Relan, an 12
En ce début de printemps, d’épais nuages gris recouvraient le ciel, laissant s’échapper une fine pluie glaciale. Les larges allées étaient désertes. Deux Gardiens passèrent le long des remparts, leurs chaussures s’enfonçaient dans la boue.
Ils devaient arborer un marquage au dessus des sourcils, un long et fin trait bleu nuit qui parcourait leur front. Ainsi, il était simple de les distinguer du peuple. Ils portaient aussi de longues capes sombres. Ces deux-là longeaient à grands pas le mur de pierre, largement rehaussé depuis que le nouveau roi Relan avait usurpé le pouvoir.
Ce monde n’était constitué que d’un seul grand continent divisé en trois parties. Le royaume d’Harcilor se trouvait au nord ouest, tandis que le sud n’était constitué que de plaines désertiques. Quant à la partie est, séparée par la mer Karilii, elle était rattachée au sud par une chaîne de montagnes volcaniques très active. Les harcilans vivaient donc isolés, peu nombreux.
À Hierum, la capitale, le peuple résidait principalement dans des cabanes et des tentes, protégées par les murailles. Cependant, l’humidité et le froid perçaient autant au dehors qu’au sein des habitations.
À plusieurs mètres du château, se trouvait une allée où les plus grandes tentes avaient subsisté, plus ou moins intactes. Elles appartenaient aux Gardiens du défunt roi Geldir. Toutes présentaient à peu près les mêmes teintes : brun, auburn et anthracite, et les cloisons étaient renforcées de bois. Les nouveaux Gardiens furent, pour leur part, installés à la place des jardins du château, afin d’être au plus près de Relan.
Devant l’une de ces tentes, brune, se tenait un jeune homme. Kaaz avait vingt-quatre ans mais en paraissait plus avec ses traits tirés, son teint blafard et ses lèvres violacées. Il était très grand, les cheveux longs noir de jais jusqu’au bas du dos, et ses yeux bleu clair paraissaient presque blancs par ce temps. La tristesse et la colère se lisaient sur son visage. Il portait une longue cape sombre lui aussi.
Il faisait partie des Silarens, les humains qui possédaient des pouvoirs magiques. Ceux qui n’avaient pas eu la chance d’en disposer à leur naissance étaient appelés Iesilarens.
Ces mots étranges venaient de la première langue parlée sur le continent : le Tystena. « silar » signifiait « puissance », et le préfixe « ie » indiquait la négation. Les Silarens pouvaient se sentir, c’est-à-dire percevoir l’énergie magique les uns des autres.
Kaaz observait les alentours de la tente. Personne ne devait découvrir ce qu’il s’y passait, les Gardiens les premiers. S’ils venaient à connaître ou suspecter les activités intérieures, toutes les personnes présentes seraient condamnées à mort.
De temps à autre, les Gardiens s’éloignaient du château pour inspecter les quartiers, ce qui inquiétait Kaaz. Il était arrivé quelques fois qu’ils passent devant la tente et viennent la fouiller.
Il avait, par précaution, fait le guet bien des jours, lorsque personne ne se trouvait dedans, afin de les leurrer et de les laisser sur leur faim. Ils s’étaient quelque peu désintéressés tant qu’il n’y avait aucune activité soupçonnable.
Aujourd’hui, les Gardiens avaient décidé de passer à nouveau dans l’allée où se trouvait la tente. Kaaz était un peu nerveux, mais feignait si bien l’indifférence à présent. Il aperçut les deux hommes de loin alors qu’ils tournaient dans le chemin boueux. Il ôta son gant noir et plaça sa main droite derrière le dos, tout en se mettant face à eux.
Il utilisa son pouvoir de Dissimulation : une énergie magique, invisible, qui se répandit tout autour de la tente, comme un bouclier. Ce pouvoir permettait d’empêcher les Silarens de sentir la magie dissimulée sous cette membrane d’énergie.
Il comptait bien cacher l’hôte et les invités de la tente. Il maintint cette fine couche d’énergie pendant que les deux hommes passaient devant lui et le dévisageaient.
Kaaz les salua, ils opinèrent discrètement de la tête à leur tour, le connaissant plutôt bien désormais. Du moins, c’est ce qu’ils croyaient.
Ils continuèrent leur chemin, ne voyant et ne ressentant rien qui pourrait les mettre en alerte. C’était l’un des deux pouvoirs de sa mère, un pouvoir plutôt rare et fort envié.
Kaaz maintint son bouclier quelques instants, il était plus sûr d’attendre qu’ils soient loin. Définir à quelle distance l’énergie magique pouvait être perçue ou non par autrui était difficile. Tout dépendait de l’intensité de ses propres pouvoirs et de celle des autres. Néanmoins, ces deux Gardiens n’étaient pas si puissants. De plus, l’un ne possédait que la Mobilité, et l’autre l’Inflammation, des pouvoirs bien répandus.
Les deux hommes suffisamment éloignés, Kaaz cessa d’émettre sa Dissimulation. Apparemment, il n’y avait plus personne à attendre. Les invités savaient que s’ils ne le voyaient pas devant l’entrée, il fallait faire demi-tour. Il souleva la première portière de la tente, puis la deuxième, plus lourde, plus épaisse, pour rentrer à l’intérieur.
Se trouvaient là une dizaine d’enfants et de jeunes adultes assis au sol, sur des tapis, ainsi que quelques parents. Le sifflement du vent et la tombée abrupte des gouttes de pluie parcouraient le dessus de la toile. Malgré ces conditions incommodes, les invités se tenaient tous face à une table et une escabelle inoccupées. Ils attendaient patiemment après quelqu’un.
Un petit garçon brun à la peau cuivrée, Cil, s’approcha de Kaaz :
« Quand je serai grand, j’espère être aussi puissant que toi ! s’exclama-t-il.
Kaaz sourit, ce qui lui arrivait rarement. De sa main droite, il ébouriffa les cheveux du garçon.
— Je l’espère aussi. »
L’homme qu’ils espéraient tous sortit de la pièce du fond, et posa ses manuscrits sur la table. Cil reprit place parmi les autres enfants.
Cet homme se nommait Cyr Belgran, il avait une cinquantaine d’années, la peau couleur d’ébène, les cheveux et la barbe blancs. La couleur rouille de ses yeux illuminait son visage et y apportait de la douceur bien qu’il avait déjà un air bienveillant. Il se tenait face à ses écoliers. Il déroula une carte du monde, dessinée par ses soins, et la suspendit.
Il avait retranscrit de mémoire ce qu’il avait vu jadis dans divers ouvrages, avant que ceux-ci ne soient brûlés par le nouveau Chef des Gardiens.
« Bonjour à tous. Aujourd’hui, nous allons étudier la géographie de notre monde et de notre royaume. Pour en revenir à la leçon de la dernière fois, il est important de savoir d’où l’on vient, de connaître son environnement. Vous devez vous aider de ce qui vous entoure, vous n’êtes que de passage, mais la Nature, elle, est là depuis bien longtemps et elle le restera. Peu importent les rois et les reines passés, présents et futurs. Peu importent les peuples. La Nature nous accorde le droit de vivre. Elle nous a donné naissance, a créé des êtres vivants à contempler, nous a apporté de quoi nous nourrir, de quoi nous abriter, nous vêtir et nous soigner »
Il jeta une poignée de poudre, un mélange contenant du crachat de lune et de l’amanite panthère séchés, tout en récitant un sort en langue ancienne :
« Utena beris. »
La poudre tenait en suspension. Apparurent des images : des primevères de toutes les couleurs, blanches, jaunes, mauves et pourpres, en train d’éclore ; un ruisseau serpentant entre des berges recouvertes de premières neiges ; puis le lever du soleil au dessus des vastes plaines de l’est. Les enfants et les parents en étaient émerveillés.
À l’aide d’un bâton, Cyr dissipa cet écran magique. La poudre s’affaissa au sol en un monticule. Il était Iesilaren et pratiquait la magie matérielle. Une magie moins puissante qui avait toutefois d’autres avantages.
« Elle nous offre son appui, ses beautés. C’est à nous de nous comporter comme il se doit envers elle et ses créatures, dont nous-mêmes, humains. Nous avions un roi qui nous considérait et, comme vous le savez, il fut renversé il y a de nombreuses années … »
Dans la salle, tout le monde écoutait avec attention. Cyr était certainement l’homme le plus avisé de la capitale, voire même d’Harcilor.
« Nous sommes désormais soumis à un autre roi, ainsi que son fils, Chef des Gardiens, en plus d’une Garde déloyale. Tous assoiffés de richesses et de sujétion. Nous ne devons jamais oublier ce qu’a été notre royaume durant des générations : un pays juste et libre. »
Les yeux des enfants et des parents brillaient, à la fois par nostalgie de ce passé secrètement gardé, et d’admiration pour cet homme à la volonté si forte.
***
À l’intérieur du château se préparait une excursion. Les domestiques remplissaient les malles en bois de châtaignier et les coffrets en fer forgé de provisions, de linges ou encore de vêtements blancs immaculés aux bordures bleu roi. Toutes les étoffes comportaient l’écusson des Dois cousu de fils d’or : un grand chêne surmonté d’une couronne, car « dois » signifiait tout simplement « chêne » en Tystena.
« Ridicule » pensèrent les couturiers, un arbre portant une couronne. Mais s’ils désiraient quitter le monde de leur belle mort, en aucun cas ils ne devaient donner leur avis à voix haute.
Les domestiques s’agitaient dans les caves froides et humides, puis remontèrent les derniers bagages au rez-de-chaussée.
Litar devait partir avec un cortège à la recherche d’une plante rare dont on murmurait l’existence. Elle aurait permis d’intensifier les pouvoirs, et le jeune homme était reconnu comme l’être le plus puissant du royaume. C’est ainsi qu’avec son père, ils avaient pu renverser le roi Geldir et ses Gardiens. Personne ne fut à la hauteur pour vaincre le fils Dois.
Litar, dans sa chambre fastueuse, prenait son bain. Le feu crépitait dans la large cheminée. Les effluves de saponaire et de camomille embaumaient la pièce. Il ne voulait aucune aide des chambriers, il ne supportait ni leur présence, ni leurs regards indiscrets. Il pouvait se débrouiller seul. La domesticité préparait le bain puis devait sortir pour s’adonner à d’autres corvées.
Il contemplait la pièce qui lui avait été attribuée : le grand lit à baldaquin dont le drapé en lin brut laissait apparaître des ornements géométriques et floraux brodés de couleur saphir, les trois chandeliers en bronze à cinq branches et leurs bougies en graisse végétale, ainsi qu’un confortable banc en acajou couvert d’un velours azur disposé sous la fenêtre et faisant face au lit. La verrière translucide était agrémentée de vitraux colorés, comme toutes celles du château. Quelques rayons rouges et verts se reflétaient sur le sol et les tissus. Comparée à son ancien foyer, cette pièce semblait être une somptueuse tanière à elle seule.
Litar sortit de l’eau savonneuse et se dirigea vers le paravent. Il prit la serviette posée dessus puis s’essuya le corps. Cette vie solitaire ne lui plaisait guère, mais son père éprouvait enfin de la fierté envers lui.
Le voyage devait durer deux cycles lunaires. Sa charge consistait à parcourir tout le royaume et tenter de mettre la main sur ces fameuses racines avec l’aide d’érudits, appelés Utelyns en langue ancienne. Il enfila sa chemise, sa tunique blanche par dessus, ses braies puis ses chausses qu’il noua, et enfin son pourpoint albâtre au liseré bleuet pour résister au froid. Il alla saisir sa longue cape blanche étendue sur le lit et la passa, puis il mit ses bottes. Plus, une côte de maille et des canons d’avants-bras en fer comme protection.
Du haut de ses vingt-sept ans, avec son corps bien sculpté, ses profonds yeux bleu foncé, sa chevelure châtain et sa courte barbe, sans s’en rendre compte, il faisait s’exalter le cœur de quelques Gardiennes et Gardiens, d’une grande partie des domestiques, et de certains Utelyns également.
***
Dans la tente de Cyr, la leçon suivait son cours. Du bout de son bâton, il présentait ce monde méconnu des nouvelles générations :
« Les terres représentent la partie la plus infime de notre monde. Les mers s’y étendent à l’infini. Il y a également des terres dont nous connaissons l’existence mais dont nous ignorons toujours ce qu’il s’y trouve.
Il pointa du doigt une petite île au sud de la carte, très éloignée des trois sous-continents existants.
— Nous vivons sur le continent Umpar, ce qui signifie « centre du monde » en langue ancienne. Oui, nos ancêtres furent très modestes.
Les rires parcoururent discrètement la tente.
— Nous sommes des umparits. Notre royaume, Harcilor, n’a pas beaucoup changé depuis deux siècles. Il s’étend sur toute la partie nord-ouest jusqu’à la grande chaîne de montagnes volcaniques de Granica. »
Soudain, la pluie s’abattit plus vivement, le bruit sourd parcourait le toit. Cyr dut hausser la voix pour se faire mieux entendre.
Il se déplaçait tout en récitant son savoir, les enfants et les parents ne pouvaient être que fascinés. Aux premiers rangs se trouvaient les plus jeunes, entre cinq et dix ans, puis derrière eux les jeunes adultes.
Loya, une petite fille de sept ans au teint ambré et les cheveux roux flamboyants leva la main.
« Oui ?
— Maître, que trouve-t-on dans les autres royaumes ?
— Nous verrons cela la prochaine fois. Disons que notre royaume est le seul où le pouvoir fut pris de force. Ceux de l’est et du sud ont tenté de nous venir en aide mais perdirent beaucoup de combattants. Ils durent finalement renoncer. »
Cyr rangea la carte du monde et en sortit une nouvelle, celle-ci présentait le royaume d’Harcilor.
***
Au château, l’escorte était fin prête à partir. Litar descendit les escaliers majestueux en marbre beige et s’assit dans le plus grand carrosse auquel six grands chevaux blancs étaient attelés. Les quatre autres véhicules étaient pourvus de quatre chevaux noirs chacun.
Une domestique du nom de Nella se présenta et lui offrit une fleur, une violette, pour lui témoigner son affection. Surpris, il dévisagea la jeune femme, or celle-ci lui parut si laide qu’il ne sût quoi répondre. Il se saisit de la violette, n’ayant que faire du protocole comme à son habitude.
C’était la fleur préférée de sa mère. Il la fit tournoyer entre ses doigts, absorbé par ses pensées. Il y avait bien longtemps qu’il n’en avait vue. Les sorties hors de la capitale se faisaient rares, et tous les jardins du château avaient été recouverts par des logis sur ordre de son père.
« Ne faites plus jamais cela, c’est inconvenant. Mon père aurait pu vous faire pendre.
— Je le sais Chef, il n’y a qu’à vous que je l’aurais donnée, répondit-elle en baissant le regard, honteuse.
— Ne recommencez pas. »
Elle retourna à sa place, acquiesçant, puis reprit une contenance appropriée.
Litar claqua des doigts et les cochers commandèrent au cortège d’avancer. Les cinq grandes carrioles recouvertes de feuilles d’or ne passaient pas inaperçu, bien qu’elles ne risquaient aucun assaut. Il fallait être bien fou pour s’interposer devant Litar.
La caravane traversa la capitale devant les badauds qui lorgnaient sur ces gens de la cour en leur for intérieur. Ils les maudissaient bien qu’ils ne pouvaient rien faire pour les arrêter.
Ils partirent pour le nord : un Utelyn avait lu dans la terre que la plante poussait dans les régions froides.
***
À la porte sud de la ville se trouvait une petite forêt de sapins nommée Suolistaa. L’air brumeux en faisait l’endroit idéal pour s’y dérober.
Une silhouette obscure s’y mouvait. Une longue cape sombre, la tête baissée et une grande capuche assombrissant la totalité de son visage : il était difficile de savoir s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme. La silhouette avançait à pas fermes et pressés. Ses épaisses bottes renforcées ne craignaient ni l’eau, ni la boue. Les flaques éclataient à chacun de ses pas.
Il n’en fallut pas plus pour attirer deux Gardiens, un homme et une femme, qui patrouillaient à la lisière du bois. Ils se dirigèrent à toute vitesse vers cet énergumène qui, pensaient-ils, devait vouloir défier l’ordre pour quelques secondes d’attention.
« Arrêtez-vous ! ordonna l’homme.
La silhouette s’arrêta, contrariée.
— Retournez-vous ! » somma la femme.
La silhouette se retourna mais non pour exécuter cet ordre : elle leva sa main gauche gantée face aux deux Gardiens et les éjecta à plusieurs mètres. Cette violente impulsion leur fit perdre connaissance. Ils se heurtèrent, inconscients, aux troncs d’arbres et demeurèrent au sol, immobiles.
La silhouette mystérieuse décida de se montrer plus discrète. Son but était évidemment d’entrer dans la capitale bien qu’elle ne pensait pas que les Gardiens l’eussent vue. L’un d’entre eux devait avoir une vision décuplée. Elle utilisa son pouvoir d’Invisibilité dès à présent, ainsi le paysage devint entièrement gris à nouveau.
La silhouette invisible parvint à la tente de Cyr, souleva la première tenture et profita de l’entre-deux pour se rendre à nouveau visible. Elle souleva la deuxième étoffe et pénétra dans la grande pièce.
Kaaz, qui se trouvait adossé juste à côté, la remarqua et eut un sentiment d’angoisse.
Cyr s’interrompit, et tous les yeux se tournèrent vers l’intrus.
De son large capuchon ne sortaient que quelques mèches de cheveux châtains clairs aux reflets presque dorés. Elle l’abaissa, laissant apparaître son visage. Il s’agissait d’une jeune femme bien étrange.
« Veuillez continuer, je vous prie » fit-elle à Cyr.
Le maître fut pris de court. Qui était cette jeune femme qu’il n’avait jamais vue auparavant ? Pourtant celle-ci n’avait aucunement l’air menaçante : si Relan avait découvert le secret de la tente, il aurait plutôt fait intervenir son fils. Il continua la leçon comme demandé.
« C’est qui la dame ? chuchota Loya, en se retournant vers Ty.
— Je n’en ai aucune idée » répondit-il, intrigué.
Ty était un jeune homme de quinze ans. Il était sec comme un bâton, et avec ses cheveux blonds en bataille il ressemblait à un mauvais épouvantail. Les cours le passionnaient et il admirait Cyr. Il tentait de déceler ses pouvoirs depuis tout petit, rêvant d’en posséder. Toutefois, il n’en avait encore jamais trouvé.
Parfois, il se disait qu’il devait peut-être y renoncer, qu’il n’avait probablement rien hérité de ses ancêtres. Et de temps à autre, il retentait le coup : après tout, s’il s’y prenait mal, ou bien si le pouvoir était ardu à découvrir, il était bien normal que cela prenne un certain moment.
La pluie s’apaisa peu à peu, le bruit assourdissant céda sa place aux clapotis harmonieux. Cyr fit une pause presque au même instant, en fouillant dans ses effets personnels, puis reprit son discours :
« Notre calendrier est conçu de telle manière que l’on utilise le nom du roi pour situer une époque, suivit du nombre d’années de son règne. Ainsi, nous sommes en l’an 12 sous la royauté de Relan. Cela fait douze ans qu’il a pris le trône. Le roi précédent se dénommait Geldir, dont le règne s’est achevé au bout de quarante huit années, et la reine le précédant, sa tante, se nommait Akelom. »
Cyr ne semblait plus troublé par la présence de la jeune femme, les enfants n’y prêtaient plus attention non plus.
Kaaz, quant à lui, observait avec méfiance cette inconnue. Elle lui paraissait trop équivoque. Son visage lui semblait totalement étranger, pourtant il en connaissait des gens de vue à Hierum. Et un tel visage, il s’en serait souvenu. Si elle cherchait à s’en prendre aux enfants, ou à Cyr, il serait le premier à s’interposer.
Il se concentrait pour déceler une éventuelle énergie magique, mais il lui était impossible de ressentir quoique ce soit. Et il en était sûr, elle ne pouvait pas être Iesilaren, elle exhalait quelque chose d’inexplicable. S’il ne l’avait pas sentie arriver, cela signifiait qu’elle possédait au moins la Dissimulation, tout comme lui, et qu’elle pouvait alors cacher davantage de pouvoirs. Il l’observait du coin de l’œil et se préparait à intervenir au moindre geste.
« Bon, jeunes gens, la leçon est terminée pour aujourd’hui. Comme à chaque fois, sortez au fur et à mesure pour ne pas vous faire repérer. »
Kaaz s’approcha de la jeune femme et lui lança un regard glacial, elle lui rendit le même.
« Que voulez-vous ? grommela-t-il.
— Je vais m’entretenir avec Cyr, cela ne vous regarde en rien » répondit-elle en se dirigeant vers le maître.
Kaaz s’éclipsa pour assurer son rôle de guetteur tout en jetant des coups d’œil en direction de l’inconnue. Le champ était libre, il fit sortir une mère et son fils bien que la pluie n’avait toujours pas cessé.
La jeune femme mystérieuse s’avança avec assurance vers Cyr :
« Maître, puis-je vous parler à part ?
Elle ne lui parut pas hostile, mais plutôt affable. Il ressentit un certain soulagement.
— Bien sûr, suivez-moi. »
Ils passèrent dans la pièce du fond. C’était le lieu de travail de Cyr, tous ses écrits, ses remèdes et son matériel de magie s’y trouvaient.
« À qui ai-je l’honneur ?
— Mon nom est Selna Harel, j’ai entendu parler de vous dans de petits villages de l’est.
Cyr n’en crut pas ses yeux ni ses oreilles. Il scruta le visage de la jeune femme, et il lui semblait bien reconnaître celui de l’ancienne Cheffe des Gardiens.
— Mais comment cela serait-il possible ? L’époux et la fille de Kolin ont été retrouvés morts.
— Il s’agissait d’un père et sa fille déjà à terre. Pour nous couvrir j’ai utilisé mon pouvoir de Transformation sur eux. Je viens à vous car nous avons le même but, reconquérir le royaume, affirma-t-elle.
— Avez-vous hérité de tous ses pouvoirs ?
— Et bien plus encore, lui dit-elle en souriant.
— Pardonnez-moi, voulez-vous une tisane de sauge ? J’ai besoin de reprendre mes esprits, plaisanta-t-il.
— Avec plaisir » répondit-elle en s’asseyant à table.
En attendant leur tour, les enfants jouaient ensemble silencieusement. Kaaz fit signe à un père et son fils de sortir, ceux-ci jetèrent un coup d’œil inquiet. Le chemin étant libre, ils s’élancèrent hors de la tente.
Ty s’approcha d’une jeune fille du même âge que lui, Chellis. Cela ne faisait que la deuxième fois qu’elle assistait à la leçon.
« As-tu apprécié l’enseignement du jour ? lui demanda-t-il timidement.
— Oui, j’ignorais quelle était l’étendue de nos terres. Le royaume est si vaste alors que je n’ai jamais quitté la capitale, dit-elle avec amertume.
— Moi non plus, et il est si difficile de sortir de Hierum de nos jours. »
Pour tout dire, le jeune homme n’était pas insensible au charme de Chellis : son abondante chevelure blonde vénitienne ondulée et ses grands yeux vert clair y étaient pour quelque chose. Elle avait des formes généreuses, de jolies pommettes rebondies constellées de taches de rousseur et des lèvres charnues.
Le cœur de Ty s’emballa.
« Alors, as-tu décelé un pouvoir dernièrement ? lui demanda-t-elle.
— Non, toujours rien, répondit-il, déçu.
— Si tu le veux nous pourrions nous entraîner ensemble. Peut-être pourrions-nous échanger des conseils ?
Il se sentit comme sur un petit nuage, et sauta sur l’occasion.
— Tout à fait ! Nous devrions nous entraider.
— Moi aussi ! Pourrais-je m’entraîner avec vous ? demanda Loya, la petite fille à la chevelure flamboyante.
Ty fut quelque peu contrarié.
— Oui, nous devrions nous retrouver devant le potager sud ! » s’enthousiasma Chellis.
Kaaz entra à nouveau dans la tente et fit sortir deux jeunes gens. Il jeta un coup d’œil circulaire et ne vit ni Cyr, ni la jeune femme. Suspicieux, il décida d’aller voir dans la pièce de travail.
En soulevant le rideau, il les découvrit assis à table en train de boire leur tisane. Il referma soigneusement l’ouverture pour ne pas alerter les visiteurs.
« Qui êtes-vous ? lança-t-il à Selna.
— C’est la fille de Kolin Harel, répondit calmement Cyr.
— C’est impossible, elle a été retrouvée morte.
— Kaaz, elle dit vrai, je connaissais Kolin. Elle lui ressemble, elle a les mêmes pouvoirs qu’elle. Son père et elle ont réussi à s’enfuir et à se mettre à l’abri tout ce temps.
— Si vous êtes si puissante, pourquoi ne vous a-t-on pas vu plus tôt ?
— Je m’entraînais, je devais être prête. Ce n’est pas une attaque à la légère.
— Comment avez-vous entendu parler de nous ?
— Mon père et moi étions dans l’est. Dans les villages il se murmure qu’une opposition s’est constituée durant toutes ces années, que le peuple s’échange des ouvrages cachés, que des écoles secrètes se sont formées. Plus précisément, c’est un joaillier, Kirso, qui m’a parlé de vous. Un homme petit et moustachu.
— Oui je le connais, il tient des cours dans son village lui aussi, répondit Cyr.
— Oui. J’ai aussi entendu dire que Litar était parti sillonner le royaume pour deux lunaisons.
— Vous en entendez des choses, rétorqua Kaaz, soupçonneux.
— Vous n’en avez pas idée, lui renvoya-t-elle, ironiquement.
— Kaaz, elle possède la Transmission de pensée, ajouta-t-il en se tournant brièvement vers le jeune homme. Et donc vous voulez intervenir durant son départ ? demanda Cyr.
— Nous avons deux cycles lunaires pour préparer une stratégie. En son absence, nous devons anéantir toute la Garde et le roi.
— C’est trop peu, répondit laconiquement Kaaz.
— C’est notre unique chance » répliqua Selna.
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