Aaron jeta son manteau sur une chaise du salon avant de s’écrouler littéralement dans le canapé. Machinalement, il alluma la télévision et se perdit dans la contemplation des lumières s’en dégageant. Il fut tiré de ses pensées sombres par le débordement d’amour intempestif de son compagnon à poil long, un superbe main coon blanc qu’il avait recueilli juste après avoir emporté sa maîtresse. Le chaton était devenu un grand mâle assoiffé de tendresse et généreux envers son Faucheur qui peinait à comprendre les élans affectueux de son animal. Il s’autorisa un moment de perdition et caressa Grimalkin qui ronronna de plaisir.
Son appartement lui était gracieusement payé par le Paradis, unique avantage de travailler pour le bien, hors celui de posséder ses ailes d’ange. Un deux-pièces au dernier étage avec un grand balcon lui permettant de prendre son envol. Aaron l’avait habillé aux couleurs de son âme : des meubles noirs, des murs rouges et une chambre totalement blanche.
Il se leva subitement et se dirigea vers la salle de bain afin de profiter de ce moment de calme pour se ressourcer. Il se débarrassa de ses vêtements en attendant que la température de l’eau soit parfaite pour lui marquer la peau. Il plongea sous le jet et resta longtemps ainsi sans esquisser le moindre mouvement. Il ferma les yeux et s’enivra de cette chaleur qu’il considérait comme un véritable luxe. Il sortit de la douche après s’être lavé plusieurs fois, comme pour se débarrasser du sang qui recouvrait sans cesse son âme. Il passa sa main dans ses cheveux pour les attacher sans même lever me regard. Aucun miroir ne pouvait lui envoyer son reflet, jamais. Une vieille légende racontait que l’unique moyen de terrasser un faucheur était qu’il s’exécute lui-même après que la Mort ait dessiné son symbole mortel.
Une serviette enroulée autour de la taille, il quitta la salle de bain puis passa dans le salon pour rejoindre sa chambre. Après quelques pas, l’atmosphère lui parut plus lourde, comme si une aura flottait en plus de la sienne. Sur ses gardes, il se retourna lentement vers la source froide qui l’attirait comme le délicieux parfum d’un cookie. Ses yeux plongèrent dans deux saphirs qui le dévisageaient avec une certaine crainte.
— Je peux savoir ce que tu fous là ? demanda-t-il de mauvaise humeur en montrant presque les dents.
Un long frisson lui parcourut l’échine lorsque la jeune femme se leva furibonde. Il reconnut immédiatement l’âme qui se tenait devant lui, malgré le tumulte de sentiments qui déformait son visage. Élisabeth. Elle s’approcha de lui, maladroitement, mais en s’efforçant de soutenir son regard.
— Je suis morte, annonça-t-elle dans l’espoir que cette vérité devienne plus douce à force de le répéter.
— Mais encore ?
— Et, je suis toujours ici…
— Félicitations. Maintenant, dégage.
Le spectre cligna des paupières comme si elle sortait d’un mauvais rêve. Ses lèvres s’ouvrirent puis se fermèrent, encore et encore. Puis, alors qu’il regagnait sa chambre sans aucun regard en arrière, une tempête se déchaina dans son esprit et elle explosa sans retenue :
— Quoi ? Écoute-moi bien, tu as merdé, sale con ! Je suis bloquée dans les Limbes et, ce, par ta faute ! hurla-t-elle à s’en déchirer la voix.
— C’est pas mon problème, se contenta-t-il de lui rétorquer.
— Pas ton problème ? C’est pas TON problème ? Eh bah, ça va le devenir, tu peux me croire !
Un grognement retentit dans la petite chambre immaculée, mais la jeune femme ne se démonta pas pour autant :
— Renvoie-moi au paradis !
— Tu vas me gonfler encore longtemps, humaine ?
— Oh, je vais te hanter jusqu’à ce que tu…
Les mots lui échappèrent à la simple vue du Faucheur vêtu uniquement de ses ailes ébène. Il s’habilla d’un jeans troué et d’un tee-shirt noir avant de soulever le drap et de s’étendre sur le matelas. Elle s’étonna de la faible épaisseur de couverture utilisée par ces températures glaciales, mais revint vite à la réalité quand les ailes disparurent de son champ de vision :
— Hey ! J’ai pas terminé !
Elle faillit le secouer, mais se ravisa, n’oubliant pas que la mort dormait dans ce lit.
— S’il te plait, faucheur, il faut vraiment que tu fasses quelque chose pour moi !
Aaron ne répondit pas, il savait que c’était la meilleure façon de procéder afin que l’âme perdue retourne dans les Limbes. L’aura se fit soudain moins forte et un petit sourire étira ses lèvres à l’idée de dormir en paix.
Recroquevillée dans un coin de l’appartement, juste à côté de la télé, le désespoir frappa la jeune femme. Après une mort des plus affreuses, elle se retrouvait prisonnière entre deux mondes, peut-être pour le restant de l’éternité. Seule et totalement abandonnée, elle laissa son chagrin alimenté par la plus grande des incompréhensions s’épandre. Aucune larme ne coula sur ses joues, mais la douleur possédait le même goût amer.
Aaron était certain d’avoir correctement effectué l’exécution. Jamais, il n’avait failli et envoyé une âme dans les Limbes. Jamais. Que cette femelle se présente à lui relevait du cauchemar pour un Faucheur et sa nuit fut empreinte de délires en tout genre. Levé du mauvais pied, il maudit le ciel d’oser l’appeler si tôt pour prendre une nouvelle âme. 5h47, était-ce vraiment une heure pour faucher ? Non !
Il rejoignit le salon et son irritation s’intensifia à la simple vue du spectre attablé confortablement. Élisabeth sortit immédiatement de ses pensées et se rehaussa sur sa chaise pour se donner un peu de contenance.
— Salut, lui dit-elle en lui adressant un petit signe de main. Je voulais te préparer quelque chose à manger, mais… Hey ! Où vas-tu ?
— Tu es morte, Élisabeth, il est temps que tu le comprennes, lui répondit-il, en continuant d’enfiler sa veste.
— Oui, bah, je sais bien, j’étais aux premières loges, figure-toi !
— Quelle chance, j’aurai adoré être là pour voir ça, railla-t-il en lui jetant un coup d’oeil oblique.
Il la vit frémir et se frictionner énergiquement les bras comme si elle avait froid, bien que ce ne soit pas le cas. Un creux gigantesque se forma au niveau de son ventre et semblait l’avaler totalement jusqu’à ce qu’il ne reste plus que l’ombre d’elle-même. Tout ce qu’elle sentait étaient les pressions exercées par ses agresseurs. Le petit salon vacilla un instant, pendant lequel Aaron continuait de se préparer à sortir.
— T’es toujours un sale con ou tu sais être un type sympa parfois ? s’insurgea-t-elle alors que son cœur lui semblait s’être brisé en mille morceaux.
Voyant que le Faucheur l’ignorait délibérément, mais affichait un sourire carnassier, elle frôla l’hystérie. Élisabeth tenta vainement de reprendre ses esprits en inspirant et expirant profondément de l’air chimérique qu’elle parvenait parfaitement à ressentir. Aaron ajusta la faux qui était fermement attachée dans son dos et ouvrit les portes-fenêtres pour prendre son envol vers sa prochaine destination : le RER A qui passait à quelques villes de là.
— Ah non ! Tu ne vas pas t’en tirer comme ça ! hurla Élisabeth qui courut en direction du balcon et s’élança dans le vide pour lui sauter dessus.
L’âme s’écrasa contre le dos du Faucheur qui perdit l’équilibre. Après de violents battements d’ailes, ils reprirent de l’altitude et Aaron vola en vrille afin de la désarçonner. Mais elle s’accrochait, comme si sa vie en dépendait, et il perdit rapidement patience. Il descendit en piqué jusqu’à un chemin de gravier et se retourna avec une agilité déconcertante afin que le dos de la jeune femme soit à quelques centimètres du sol.
— Lâche-moi, immédiatement, où la douleur te fera céder, bluffa Aaron car il savait pertinemment qu’elle ne pouvait pas subir de blessure.
— Non ! Hors de question !
Il descendit encore un peu et un hurlement strident lui brisa les oreilles.
— D’accord ! D’accord ! Pose-toi et je m’en vais !
Mais Aaron devint sourd à sa demande et il remonta en flèche. La frayeur d’Élisabeth ne lui parvint même pas, il n’entendait plus que l’appel de la Mort. Pour la première fois de sa vie, le Faucheur était en retard…
En quelques instants, il rejoignit le lieu du drame où un homme avait déjà commis l’irréparable. Il se posa et Élisabeth tomba sur son séant sans même ressentir une seule douleur.
— Qu’est-ce que tu fais ? lui demanda-t-elle alors qu’il semblait s’être changé en un prédateur redoutable.
— Mon taf, dit-il tout en se dirigeant vers l’accident.
Élisabeth prit conscience de ce qui les entourait. Un train à l’arrêt, le conducteur en train de vomir, des passagers qui hurlaient, et, surtout, du sang, beaucoup de sang sur le nez de la locomotive.
— Oh mon Dieu…
Elle se cacha les yeux pour se soustraire à cette scène d’horreur. Aaron, lui, tendait la main à l’âme de la victime qui se cachait sous le train.
— Allons, cesse de te lamenter, tu as ton passe VIP pour le paradis ! Eh oui, mon gars, alors viens faire un bisou à la Faucheuse…
Farouchement, l’homme posa sa main dans la sienne et Aaron l’emprisonna fermement. Il dégaina sans plus attendre sa faux et rompit le lien avant d’arracher cette vie dans un râle de plaisir qui attira l’attention d’Élisabeth. Le Faucheur tituba quelque peu, toujours invisible aux humains qui gravitaient autour de lui, et il s’avança vers elle. Ce qu’elle lut dans son regard noir déclencha une vague brûlante qui déferla en elle et ravagea tout sur son passage. Elle se sentit faible, comme si son âme se désagrégeait pour s’éparpiller au grè des vents, comme si elle n’était plus qu’un minuscule grain de sable dans la tempête. Elle porta une main au niveau de son cœur et quelque chose de chaud coula le long de sa paume.
Aaron avança d’un pas et le visage de la jeune femme se déforma littéralement dans un masque de douleur sans pareil. Sa détresse le percuta de plein fouet, tout comme le cri dément qui s’extirpa de ses lèvres lorsque son âme fut comprimée par un étau. Dans un effort surhumain, il se détourna d’elle, la laissant s’évanouir dans un cauchemar terrifiant. Il s’envola, comme si le feu de l’enfer était à ses trousses.
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