfant-là ne grandira jamais, je te le promets. Aucun des vices de l’adolescence ou de l’âge adulte ne viendra entacher sa conscience, car son âme te sera fidèle, immaculée dans l’enfance. »
Il fit volte-face et saisit Angélique au visage. Il parcourut de la pointe de son index, les quatre petites plaies sur la gorge du médecin et les embrassa du bout des lèvres.
« Montre-moi Lélio, souffla-t-elle, montre-moi comment tu deviens dieu.
— Je suis un dieu maudit Angélique.
— Un dieu reste un dieu, il n’a pas besoin de salut éternel puisqu’il en est l’incarnation.
— Tu es avide Angélique. Comme tous tes semblables… »
Elle allait protester, mais Lélio la devança.
« Tu sais que c’est vrai.
— Tu ne comprends pas, pas encore. »
Elle glissa le long du mur et sortit de la loge. Elle réapparut quelques mètres plus bas, fendant la fausse d’orchestre déserte. Sur scène, la fillette s’immobilisa et regarda Angélique approcher. La jeune femme s’arrêta à quelques mètres de la scène et lui adressa un sourire bienveillant. L’enfant darda sur elle un regard bleu ciel, froid comme un hiver. Elle deviendra impitoyable si la science d’Angélique échouait, pensa Lélio. Puis les prunelles scintillèrent, emplies de l’ingénuité des enfants, et elle se mit à sourire.
« Bonsoir Claudine, dit Angélique
— Je ne m’appelle pas Claudine, contredit la fillette
— Vraiment ? »
Angélique sourit et adressa une œillade complice à l’ombre dans la loge. Elle monta les petites marches menant au plateau et entra dans la lumière aux côtés de l’infant. Elle la toisa un instant, comme une reine qui rencontre pour la première fois l’un de ses disciples, puis s’agenouilla à sa hauteur. Elle glissa ses doigts dans les cheveux dorés, caressa la petite mâchoire du bout de son doigt. Lélio remarqua alors qu’elle tenait un livre dans son autre main.
« Que répètes-tu ?
— Peléas et Mélisandre.
— Quel rôle joues-tu ?
— Mélisandre, Madame.
— Fascinant. La mort rode toujours autour d’elle… C’est une éternelle enfant qui n’a pas le temps de connaître l’amour et pourtant c’est bien l’amour qui a invoqué la mort au-dessus d’elle ».
Lélio s’approcha dans l’ombre, intrigué par le manège d’Angélique.
« L’amour et la mort, les compagnons éternels de tous les mortels… Et les immortels »
Elle décocha un regard à Lélio.
« Te souviens-tu, dans la pièce ? Péléas et Mélisandre ne consomment jamais leur amour. Ils s’avouent leur sentiment, mais c’est là l’unique témoignage de leur passion. Des mots mon enfant, des mots pour des baisers qui ne viendront jamais, car…
— Péléas meurent, récita-t-elle de sa petite voix
– Parfaitement. »
Elle accorda un nouveau regard aux ombres de la salle. Une silhouette s’était fondue dans le noir aux côtés de Lélio. Angélique ne l’avait jamais rencontré, mais elle savait à qui cette haute taille et ses cheveux longs appartenaient.
« Mais les morts peuvent revenir et ils sont même capables de continuer à aimer poursuivit Angélique.
– Comment le savez-vous ?
– J’en connais. »
La fillette ouvrit des yeux immenses, partagée entre le dégoût et la fascination.
« Rassure-toi, lui dit la jeune femme, ils ne sont ni effrayants, ni dangereux. Ce sont des êtres seuls qui ont besoin de la compagnie des vivants de temps à autre. »
La petite se mordilla la lèvre, sa curiosité et son empathie d’enfant touchée au vif.
« Et surtout, murmura Angélique sur le ton de la confidence, ils connaissent des secrets terribles et merveilleux. Ainsi que des histoires que jamais tu n’entendras ailleurs que dans leur bouche. Je peux t’en présenter un, si tu le veux. »
La gamine hocha la tête vivement, très intéressé par la proposition de Darmonde.
« Il sera enchanté de faire ta connaissance. »
Angélique sonda une nouvelle fois les ténèbres.
« Mais avant de te le présenter, que dirais-tu de me suivre en coulisse, pour te faire encore plus belle que tu ne l’es ? Proposa-t-elle à la petite, Je pourrais boucler ces jolis cheveux, mettre un peu de rouge sur cette bouche. Ca te plairait ? »
L’enfant sourit, l’éclat de ses petites dents, comme de menues perles, brillantes dans la pénombre.
«Allez viens, il faut te préparer, dit Angélique en lui tendant la main ».
La fillette la saisit et toutes deux disparurent dans les coulisses béantes.

« Comment es-tu arrivé jusqu’ici ?
— Par la porte, quelle question. »
Lélio se retourna pour contempler le visage de Lewis, triste et fermé comme à son habitude.
« Tu n’as pas besoin d’être là, dit-il
— Je n’en ai pas besoin en effet, j’en ai le devoir.
— Oh non je t’en prie, je ne t’ai pas vu depuis des années et c’est de devoir dont tu viens me parler, se plaignit Lélio. Au moins, tu n’as pas changé. »
Il jouait avec les jabots de la chemise, fit sauter un bouton. Le derme pâle apparut, nu et lisse, offert comme aux premières nuits. Lélio appliqua sa paume contre le torse froid. Plus aucun cœur n’y palpitait depuis longtemps, mais il gardait en mémoire ce battement sourd qui, jadis, avait excité son désir pour le jeune homme.
« Je t’ai laissé le choix que…
— Cesse Lélio, gronda Lewis en l’obligeant à retirer sa main
— Mon tendre et somptueux ami… Ne te déferas-tu jamais, dans toute l’éternité, de cette sombre mine ? Un si beau visage… »
De longues veines noirâtres dégringolaient le long des tempes et se diluaient sous la peau diaphane de Lewis. Comme Carmilla, l’ancien compagnon de Lélio ne s’alimentait que rarement. L’essentiel de ses repas se résumait à de la vermine, des rats et des oiseaux. Un comportement stupide, mais qui œuvrait à rehausser la beauté du jeune homme. Cela lui conférait le charme délicat d’un enfant chétif. Une des veines venait se perdre à la commissure des lèvres, la préférée de Lélio. Il l’avait suffisamment embrassé pour en sentir le faible relief. Il honorait cette mince veinule à chaque fois qu’il avait l’occasion d’y déposer les lèvres, tant elle était judicieusement déposée, comme un gage de la nature de Lewis qui, malgré son obstination, se devait d’absorber le sang pour survivre. Lélio voulut la toucher, Lewis se recula.
« Tu ne dois pas faire ça.
— Quoi ? Embrasser mon disciple, celui que j’ai fait de mon sang, et que je n’ai pas vu depuis des décennies ?
— L’exil ne rend pas les visites faciles.
— Ton absence s’explique par ce petit, minuscule et insignifiant détail ? Même libre de mes mouvements, tu préférerais croupir dans ce trou que tu appelles maison, plutôt que d’être à mes côtés.
— Je t’en prie… Je ne suis pas venu pour ça. »
Le regard de Lewis s’adoucit, sa faiblesse, celle qu’il appelait son humanité, affleurant à leur surface comme un éclat trop clair pour ces prunelles.
« Alors ne parle pas. »
Déjà Lélio était sur lui.
« Peu importe ta trahison, mon bel ami, lui murmura-t-il alors que ses mains s’égaraient sur les hanches efflanquées, je peux te pardonner, je peux tout pardonner. Et bientôt, l’Ordre aura ce qu’il veut, et je pourrais te rejoindre… Chez nous. »
Les cheveux de Lewis exhalaient l’unique odeur qui avait le don d’enivrer Lélio. Le seul d’entre nous qui ait suffisamment conservé d’essence humaine pour en avoir la saveur… D’un coup d’ongle vif, il fit sauter le ruban qui les retenait, éparpillant leur parfum en couronne autour de lui. Des souvenirs de nuit ondoyaient sur cette odeur jusqu’à son esprit pour le peupler d’images fastueuses… Et tendres. Mais la tendresse- si tant est qu’elle est existée – avait quitté les gestes de Lewis.
« J’oublierais, avec le temps, que cette maison, notre maison, tu as voulu l’incendier, en compagnie de ta chère Claud…
— Ne dis rien, persifla Lewis.
— Je peux te la rendre. J’en ai le pouvoir, insista Lélio. Je peux te faire ce merveilleux et éternel cadeau. Sans aucune des malédictions que notre enfant chérie portait en son sein… »
Lélio vit le bras s’armer, mais n’esquiva pas la griffe de Lewis fusant vers sa gorge. Il se trouva soulevé à quelques centimètres du sol, la poigne de son doux ami autour de son cou. Un large sourire se dessina sur ses traits.
« Mon agneau est devenu loup, susurra Lélio sans se départir de son rictus »
Lewis le relâcha, ses longs cils ne suffisant pas à dissimuler la colère froide suintant de ses yeux. Le fiel se déversait contre lui seul et cet accès de rage qu’il n’avait su contenir. La mâchoire serrée, les phalanges crispées, et surtout cette veinule adorable, grouillant de haine, suscitaient chez Lélio les désirs les plus abyssaux. Plus rapide que les ombres, il repoussa Lewis contre le mur capitonné de la loge, son sexe pressé contre le sien et sa bouche à quelques menus centimètres de la sienne.
« Je suis plus rapide mon bel amant, et plus fort aussi. La colère ne va pas à un gentilhomme tel que toi. Laisse la colère aux prédateurs et permets-moi de t’insuffler la douceur qui t’est due. »
Il caressa le renflement sombre moulé dans le velours de l’entrejambe de Lewis.
« Ou alors je peux être violent, si tu le veux. »
Le jeune homme détourna le visage. Impassible sous les caresses viriles. Son visage était tourné vers le dôme du théâtre, les moulures dorées et l’antique bouche de scène. Son esprit ne s’accordait nullement avec le présent, il vagabondait vers la fausse, dégouttait le long du lustre en cristal vieilli à la recherche d’un grain de poussière, témoin de l’époque où l’enfant vivait encore. Pour lui aussi, le théâtre était peuplé de fantômes. D’un fantôme en particulier, un spectre hurlant mené aux supplices par la bande d’immortels débauchés qui avait, en des temps reculés, habité les lieux. Son regard s’égara au-delà des coulisses, dévala les marches d’un escalier dissimulé qui creusaient le sol comme un ver géant avant de déboucher dans les catacombes. Sous-sol maudit qui servait de niches à ses acteurs de malheur pendant le jour. Sous-terrain abject qui était resté intact malgré les hurlements d’une enfant brûlée vive entre ses murs. Pour rien au monde Lewis ne désirait se trouver ici, mais le choix ne lui appartenait pas. Il ne lui avait jamais appartenu, contrairement à ce que prétendait Lélio.
« Je ne veux pas de ton cadeau, déclara-t-il en se soustrayant aux iris violets, je ne veux pas de ce présent, pas une nouvelle fois.
— Il est trop tard, murmura Lélio en lui caressant les cheveux, Darmonde nous donnera cette compagne, que tu le veuilles ou non. Et je suis sûre que tu le désires. Oublie ta satanée morale, ton foutu cœur humain et ose me dire que tu n’acceptes pas mon présent.
— Je ne veux pas de ce cadeau, répéta-t-il, pour moi c’est une malédiction que tu jettes sur moi. Une nouvelle… »
La main de Lélio retomba, toute caresse cessa.
« Une malédiction ? Reprit-il sans se départir de son inquiétant sourire. Je t’ai donné le Sang alors que tu provoquais la mort à chaque sortie de taverne, à chaque étreinte avec une de tes putains du Sud. Je t’ai évité une agonie miteuse dans un caniveau d’eau croupie, je t’ai laissé mourir en seigneur et fais naître en demi-dieu.
— Lélio…
— Je t’ai fait voir le monde tel que tu ne l’aurais jamais vu. Comment oses-tu parler de malédiction ? »
Lélio fit quelques pas en arrière. Le mépris avait chassé toutes autres émotions sur ses trains.
« Bien sûr, le vertueux et ténébreux Lewis n’a jamais renoncé à son âme humaine, n’est-ce pas ?
— Tu délires Lélio… Viens avec moi, rentrons chez toi et demandons un entretien avec l’Ordre. Je me porterai garant et tu repartiras avec moi, chez nous.
— C’est ici chez moi. Je suis né sur ces terres en seigneur et prince, et j’y demeure en tant que dieu. Tu n’as pas idée des foules qui m’acclament.
— Ce sont ces hordes qui t’ont conduit ici.
— Des humains Lewis ! Des foutus humains qui, même devant le fait accompli, continueraient de penser que notre existence n’est qu’un mythe ! Je peux chanter notre histoire, clamer notre présence, distiller tous nos secrets, aucun de ces mortels ne me croit. Alors pourquoi, Lewis, pourquoi à ton humble avis l’Ordre a choisi de me punir en m’enchaînant ici, hein ? Pourquoi ?
— Tu as enfreint nos règles les plus sacrées, le secret est…
— Une idiotie qui confère à l’Ordre un pouvoir sur notre espèce ! Rugit Lélio, et je ne souffre aucune domination. Ni eux, ni les Anciens, ni personne. Nous sommes plus forts que tous ces érudits croulants, pourquoi nous soumettre à leurs lois ? En échange d’une pseudo-protection ? Nous n’en avons nul besoin. Toi, moi, nous tous sommes libres de chasser qui nous voulons, comme nous le voulons, de semer un chemin sanglant de cadavres jusqu’à nos couches si on le désire, car personne ne peut nous arrêter. Personne. »
Une larme épaisse dégringola sur la joue de Lewis.
« Tu es devenu fou.
— Je l’ai toujours été, non ? C’est bien pour cela que tu as tenté de me tuer, n’est-ce pas ?
— Lélio, tu dois…
— Tais-toi Lewis ! Je te l’ordonne !»
Il fit quelques pas dans la loge et pointa son doigt sur Lewis.
« Et je t’interdis de pleurer ! Pleure sur ton sort pas sur le mien.
— Et qu’en sera-t-il de celui de l’enfant ?
— L’enfant ? »
Angélique venait d’apparaître sur scène, la petite grimée en poupée de porcelaine accroché à sa main.
« Tu arrives trop tard.
— Lélio, non ! »
Lélio s’élança dans le vide. Il atterrit sur les planches vermoulues sans émettre le moindre bruit. Il fit quelques pas, ses bras blancs se balançant comme deux balanciers maudits égrenant le temps qui restait à la fillette. Angélique le regardait s’approcher comme une prêtresse accueillant son dieu. Quant à la petite offrande, elle était captivée par ce démon surgit des ombres. Tout ce qu’il y avait de prédateur et de carnassier en lui irradiait en une aura sanglante. Et affamée. Il ne s’est pas nourri depuis des jours, pour ne pas reculer devant moi, comprit Lewis.
Lewis bondit dans la fosse et se rua vers la scène. Lélio se jeta sur l’infant, l’arrachant au bras d’Angélique sans ménagement. Un minuscule cri s’étouffa dans sa gorge alors que Lélio dégageait son cou pour y enfoncer ses crocs. Le sang macula les boucles blondes, puis le petit corps s’affaissa entre ses bras. Lewis était immobile, incapable de détacher son regard de la scène. Angélique était muette elle aussi, enchantée par la dionysies macabres à laquelle elle venait d’assister. À l’image de celle de Lélio, la bouche de scène était emplie du sang virginal, réconciliant moulures et velours avec l’antique Pan et ses sœurs bacchante.
Angélique n’ignorait rien de la horde qui avait vécu dans ce lieu, mais aucune de leurs orgies sanguinaires n’avait égalé le spectacle de ce soir. Ce qui s ‘était passé sur scène avait ouvert une brèche dans le réel par laquelle les fantasmes de la jeune femme allaient pouvoir se déverser sur le monde. Une féerie morbide qui n’aurait rien de l’éphémère du cinquième art et étendrait ses ailes bien au delà des murs du théâtre.
Elle s’arracha à sa contemplation et se glissa derrière Lélio. Il se laissa enserrer, le corps sans vie de la fillette entre les bras et le regard tourné vers Lewis, atterré.
« Regarde ce que tu as fait de ton cadeau, dit-il sur un ton triste, une poupée cassée, toute démantibulée… »
Lewis tenta de parler, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Il fixait Lélio et l’enfant entre ses serres, probablement hanté par les souvenirs d’une nuit lointaine où lui-même avait tenu un petit cadavre contre son sein. Angélique se blottit contre Lélio. Elle déposa un baiser sur le front encore chaud de la fillette et tendit la main vers Lewis, l’invitant à les rejoindre. Tu as bien droit à venir saluer la fin du monde tel que tu l’as vécu, songea-t-elle. Lélio lut dans ses pensées.
« Voyons Lewis, rejoins-nous. C’est toi qui a permis l’avènement de cette… Trinité ! Libre à toi de te joindre à cette nouvelle famille que nous t’offrons et de marcher le premier dans un monde où les nôtres ne vivront ni la répression ni le secret. »
Angélique leva les yeux vers Lélio, buvant ses paroles aux saveurs d’hydromel. Elle lui avait insufflé son rêve aussi bien que lui l’immortalité. Une morsure plus douce, un venin plus subtile mais tous aussi tenace.
Lewis détourna le regard, la bouche déformée dans un rictus de dégoût et de souffrance. De grosses larmes rouges avaient taché ses joues. Il tourna le dos et disparut dans la nuit, ne laissant derrière lui que l’odeur enivrante de son parfum.
« Rentrons, déclara Angélique. Nous n’avons plus rien à faire ici.
— Il nous faut aller chercher Carmilla. Nous avons besoin d’elle pour donner vie à ma nouvelle amie. »
Il embrassa le front de la fillette.
« Ramenons là au cabinet, préconisa Angélique, tu dois lui offrir ton sang avant qu’il ne soit trop tard. Carmilla ne risque plus de nous échapper.
Lélio acquiesça, l’esprit définitivement hanté par les fantômes du théâtre.

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