Unborn-Oracle.net, « En tournée avec des stellaires », partie 15
Depuis le temps qu’on vous parle de « changer le monde », vous devez peut-être vous demander ce que l’on entend par là.
Il existe une structure qui parcourt toute la planète ; les stellaires l’appellent l’Arbre-monde et elle donne même son nom à notre monde, dans leur langue : Erdorin. L’Arbre-monde date d’avant la première civilisation sur cette planète et, d’une certaine façon, elle a contribué à la façonner. C’est une sorte de réseau psychique qui, en théorie, connecte toutes les consciences.
Ouais, ça veut dire vous, aussi.
Un des moyens les plus faciles d’y accéder, c’est par l’art ; la musique est notamment un des médias les plus efficaces pour cela. Et c’est exactement ce que nous cherchons à faire : rétablir le lien psychique qui autrefois existait entre les gens, créer une sorte de conscience supérieure où l’individu serait une force pour le collectif et vice-versa.
Ça vous fait un peu peur ? Pour être francs, à nous aussi.
***
— Ça, dit Florianne en regardant l’écran, c’est probablement le truc qui va nous attirer le plus d’emmerdes.
— Bof, répondit Rage, l’air blasé, les gens vont penser qu’on est encore dans notre trip. On risque surtout de voir débouler toute la frange baveuse des conspirationnistes à la sauce new-age.
— Je ne pensais pas à des emmerdes terriennes, à vrai dire. Mais baste…
Et, sur ce, elle cliqua elle-même sur le bouton « Publier ».
Cracovie, 20 juillet 2015
À l’intérieur du bar, la fête battait son plein. Le concert n’avait pas été un de leurs meilleurs, mais le public polonais leur avait réservé un accueil plus qu’enthousiaste. Le genre d’enthousiasme qui se traduit par beaucoup de bouteilles dont le contenu affiche un degré d’alcool peu raisonnable.
Florianne n’y prêta que peu d’attention ; elle avait dans la main une bière locale avec un nom que seul Arel arrivait à prononcer, qui était en train de se réchauffer et à laquelle elle avait à peine goûté. Quelque chose d’autre accaparait son esprit.
— Florianne, ça va ?
Rage s’était approché d’elle ; comme à son habitude, il carburait au thé froid et, du coup, appréciait assez peu l’ambiance. Florianne perçut les fragrances de son esprit : il était inquiet.
— Il y a quelque chose dans l’air…
— Ouais, de l’alcool, de la testostérone et probablement aussi le soutif de Sally, qui n’est pas encore retombé.
— Non, c’est différent.
Rage fronça les sourcils ; elle n’avait pas réagi à l’allusion salace, ce qui ne lui ressemblait pas.
— Tu es sûre que ?…
— Suis-moi !
Elle lui prit la main et partit à grandes enjambées dans la nuit sans écouter ses protestations.
***
La lumière d’un blanc bleuté jaillit de la minuscule lampe-torche à LED ; au contact de Matt, Rage avait appris à ne jamais s’en séparer : on ne savait jamais quand un câble ou un micro allait tomber derrière la scène, dans un recoin obscur et poussiéreux.
Dans le cas présent, le recoin obscur et poussiéreux était un souterrain auquel ils avaient accédé en passant à travers la crypte d’une église, derrière une porte dont le panneau devait signifier un truc comme « accès interdit aux personnes non autorisées ». Ou peut-être « danger de mort ». Ou les deux.
— Bon, Princesse, tu m’expliques ou on continue à jouer aux devinettes ?
Le ton de Rage – ainsi que son emploi du surnom – trahissait un agacement grandissant. Il aimait une approche franche et directe et son mentor avait un peu trop tendance à jouer les grandes prêtresses énigmatiques.
**Ouvre ton esprit.**
— Quoi ? Oh…
Il prit une profonde inspiration et se concentra brièvement. La vague psychique manqua de le faire chuter.
— Ow ! Putain, c’est quoi, ce truc ?
— Je peux me tromper, mais je pense qu’on ne doit pas être très loin d’une racine de l’Arbre-monde.
— Le… pour de vrai ? Wow. Et ça fait ça, comme effet ?
— Quand quelqu’un l’utilise, oui.
***
Rage avait perdu le compte du temps passé et il hésitait à regarder sa montre, de peur de constater qu’il n’aurait une fois encore droit qu’à une poignée d’heures de sommeil, cette nuit. Il frissonna ; il était habillé pour une soirée d’été, pas pour un crapahutage dans les catacombes et il commençait à sentir ses doigts s’engourdir. Florianne, qui avait encore sa tenue de scène – un débardeur et un short en matière synthétique, pour lui permettre une plus grande liberté de mouvement – avançait dans les couloirs glacés sans y prendre garde, avec une concentration intense, suivant plus ses sens psychiques que physiques.
Autour d’eux, les couloirs avaient l’apparence de murs en forte pierre de taille. Par deux fois, ils avaient passé un ossuaire : le premier avait des inscriptions en latin et le second, dont ils venaient de sortir, était quasiment effacé par le temps ; les rares inscriptions étaient dans un langage que Florianne semblait avoir reconnu.
La tête de Rage bourdonnait de questions, mais comme toutes celles qu’il avait lancées avaient été ignorées ou accueilli par des réponses monosyllabiques – et pas toujours en anglais – il suivait avec résignation.
Jusqu’au moment où Florianne s’effondra au sol devant lui, avec un petit cri ; Rage avait entendu le ronflement caractéristique de l’arme assommante dont Max lui avait fait la démonstration quelques semaines plus tôt. Il bondit en avant, sortant de sa poche un paralyseur électrique ; l’arme avait une portée assez faible et, selon toute vraisemblance, l’agresseur était tout proche.
Trop proche : la silhouette sortit devant lui, arme pointée. Il plongea dans ses jambes et le tir se perdit au-dessus de sa tête ; déséquilibrée, elle accompagna le mouvement, passa au-dessus de lui et accomplit une roulade presque parfaite, malgré l’étroitesse du lieu. Ils se relevèrent en même temps et se firent face ; Rage découvrit alors une jeune femme brune, la chevelure attachée en un chignon, vêtue d’un training noir très commun.
Il réagit instinctivement et lança une attaque mentale psychédélique. Son adversaire ne devait pas s’attendre à ce qu’un Terrien déploie ce genre de talent et eut un instant de flottement ; Rage lui fonça dessus, paralyseur en avant. Surprise, mais pas hors de combat, elle réorienta son pistolet et appuya sur le déclencheur au moment où l’arme électrique entra en contact avec le canon.
Il y eut une « Pschuit » assez minable ; les deux adversaires se regardèrent un instant avec un air ahuri. Puis le pistolet explosa.
***
Florianne avait le vague souvenir d’avoir été frappée par le neutralisateur ; elle n’avait pas perdu conscience, mais son entendement avait passé un certain temps dans un monde fait de brouillard et de coton. Son corps, lui, avait été brinquebalé sans ménagements par un Rage plus préoccupé à mettre un maximum de distance entre eux et leur agresseur que par le petit confort de sa charge. Sa tête avait heurté les murs, plusieurs fois même, et elle se réveillait avec des douleurs un peu partout.
— Désolé, désolé, désolé…
— Que… quoi ?
— Y’a cette cinglée qui nous a attaqué son flingue a explosé et tout est devenu noir mais j’ai perdu mon paralyseur alors je t’ai ramassée et j’ai couru mais je ne sais pas où on est ni où elle est.
Florianne regarda Rage.
— Impressionnant. Plus tu paniques, plus tu es concis.
— Je ne panique pas, se renfrogna-t-il.
— Je plaisante, répondit-elle avec un sourire douloureux.
— Ça va ? Je crois que j’ai dû un peu te…
— Oui, ça va… c’est juste que…
Dans le silence qui suivit, Rage put entendre les chants. Ça lui rappelait un peu certains groupes de black-metal ambiant. En moins joyeux.
***
La chambre ressemblait à une grande salle du trône abandonnée depuis des siècles, que quelqu’un aurait reconverti en temple improvisé. Sur les bords, des concrétions calcaires formaient des stalactites et stalagmites, fossilisant au passage des élégantes arches de pierre et quelques restes de mobilier. Au centre, un autel de pierre noire, flanqué de deux candélabres sur lesquels brûlaient des cierges artisanaux.
Et une vingtaine de silhouettes encapuchonnées, face à un trio de prêtres, psalmodiant un mélange de latin, de grec, d’hébreu et de polonais.
— Une putain de messe noire, chuchota Rage. Pour de vrai.
**Pas seulement cela : la pièce date de l’époque d’Erdorin.**
La pensée de Florianne lui parvint comme étonnamment claire, agrémentée d’images et de concepts qui clarifiaient l’explication. C’était contact mental riche, enivrant, comme…
— Wow.
— Wow.
— Maintenant tu sais ce que deux télépathes ressentent quand ils font l’amour, lui dit-elle avec un sourire amusé.
Rage était trop occupé à regarder la cérémonie pour râler, ce d’autant plus que les psalmodies s’étaient arrêtées et deux assistants costauds apportaient vers l’autel une silhouette qui se débattait comme elle pouvait, malgré des entraves sévères. Le prêtre du centre sortit un grand couteau – sans doute acheté dans un boutique pour goths ou pour rôlistes – et commença à lancer des imprécations menaçants. Sans comprendre le polonais, le contexte ne laissait aucun doute quant à la finalité de l’exercice.
— C’est la fille qui nous a attaqués, murmura-t-il. Ils vont la sacrifier.
En temps normal, Florianne aurait ricané face au caractère incongru de la scène, digne d’un mauvais clip ou d’un très mauvais film, mais son esprit ne captait que trop bien l’intention des prêtres. Elle hocha la tête, un sourire amusé sur les lèvres.
— Ils veulent invoquer les puissances des ténèbres, hein ? Eh bien je vais leur en donner !
Puis elle ajouta, devant l’air hébété de Rage :
— Dommage que Sally ne soit pas là, elle aurait été parfaite pour le rôle.
***
— Ô Satan, ô Père, ô Soleil ! Entends la prière de tes filles et de tes fils ! Ô, Porteur de Lumière, Lucifer, Étoile du Matin, accepte ce sacrifice humain et…
La litanie de Jerzy resta en suspens quand il vit la jeune femme remonter l’allée centrale, les fidèles s’écartant sur son passage. Elle était nue. Elle était aussi inhumaine, les oreilles pointant sous la longue chevelure blonde et les larges yeux lançant des éclairs de glace dans la lueur des cierges.
Elle s’arrêta devant l’autel et, d’un geste très théâtral, pointa un doigt élégant vers lui. Elle sourit et, sans desserrer les lèvres, délivra son message. Tous le perçurent avec une clarté de cristal, même si c’était dans une langue qu’ils ne comprenaient pas :
**Ceux que tu invoques ne viendront pas. Moi, Dame d’Arcanes, y veille et j’y veillerai jusqu’à mon dernier souffle. Ce lieu est sacré, il appartient à tous et à personne ; y verser le sang serait un sacrilège innommable qui rebondirait sur toi et sur les tiens.**
Elle se retourna et leva les bras.
**Allez. Vous avez reçu ici des dons inestimables, même si vous n’en avez pas conscience. Apprenez-les, maîtrisez-les, utilisez-les pour rendre le monde meilleur.**
Jerzy regarda ses ouailles repartir vers la sortie, comme mus par une force qui les dépassaient. Il aurait voulu agir, il aurait voulu ordonner à ses assistants de se saisir de cette poufiasse qui lui cassait sa baraque – deux sacrifices pour le prix d’un, pourquoi pas ? – mais il ne pouvait rien faire. Il avait même du mal à garder son couteau sacrificiel à la main.
La fille se retourna et sauta prestement par-dessus l’auteur, atterrissant avec grâce quelques centimètres devant Jerzy. Ses yeux… ses yeux n’étaient pas humains ; au reste, rien dans cette fille n’était humain, il en eut la certitude.
Elle lui parla et, là encore, si les mots n’étaient pas dans une langue qu’il comprenait, le message s’imprimait clairement dans son esprit :
— Mon message est aussi valable pour toi, Jerzy Kleminski. L’Arbre-monde t’a touché et ce don, tu peux l’utiliser pour le meilleur ou pour le pire. Sache seulement que je t’aurai à l’œil et si ce que je vois ne me plaît pas, je serai ton ennemie.
Il avala sa salive et hocha la tête.
— Va, maintenant.
Jerzy ne s’arrêta de courir que lorsqu’il se retrouva devant chez lui. Il avait même oublié de retirer sa robe.
***
— Ljanran, c’est cela ? Tu es avec Lorenui.
La fille brune se massait les poignets d’un air maussade. Florianne finissait de remettre ses chaussures, que Rage avait complaisamment apportées avec le reste de ses vêtements, assise sur l’autel.
— Ouais. Tu étais obligée de le lire dans mon esprit ?
— Non, mais je n’ai pas pu m’en empêcher, répondit-elle avec un sourire amusé. L’Arbre-monde a quelque peu amplifié mes compétences, dirait-on.
— Le quoi ?
— Un amplificateur psychique qui se trouve sous ce lieu. Tu ne l’avais pas perçu ?
— Non, dit-elle en reprenant un air distant. Cela dit, je te dois la vie, je pense.
Florianne haussa les épaules, mais Rage perçut presque le ça et un coup de neutralisateur flottant à la limite de son esprit. Il eut beaucoup de difficulté à ne pas rire.
— Sortons d’ici.
— Avec plaisir, lâcha Ljanran.
Il leur fallut une bonne demi-heure pour se retrouver à l’air libre, sur le parvis d’une autre église – après avoir croisé les regards soupçonneux de grenouilles de bénitier venues pour les mâtines.
— Ah, au fait…
Florianne lança en direction de Ljanran un téléphone portable. L’autre le réceptionna et lui jeta un regard étonné. Elle hocha la tête :
— Nos intérêts convergent.
Ljanran déverrouilla l’appareil et fit quelques manipulations. Rage sentit comme un grondement sourd sous ses pieds, comme si un métro passait non loin. Sauf que Cracovie n’avait pas de métro. Pour la première fois, il vit le visage de la jeune femme se fendre d’un sourire :
— Ici, je m’appelle Eliane, dit-elle en rabattant sa capuche et en repartant à petites foulées.
Les deux la regardèrent s’éloigner dans le matin naissant.
— Mignonne ? demanda Rage sur un ton de connivence.
— Un peu petite et un peu pâle à mon goût, mais oui.
21