Un groupe de six individus, hommes et femmes, barrait le passage à Henri et Jeanne.
Il s\’agissait de personnes robustes, sans avoir un physique aussi athlétique que celui du paladin. Ils portaient des armures de cuir clouté, sur lesquelles était affiché l\’écusson bleu de la Josaria, et avaient comme armes des matraques en bois.
Le paladin et son écuyère se trouvaient dans une ruelle étroite des faubourgs. Il était très tôt et le soleil pointait justes quelques timides rayons.
– Déjà ? s\’exclama Henri d\’une voix surprise, parlant fort pour être entendu du groupe d’en face. Mais cela fait juste une nuit !
Leur conversation avec Fernand avait en effet eu lieu la veille. Le paladin et son écuyère étaient ensuite retournés dans l\’église où ils logeaient. Maintenant que la nuit était passée, ils allaient au quartier général de la milice. Les deux voyageaient à pied. L’église était très proche de leur destination.
– Déjà quoi, sire ? questionna Jeanne.
– Que Fernand, ou plus probablement Amable, a payé quelques brutes pour nous intimider, répondit le paladin, en se tournant vers son écuyère.
Il parlait toujours fort, suffisamment pour être entendu des six autres.
– Mais ce sont des gardes de la ville, sire !
– Je sais. Roland nous a bien dit que seulement une partie des gardes corrompus ont été arrêtés. Tu t\’en souviens ?
– Eh ! On vous dérange peut-être ? ! cria l\’un des hommes en face, d\’une voix forte et intimidante.
– Oui, tout à fait, répondit Henri d\’un ton très aimable, tout en se tournant vers lui. Vous bloquez notre passage. Est-ce que vous pourriez vous décaler, s\’il vous plaît ?
– Tu te crois drôle, hein ?
– Non, non. Je suis drôle, répondit Henri.
– Ce n\’est pas vrai, sire.
– Jeanne, tu n\’aides pas.
– On n\’aime pas que des étrangers viennent mettre le bazar dans notre ville ! reprit le meneur des gardes.
– Doux Messager, j\’ai déjà dû entendre cette phrase un millier de fois, répliqua Henri. Vous ne pourriez pas essayer d\’être plus original ?
– Est-ce que tu vas nous prendre au sérieux, bon sang ! hurla l\’homme en sortant sa matraque.
Henri soupira profondément. Son regard perdit sa bonne humeur pour afficher une profonde tristesse.
– Je préfère vraiment ne pas vous prendre au sérieux. Le faire impliquerait d\’admettre qu\’il existe des gardes assez vénaux pour attaquer des paladins contre de l\’argent, et assez idiots pour penser gagner. C\’est une triste vision de l\’humanité, à laquelle je préfère ne pas être confronté.
Cette réponse ne fit qu\’enrager davantage son interlocuteur :
– Tu vas voir si on est des idiots ! cria le meneur en chargeant, bientôt imité par ses compères.
– Frappe en évitant de tuer, ordonna Henri à Jeanne.
Tout en parlant, il dégaina son épée courte, l\’autre étant impossible à utiliser dans cette étroite ruelle. Il fut rapidement imité par son écuyère.
Le meneur de la troupe de garde chargea droit devant lui, brandissant son arme pour viser la tête du paladin. Henri attendit que son adversaire soit assez proche, puis se décala sur le côté. L\’attaque, qui devait atteindre son front, alla s\’écraser contre un mur.
Une autre adversaire était déjà sur le paladin, le frappant au thorax. Mais Henri laissa l\’attaque porter et le bois de la matraque rebondit contre l\’armure sans causer de dommage. Au même moment, le plat de sa lame s’abattit à l\’arrière du genou du meneur. Le coup déséquilibra ce dernier et le projeta tête la première contre le mur. Il tomba au sol, inconscient.
Jeanne de son côté, voyait un autre garde avancer sur elle. La jeune femme se porta au-devant de son adversaire pour frapper la première. Elle asséna un rapide coup d\’estoc vers la cuisse droite du garde. L\’acier traversa l\’armure, atteignant la chair.
Surpris par la douleur, l\’adversaire de l\’écuyère se mit à hurler. La jeune femme en profita pour l’assommer d\’un puissant coup du plat de sa lame.
Deux gardes continuaient d\’assaillir Henri. Ce dernier, abandonnant sa subtilité habituelle, se contenta d\’ignorer les attaques qui rebondissaient sur son armure et saisit un adversaire par le col avant de l’assommer d\’un coup de pommeau sur la tête.
Au même moment, Jeanne faisait face à la même situation. La jeune femme put montrer tous ses talents à l\’épée en parant successivement deux attaques puis en répliquant par un coup en taille qui toucha un des gardes au bras. Moins puissante qu\’une frappe d\’estoc, l\’attaque se contenta de déchirer l\’armure.
La moitié de leur groupe étant tombée sans que Henri ou Jeanne ne soient blessés, les gardes encore conscients s\’enfuirent à toute vitesse.
– Des idiots…commenta le paladin.
Il se tourna vers son écuyère.
– C\’est ton premier véritable combat. Comment te sens-tu ? demanda-il.
– Bien, sire, répondit Jeanne avec enthousiasme. Je trouve cela très exaltant.
– Hum. J\’imagine que c\’est moins grave que si tu étais choquée et confuse par l\’idée de blesser ton prochain. Cela ne ferait pas très stylé comme réaction pour une guerrière sacrée. Mais garde à l\’esprit que nous combattons par nécessité, pas pour notre plaisir personnel.
– J\’ai aussi eu des leçons de morale lors de ma formation, sire, protesta l\’écuyère.
– Encore heureux que tu en aies eu. Bon, va me trouver le chef de la garde pendant que je surveille ces trois-là. Et ramène-moi une gourde d\’eau au passage. Bien froide, l\’eau.
– Une gourde d\’eau, sire ? questionna la jeune femme.
– Oui. Allez, vas-y maintenant, insista le paladin.
Toujours étonnée, Jeanne hocha la tête et partit. Pendant ce temps, Henri s\’était agenouillé près du garde qu\’avait neutralisé son écuyère. Il invoqua ses pouvoirs curatifs et les utilisa pour soigner sa blessure.
– Si Georgine était là, elle dirait sûrement quelque chose du genre « Le Messager est compassion », commenta Henri pour lui-même.
Son écuyère ne tarda pas à revenir, accompagnée d\’une autre demi-douzaine de gardes, tous différents de ceux que venait d\’affronter le groupe. Ils étaient menés par un officier, reconnaissable à l\’insigne qu\’il portait. Il s\’agissait d\’un quadragénaire au corps sec et à l\’air sévère, impression renforcée par son crâne chauve.
– Est-ce que vous me croyez maintenant ? lui lança Jeanne en lui montrant les trois corps inconscients.
– Par mes ancêtres ! Que s\’est -il passé ici ? demanda l\’officier à Henri.
– Mon écuyère a déjà dû vous le raconter, j’appuie entièrement sa version, répondit le paladin. Jeanne, la gourde s\’il-te-plaît, dit-il en tendant sa main vers la jeune femme.
– Voici, sire, dit Jeanne en lui donnant une gourde d\’eau.
Henri s\’approcha du garde qui avait mené l\’attaque, toujours inconscient, et lui versa le contenu de la gourde sur la tête.
– Quoi ! fit-il en s\’éveillant brutalement.
– Au rapport ! tonna alors l\’officier.
La panique se lut dans les yeux du garde vénal lorsqu’il aperçut son supérieur.
– Chef, c\’est eux…le paladin et son écuyère. Ils nous ont attaqués dans la rue, sans raison !
– Oui, niveau originalité, tu ne vaux rien, dit Henri. Enfin, tant que tu y es, pourrais-tu expliquer ceci ?
Il saisit la bourse de l\’homme à terre, qui paraissait très bien remplie, l\’ouvrit, et en jeta le contenu sur le sol. Une multitude de pièces d\’or en tomba.
– Soit son salaire a énormément augmenté, soit il a été corrompu, dit Henri à l\’officier.
Ce dernier regardait l\’homme avec rage.
– Je pensais que nous avions éliminé toutes les pommes pourries, dit-il. Je suis désolé de constater que j\’ai eu tort. Soyez assuré qu\’ils seront punis à la hauteur de leurs crimes, répondit-il à Henri.
– Je n\’en doute pas.
– Embarquez-les ! commanda l’officier.
Les corps inconscients, ainsi que les pièces d\’or, furent rapidement ramassés. Puis les gardes partirent.
Cet incident réglé, Henri et Jeanne purent reprendre leur marche vers le quartier général de la milice. Ils ne tardèrent pas à retrouver Roland.
– Quel est le programme pour la journée ? demanda le paladin en guise de salutation.
– Bonjour Roland, nous somme tous les deux très heureux de te revoir, dit pour sa part Jeanne.
Sa voix était aimable, mais en parlant elle lança un regard acide vers Henri. Cela eut pour seul effet de faire rire ce dernier.
– Heu, dit Roland, déconcerté par la mimique des deux. J\’avais prévu d\’aller voir certains habitants de la ville pour tenter de les convaincre de soutenir notre action.
– Parfait, répondit le paladin. Mieux vaut que nous t\’accompagnions, juste au cas où.
– Hum, je ne veux pas être désagréable sire, mais beaucoup de ces personnes-là n\’aiment pas les paladins. Ils réagiront mal s\’ils vous voient avec moi.
– Ah, mince.
Henri réfléchit.
– Jeanne pourrait t\’accompagner toute seule. Elle n\’a pas comme moi une armure de plaques avec le sceau de notre ordre gravé dessus. Et elle est suffisamment douée à l\’épée pour te protéger.
– Cela devrait moins poser de problème, admit Roland.
– Je pense que c\’est largement dans mes capacités, approuva Jeanne.
– Bien, c\’est donc réglé, se félicita Henri. Je vais retourner à l\’église pendant que vous faite vos visites. Bonne chance tous les deux, et soyez sages, finit-il.
Ils se séparèrent sur ces paroles. Le paladin fit donc le chemin inverse, revenant à l\’endroit où il logeait.
Henri demanda à un prêtre de l\’aider à retirer son harnois avant de se mettre à le nettoyer. C\’était un réflexe que prenaient rapidement les paladins quand ils avaient quelques instants à eux. Après s\’être consacré à cette tâche une dizaine de minutes, il entendit un grand bruit venant de l\’extérieur : sabots de chevaux piétinant la terre, discussions d\’hommes et même cliquetis d\’armures de plates. Curieux, Henri se leva pour aller voir de quoi il retournait.
Il aperçut une cinquantaine de cavaliers qui se tenaient dans la cour de l\’église. Il s\’agissait de paladins et d\’écuyers, accompagnés de quelques serviteurs de l\’Ordre. Richard se trouvait à leur tête.
– Salut mon vieux, dit Henri en s\’approchant de lui. C\’est un déploiement de force impressionnant. Qu\’est-ce qui se passe ?
– Salutations, dit le hiérarque en mettant pied à terre. Malheureusement, une importante troupe de bandits originaires du Flosten a passé la frontière il y a quelques jours. Ils sont dirigés par Raimund Axel. Lui et sa bande ont déjà ravagé un village. Nous sommes ceux capable d’intervenir le plus rapidement. Et la route vers eux passe par cette ville.
– Raimund Axel… Ce n\’était pas un général du Flosten vaincu par Armand Félix ? Il a commis des crimes abominables lors de la dernière guerre si je me souviens bien.
– Oui, c\’est bien lui. De nombreux villages ont brûlé, leurs habitants massacrés par son armée, juste pour provoquer la peur et intimider notre Assemblée. Et ce monstre est maintenant de retour en Josaria.
– Je vois. Cela est bien triste, dit le paladin. Mais je dois avouer que je suis content d\’avoir de la compagnie.
Richard confia sa monture au soin d\’un assistant puis se dirigea vers son interlocuteur.
– Je suis surpris de te voir encore ici, Henri. Dans ton dernier message, tu disais que l’assassin avait été arrêté et que sa condamnation ne serait qu\’une formalité.
– Nous cherchons à atteindre celui qui l\’a engagé, expliqua le paladin.
Tout en parlant, les deux cheminaient à travers les jardins de l\’église. Ces derniers formaient un cadre agréable, calme et rempli de verdure.
– As-tu déjà des soupçons ? demanda le grand maître.
– Il s\’agit probablement de Fernand Vanelle.
Richard s\’arrêta net.
– Et tu comptes t\’en prendre à un patriarche d\’une Maison marchande avec juste ton écuyère ?
– La milice locale nous soutient, répondit Henri. Ils sont mieux organisés et armés que ce à quoi nous avons l\’habitude.
– Cela me paraît tout de même peu prudent, dit Richard.
– Honnêtement, je ne pense pas vraiment que notre plan va marcher. Mais si cela se produit, il nous fournira immédiatement les preuves nécessaires. Cela nous épargnera d\’être une cible durant une longue enquête. Et si cela rate, eh bien…nous partirons.
– C\’est ton écuyère qui a proposé l\’idée, n\’est-ce pas ?
– En effet, confirma Henri, surpris de la déduction de Richard.
– Les plans « tout ou rien » ne sont pas ton genre. De même qu\’en exécuter un alors que tu ne penses pas qu\’il va marcher, expliqua le hiérarque. Mais je m\’étonne que tu suives son idée.
– Jeanne et Roland, le chef de la milice locale, sont déterminés à rendre justice. Et je devrais leur dire « non, vous ne pouvez pas tenter de vous battre pour une bonne cause car j\’ai décidé que ce plan était stupide » ? Je ne pense pas avoir le droit de faire ça. Et même si je l\’avais, je ne voudrais pas l\’utiliser.
– Es-tu au moins sûr que ce n\’est pas trop risqué ? Une Maison marchande n\’est pas un adversaire à prendre à la légère.
– Je pense que nous pourrons faire face aux risques.
– Très bien, Henri. Tu es devenu quelqu\’un de prudent après Maxaberre. J\’ai confiance en ton jugement. Mais il y a quand même quelque chose que je voudrais que tu fasses avant de poursuivre cette mission. Avez-vous un peu de temps avant de mettre votre plan à exécution ?
– Oui. À peu près une semaine.
– Bien. C\’est largement suffisant pour te permettre de te rendre à Narli et de revenir ici.
Henri poussa un soupire profond.
– Tu ne vas pas t\’y mettre toi aussi ? demanda-t-il, en colère.
– Bien sûr que si, répliqua Richard très calmement.
– Cela ne te concerne pas ! C\’est entre Marie et moi.
– Je suis le hiérarque de l\’Ordre. Si un de nos membres rencontre un problème qui pourrait lui causer du tort, alors cela me concerne. Même si cela touche son intimité. Et cela me concerne d\’autant plus si un paladin agit de manière indigne. Comme tu l\’as fait.
Henri baissa la tête de honte, mais sa colère ne retomba pas complètement.
– Tu ne vas quand même pas m\’ordonner d\’aller la voir ?
– J\’avais envisagé de le faire il y a un an, répliqua le hiérarque avec beaucoup de quiétude. Mais j\’ai estimé plus juste de demander d\’abord à Marie si elle était d\’accord. Elle a répondu que ce n\’était pas le cas.
Totalement surpris par cette information, Henri resta silencieux, contemplant Richard d\’un air stupéfait.
– Elle m\’a dit qu\’elle voulait rester fidèle aux enseignements du Messager en te laissant choisir par toi-même la meilleure voie à emprunter, plutôt que de te forcer à le faire.
– Cela…me surprend énormément de sa part, dit finalement Henri, toujours très étonné. Marie n\’a jamais été la plus en phase avec cette idée. Et..hum, niveau patience…
– Je sais, Henri, je sais. Elle a fait preuve d\’une grande force d\’esprit qui lui a permis de dépasser ses propres faiblesses. A l\’inverse de toi qui a, dans cette affaire, adopté un comportement totalement indigne de nos valeurs. Ne penses-tu pas qu\’il serait temps que tu fasses un peu d\’efforts ?
– Je ne suis pas l\’homme qu\’il lui faut, répondit le paladin avec un mélange de rage et de honte.
– Alors, tu dois le lui dire en face et lui expliquer pourquoi.
– Ce qui sera extrêmement douloureux pour moi autant que pour elle. Autant éviter ça.
– La guérison passe parfois par une plus grande douleur. Cela ne dure qu\’un court moment. Et après, les choses vont mieux.
– Je ne suis toujours pas convaincu.
Cette fois ce fut Richard qui soupira doucement.
– Je vais retourner auprès des autres. Mais Henri, s\’il te plaît, réfléchis à cette conversation. Tu vaux plus que cela.
Le hiérarque fit un signe de tête poli et se retira. Henri, lui, resta dans le jardin plusieurs minutes. Il espérait que la quiétude des lieux pourrait apaiser les violentes émotions qui le tourmentaient.
Tandis que le paladin était occupé par ses états d\’âmes, Jeanne et Roland commençaient leur visite, marchant à travers les faubourgs de la ville. L\’écuyère portait son équipement complet, tandis que le chef de la milice avait une armure de cuir et portait une petite hache d\’arme.
Roland se dirigea vers une chaumière spécifique, semblant savoir exactement où il allait.
– Commençons par le plus facile, dit-il, davantage pour lui-même.
Puis il toqua à la porte. Un homme dans la trentaine ne tarda pas à ouvrir. C\’était un individu maigre et chétif, avec quelques traces de brûlures sur sa peau autrement très blanche, et dont les cheveux noirs étaient gras et mal coiffés.
– Ho, he, salut Roland, dit-il en guise de salutation. C\’est gentil de venir me voir.
– Salut, répondit aimablement le chef de la milice.
– Très beau discours, hier en fait. Enfin, je n\’y étais pas, mais on m\’a raconté. Je suis sûr qu\’avec toi aux commandes, la situation va vite s\’améliorer.
– À ce propos, est-ce que tu pourrais fournir un peu d\’aide ? demanda Roland. Que tu ne sois pas intégré à la milice, passe encore. Mais on m\’a dit que tu refusais d\’aller témoigner auprès des juges. Tu sais que c\’est important pour que Fernand Vanelle soit condamné.
– He, c\’est que…je n\’ai pas le temps, Roland. Avec le travail, mes enfants à nourrir…
– Beaucoup ont aussi une famille dont ils doivent prendre soin. Cela ne les a pas empêchés ni de rejoindre la milice, ni d\’aller témoigner.
– Houai, houai, j\’imagine que ça doit être possible.
– Alors, pourquoi tu ne le fais pas ?
– Je…je le ferai. Donne-moi juste le temps.
– C\’est maintenant que nous en avons besoin, insista le chef milicien.
– D\’accord, d\’accord. Je le ferai bientôt. Hum, désolé mais je dois y aller. J\’ai un repas sur le feu. Bonne journée.
Et il ferma la porte, faisant soupirer Roland.
– Quelle est la vraie raison pour laquelle il refuse d\’aider ? demanda Jeanne, une fois qu\’ils se furent éloignés.
– Il a peur. Pas seulement de Vanelle. Il avait aussi peur des gardes corrompus, puis des bandits. Il préfère subir plutôt que s\’opposer à ceux qui nous font du mal.
– Les membres de la foule présents à ton discours ne semblaient pas avoir peur.
– Ils ne représentent pas toute la ville. Il y a peut-être un quart des ouvriers qui me soutiennent. Les autres s\’en fichent, ont trop peur pour agir ou me désapprouvent.
– Te désapprouver ? répéta Jeanne, surprise.
– Oui, tu vas voir.
Ils étaient arrivés devant une autre chaumière. Une fois encore, Roland tapa à la porte.
Cette fois, ce fut une femme qui ouvrit. De taille moyenne, elle devait être âgée d\’une quarantaine d\’années. Elle avait un physique d\’ouvrière et était maigre. Mais cela était compensé par ses beaux cheveux blonds, qu\’elle portait en nattes.
– Bonjour Roland, dit-elle d\’un ton neutre. Et à vous aussi, jeune fille.
– Bonjour.
– Je suppose que tu es encore venu essayer de me convaincre t\’aider ta milice, ?
– Oui. Il se passe des choses graves, dit Roland. Des gens disparaissent. Nous devons agir.
– Ce n\’est pas à nous de nous occuper de cela. Il y a des gardes et des juges qui en ont fait leur métier. Et les problèmes de la ville sont gérés par le maire.
– Tu sais tout aussi bien que moi que la garde et les juges ne peuvent rien faire si on ne leur donne pas de preuves. Quant au maire, il est entièrement dévoué à Vanelle et ne fera rien contre lui.
– Si tu as un problème avec le maire, tu n\’as qu\’à attendre les prochaines élections pour en faire élire un autre. Nous sommes en démocratie. C\’est comme cela que ça fonctionne.
– Oh, allons, ne me fais pas ce coup-là ! s\’exclama Roland. Pour pouvoir être candidat à la mairie, un citoyen doit fournir une somme d\’argent monstrueuse. Et je ne te parle même pas du coût des crieurs publics, spectacles gratuits et autres…. Or nous savons très bien où tous les politiciens vont chercher cet argent : chez les Maisons marchandes. Aucun n\’oserait s\’en prendre à une d\’entre elle, que ce soit un représentant de l\’Assemblée, un maire ou le stratège.
– Je ne peux toujours pas approuver ce que tu es devenu Roland. Tu as acquis trop de pouvoir, trop vite et sans l\’approbation de suffisamment de personnes.
– Ce n\’est pas moi qui suis important ! Ce qui est important, ce sont ceux qui rentrent du travail épuisé car on les a forcés à y rester plus longtemps. Ce qui est important, ce sont les familles qui meurent de faim car ceux qui devaient ramener de la nourriture ont eu les bras brisés pour avoir protesté ! Ce qui est important, c\’est les gens qui ont disparu après s’être rendus à la manufacture et qui sont peut-être morts ! Est-ce que tu vas aussi leur dire qu\’il nous faut attendre des élections avant de se préoccuper de leur cas ?
– Ce sont de bien belles paroles Roland, et tout comme toi, j\’aimerais mettre fin à tout cela. Mais ça ne masquera pas le fait que tu as plusieurs centaines de personnes armées sous tes ordres, cela sans aucune légitimité.
– Sa légitimité, il l\’a obtenu en vainquant les gardes corrompus et les bandits ! s\’exclama soudain Jeanne.
– Et qui êtes-vous, jeune fille, pour en juger ? lança sèchement la femme. Habitez-vous au moins en ville ? Je ne vous ai jamais vue auparavant.
– Une citoyenne de la Josaria, comme vous. Mais qui contrairement à votre cas, se préoccupe de faire en sorte que le mal soit puni.
L’ouvrière reporta son regard sur Roland :
– C\’est encore non, dit-elle. Maintenant laisse-moi. J\’ai encore de nombreux travaux à réaliser.
Les deux jeunes gens furent obligés de partir.
– Je n\’arrive pas à croire qu\’il existe des personnes avec un tel comportement ! s’énerva Jeanne, une fois au loin.
– Je la comprends, admit Roland. Après tout, c\’est normal d’espérer que la garde et le maire fassent leur travail. Que l\’on puisse se consacrer à sa vie à soi. Et puis c\’est vrai que je ne suis qu\’un pauvre ouvrier de vingt printemps. Moi aussi, j\’aurais peur si quelqu\’un comme moi dirigeait autant d\’hommes en armes.
– Ne dis pas ça. Ton âge importe peu, ce sont tes actes qui te définissent. Et par eux tu as montré que tu méritais toute les responsabilités que l\’on t\’a données. Tu as l\’étoffe d\’un grand homme.
– Merci, dit le jeune homme, très touché. On ne m\’avait jamais parlé comme ça.
Cette réponse fit rougir Jeanne. Elle se tut. Roland respecta son silence et les deux cessèrent leur conversation.
Ils visitèrent une demi-douzaine d\’autres maisons, menant des discussions à peu près similaires aux premières avec leurs occupants. Le soutien dont bénéficiait le chef de la milice était loin d\’être incontesté.
– Roland, s\’exclama soudain Jeanne d\’un ton déterminé, il faut que je te demande : ta décision de suivre mon plan jusqu\’au bout, tu l\’as bien prise parce que tu croyais que ça pouvait marcher ? Ce n\’était pas uniquement pour me faire plaisir ?
– Je l\’ai accepté pour ces deux raisons, répondit le jeune homme, sans prendre le temps de réfléchir.
– Oh, les deux ? réagit Jeanne en rougissant. C\’est…gentil.
Elle avait visiblement du mal à trouver ses mots.
Roland sourit poliment à cette phrase. Mais aucun des deux n\’ajouta quoi que ce soit et ils reprirent leurs visites.
– Pour celui-là, il vaut mieux que tu n\’interviennes pas, s\’il te plaît, dit le chef de la milice à Jeanne, alors que les deux s\’approchaient d\’une nouvelle porte.
La jeune femme hocha la tête et Roland toqua. La porte s\’ouvrit, laissant apparaître un jeune homme du même âge que le chef milicien. Grand, fort, il était vêtu pauvrement mais ses habits étaient bien entretenus, de même que sa courte chevelure brune. Il afficha une mine mécontente en voyant Roland.
– Tiens, le glorieux chef de la milice vient me voir. Alors quoi, il n\’y a pas assez de personnes qui t’ont acclamé hier et tu en cherches d\’autres ?
– Arrête, Gustave. J\’aimerais juste te convaincre de témoigner auprès des juges des abus dont tu as été témoin.
– Jamais. Tu as peut-être abandonné toute fierté, mais moi j\’ai encore assez de dignité pour ne pas mordre la main qui nous nourrit.
– …qui nous nourrit de miettes pour pouvoir nous saigner ensuite. Et enlever nos proches.
– Travaille plus, sans te plaindre, et tu seras davantage payé. Mais tu as toujours été paresseux, Roland, à préférer t\’en sortir avec une jolie phrase plutôt qu\’un honnête labeur. C\’est comme ça que tu es arrivé à te planquer en tant que chef de ta milice. Plus de travail à la manufacture. Tu dois être content.
Jeanne ne put s\’empêcher de serrer les poing en entendant ces paroles. Roland était lui aussi énervé et cela se ressentait dans sa voix.
– Le problème ce n\’est pas moi, Gustave. Le problème ce sont les torts qu\’on nous fait. Les torts qu\’on te fait. Tes parents ne sont jamais revenus de la manufacture. Cela ne t’inquiète pas ?
– Pas au point de rejoindre ta stupide milice. Accuser Fernand Vanelle de ces disparitions est idiot. Tu es juste jaloux de lui.
– Ils ne sont jamais revenus de ses manufactures, Gustave. Cela veut dire quelque chose.
– Simplement qu\’ils travaillaient là-bas. Arrête ton manège, Roland. Tout ce qui va se passer, c\’est que tu vas faire tuer quelqu\’un d\’autre. David ne t\’a pas suffi ?
– Ce n\’est pas ma faute s\’il est mort ! réagit vivement le jeune homme.
– Bien sûr que si, c\’est ta faute, répliqua de suite Gustave d\’un ton méchant. On sait tous qu\’en vérité, il ne s\’est pas jeté sous le poignard. Personne ne serait assez stupide pour faire ça. C\’est toi qui t\’es caché derrière lui. Ou pire, tu l\’as poussé sur le bandit pour sauver ta vie. Tu ne trompes personne avec ton…
On ne sut jamais avec quoi Roland tentait de tromper les gens car c\’est ce moment que choisit Jeanne pour donner un crochet du droit à Gustave. Cela eut pour effet de non seulement d\’interrompre ce dernier mais également de le projeter à terre.
– Désolée, dit Jeanne à Roland. Je n\’ai pas pu résister.
– Dégagez de ma maison ! hurla Gustave. Ou j\’appelle la garde !
Sans un mot, l\’écuyère se détourna, suivie par le chef de la milice.
– Tu as eu raison de le frapper, dit Roland, une fois qu\’ils se furent éloignés. Ce n\’est qu\’un crétin. Je pensais que la disparition de ses parents lui ouvrirait les yeux. Mais je me trompais.
– Il y en a beaucoup comme lui dans la ville ? demanda Jeanne, préoccupée.
– Oh, que oui. Au moins un dixième des ouvriers est plus ou moins comme ça. En plus de certains artisans, contremaîtres, boutiquiers…
– Je comprends mieux pourquoi Henri ne pensait pas qu\’on pourrait atteindre Fernand Vanelle avec des témoignages. Il suffirait qu\’il convainque quelques personnes comme ce Gustave de mentir et toute notre accusation s\’écroulerait.
– C\’est vrai. Ne reste qu\’à espérer que ton plan marche.
– Il marchera, affirma Jeanne. Tu peux en être sûr.
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