Unborn-Oracle.net, 25 juillet 2015
Ici Sally. Demain, départ pour le Grand Nord, à commencer par Helsinki.
Je dois avouer que j’ai un peu les miquettes : pour un groupe comme le nôtre, qui se réclame du métal progressif, aller affronter les pays nordiques dans leur propre fief, c’est un peu comme aller défier des Vikings sur leurs terres.
Non, en fait, c’est exactement ça.
Mer Baltique, 26 juillet 2015
Le soleil n’en finissait pas de se coucher : il était près de onze heures du soir et le ciel était encore d’un orange brutal. Sur le pont du ferry, Florianne contemplait le port de Tallinn, qu’il venait de quitter. Elle vit une explosion sur le parking du port, un peu à l’écart.
— Ah oui, j’ai oublié de te dire : il y avait un type qui voulait poser une bombe à bord du navire. Je l’ai convaincu qu’il avait le temps de piquer un petit somme avant le départ…
Bouche bée, Florianne regarda la jeune femme dont l’impressionnante masse de cheveux blonds bouclés et les yeux d’un violet profond compensaient presque sa petite taille et qui revenait d’un des bars du bâtiment avec deux bières à la main.
— Quoi ? Quand tu auras un moment, il va falloir que je t’apprenne deux ou trois choses sur la notion des menaces immanentes. Tu verras, c’est très utile.
Florianne soupira et retourna son attention vers la côte. Débattre de questions éthiques avec Galadril était à peu près inutile ; quinze mille ans d’expérience – et deux coups d’État – lui avait forgé une carapace de mauvaise foi qui aurait résisté à une charge nucléaire.
— Au fait, ce n’est pas très malin de parler en eyldarin en public.
— Bah, il n’y a pas grand-monde sur ce pont, à cette heure, et j’ai aussi un petit truc qui fait que les Suédois seront persuadés que nous sommes finlandaises et vice-versa.
— Il me semble qu’il y a une quantité non négligeable de Suédois qui parlent le finlandais.
— Finlandais et norvégien, en ce cas ?
— Ça me va, répondit Florianne, en essayant de ne pas rire.
Elles burent une gorgée en silence. Galadril fit une grimace effroyable, qui atomisa définitivement chez Florianne toute tentative de rester sérieuse. Elles rirent de concert, puis :
— Bon, l’Arbre-monde n’est donc pas mort ? demanda Galadril.
— Visiblement pas. Et il semble que ses effets commencent à se faire sentir. Est-ce que tu as une idée…
— Pas du tout, répondit-elle avec une moue d’impuissance. « De mon temps » – les guillemets se sentaient dans son intonation – c’était une structure sacrée, le domaine des dieux. Personne n’y touchait, personne ne l’étudiait. Et puis je suis partie…
— Donc tu ne sais rien, lâcha Florianne, dépitée.
— Je n’ai pas dit ça.
Elle sortit de sa veste une clé USB représentant un panda. Florianne s’en saisit, l’air dubitatif autant pour le contenant que le contenu.
— Désolé, c’est tout ce que j’ai pu trouver avec la bonne capacité. J’ajoute d’ailleurs que j’ai eu un mal de chien à convertir ces documents à un format compatible avec les systèmes terriens.
— Qu’est-ce donc ?
— Une carte des différentes « racines » de l’Arbre-monde, telles qu’elles étaient connues avant l’Exil. Plus quelques chroniques religieuses qui pourraient t’intéresser.
— Des chroniques religieuses ? Je croyais qu’on n’en avait jamais eue.
— C’est plus compliqué que cela, répondit Galadril avec une grimace qui signifiait exactement cela. Ça fait partie des choses dont on n’aime pas parler.
— Lorenui, hein ? Tu sais qu’on est tombé sur un de ses agents. C’est elle qui a condamné les vieux souterrains sous Cracovie.
— Oui. Tu as de la chance, tu es tombée sur la faction qui respecte encore à peu près mon autorité et qui sait que je risque de froncer un sourcil si on me flingue une élève, qui plus est une Dame d’Arcane.
— Il y en a d’autres ?
— Une partie de l’organisation échappe à mon contrôle, hélas. Une partie qui n’hésiterait pas à organiser un échange nucléaire s’ils pensaient arriver à définitivement enterrer certains sites.
— Charmant.
— Les joies de la fonction, ma belle : soit tu deviens folle à force de tout gérer toi-même, soit tu délègues et le temps que tu tournes la tête, ton organisation s’entre-déchire pour des questions de ponctuation ou de fournitures de bureau.
— Ça m’apprendra à signer sans lire les petits caractères.
Galadril éclata de rire.
— J’allais le dire.
Kiev, Ukraine, 26 juillet 2015
Ikarus connecta sa machine au réseau sans fil du restaurant de l’autre côté de la place. Elle avait activé toutes les contre-mesures qu’elle connaissait, plus deux ou trois protocoles expérimental et, pour faire bonne mesure, une médaille pieuse à l’effigie de Saint Ignace, patron d’Internet. La jeune femme n’était pas vraiment croyante, mais on ne sait jamais.
Elle avait ouvert un bouquin sur ses genoux pour parfaire sa couverture d’étudiante en pleines révisions ; avec sa barrette rose dans les cheveux, ses grandes lunettes rondes, elle ressemblait à la foule des universitaires qui squattaient la place piétonne, été comme hiver. Prudente, elle avait coupé la musique dans ses écouteurs et troqué les sandales à la mode pour des chaussures plus adaptées à un départ précipité.
Le plus difficile pour elle était d’agir naturellement. Ce n’est pas de la paranoïa si quelqu’un essaye vraiment de te tuer, se répétait-elle. Deux des squats dans lesquels elle avait séjourné ces dernières semaines avait subi une descente de ce que la police appelait des « milices fascistes », qui avaient laissé sur le carreau une douzaine de morts, dont certains avaient été brièvement torturés. Même si elle n’était pour rien directement, elle ne doutait pas que ceux qui avaient fait ça en avaient après elle. Depuis, elle préférait dormir dans des lieux abandonnés, parfois dans des refuges de nuit. Elle avait de plus en plus de mal à trouver de quoi se vêtir ou un lieu pour se nettoyer et, s’il n’y avait pas eu l’aide providentielle du Club 1225, elle aurait probablement plus ressemblé à une sans-abri qu’à une étudiante.
Son environnement de travail se mit enfin en place ; un œil indiscret n’y aurait vu que la machine d’une post-adolescente moderne : un navigateur ouvert sur plusieurs réseaux sociaux, un traitement de texte avec un long document constellé de marques de révision, un client mail ; la routine. Ikarus avait une particularité : elle travaillait uniquement à la ligne de commande – et à l’aveugle. Les résultats s’affichaient dans une discrète fenêtre-bulle de notification.
Tout en faisant semblant de répondre à des messages privés, elle consulta d’abord le niveau de sécurité de sa connexion – jaune pâle, donc surveillé, mais pas intensément ; elle pouvait compter sur une dizaine de minutes de tranquillité. Du luxe.
Elle rappela ensuite le résultat de recherches qu’elle avait lancées il y a quelques jours ; elle utilisait des robots discrets, qui parcouraient les arcanes du réseau et recueillaient des informations selon des critères prédéfinis. Au vu des résultats, elle laissa échapper une moue déçue : la plupart de ses robots avaient été neutralisés par des contre-mesures diverses et seuls deux d’entre eux avaient pu terminer leur mission ; trois autres avaient réussi à livrer des résultats partiels.
Elle balança le tout dans un script d’analyse, qui cracha une série de données dans un autre script, lequel finit par afficher une image de chaton. Le chaton était très mignon, mais il n’existait pas ; il avait été généré par un algorithme qui traduisait les données en d’inoffensives images. Mais pour qui connaissait le code – c’est-à-dire Ikarus et elle seule – la lecture révélait quelque chose d’autre.
Soudain, l’icône jaune vira à l’orange, puis au rouge. D’autres alarmes apparurent et Ikarus réagit instantanément, lançant une commande qui désactiva quasi-instantanément le système d’exploitation de la machine. Elle rangea son ordinateur et referma son livre, tout utilisant son téléphone éteint pour confirmer à une personne imaginaire qu’elle partait tout de suite pour la salle de cours. Avec un peu de chance, ses poursuivants se laisseraient prendre à sa petite ruse ; quelques minutes de gagnées, ça aide toujours.
Tampere, 28 juillet 2015
— Rage, tu peux me traduire ça, s’il te plaît ?
Florianne lui tendit son téléphone portable, ouvert sur la messagerie sécurisée qu’utilisaient les membres du Club 1225.
— Oulah !
Le texte était écrit dans un anglais hésitant et surtout truffé de jargonismes provenant en droite ligne du milieu hacker.
— Maaaaatt !
— Kwa ?
— Mate un peu ça !
— Tu t’y connais en réseaux informatiques ? demanda Florianne.
— J’en ai fait un peu, avant que ce soit la mode.
— Tu veux dire, quand ça impliquait des fers à souder et des relais téléphoniques ? ricana Rage.
— Quelque chose comme ça, ouais. Pfou !… Attends, c’est du lourd, ça. Tu es sûr que c’est pas codé en ROT13 ?
— En quoi ?
— Laisse tomber. Hm… OK, si je comprends bien, on dirait que ce Ikarus a découvert quelque chose qui ressemble fort à un agent informatique autonome vachement balaise et qui viserait… oh, vache !
— Quoi ?
— Ils en ont après nous. Enfin, surtout après vous, les Elfes de l’Espace.
— Attends, tu dis qu’il y a quelqu’un qui surveillerait les activités des stellaires sur Terre, via Internet ?
— En gros, c’est ça. Et c’est basé aux US, mais il est à peu près sûr que ce n’est pas le gouvernement ricain.
— Elle.
— Pardon ?
— Ikarus, c’est « elle ».
Cape Town, Afrique du Sud, 28 juillet 2015
— C’est ton téléphone, grogna Zach.
Arinjaël grommela des malédictions mal articulées et attrapa l’appareil sur la table de nuit. Elle marmonna un « Allo ? » extrêmement peu convaincant, auquel répondit le silence. Un regard noir plus tard, elle en conclut que ce n’était pas ce téléphone-ci qui sonnait.
Elle se résolut à quitter le lit. L’appartement était noyé dans l’obscurité et dans la fraîcheur de l’hiver austral ; elle frissonna – plus par réflexe que par froid. Arrivée dans le bureau, elle passa la main sur son bracelet en argent et s’effondra dans le fauteuil ; elle le regretta instantanément : le faux cuir était glacial.
— Yiiiiiich…
— Lensil à toi aussi, Rina.
— Maën ? elle chuchotait, le micro de son collier étant suffisamment sensible pour capter sa voix.
— Comment va l’Afrique ?
— Fraîchement, ces jours. Mais tu ne m’appelles pas au milieu de la nuit pour prendre des nouvelles de la météo.
— Non. Nous avons un gros problème de sécurité. Je t’ai envoyé les détails par notre réseau, mais en bref, il y a un agent inconnu qui traque nos agissements.
— « Nos agissements », tu veux dire à nous, stellaires ?
— Exactement. Si j’étais paranoïaque, je dirais que c’est en relation avec les quelques disparitions de ces dernières années. Soit il y a une faction qui essaye de nous faire un enfant dans le dos – comme ils disent par ici – soit…
— … soit des Terriens qui nous surveillent.
— Voilà.
— Je craignais ce genre de chose et j’ai déjà quelques idées. Laisse-moi quelques heures, je vais bricoler un plan d’action.
— Merci.
Elle coupa la communication et alluma son ordinateur ; le froid extérieur ne la dérangeait plus, mais une partie de ses entrailles lui faisait l’effet d’être une boule de glace.
***
Le soleil se levait paresseusement sur l’océan. Elle s’étira sur sa chaise ; elle aurait bien soulagé sa tension dans les bras de Zach, mais il était déjà parti une heure plus tôt. Et puis elle avait une communication à passer.
Maën prit son temps avant de répondre ; sa voix était endormie et Arinjaël savoura cette petite vengeance.
— Je t’ai envoyé un plan d’action. Pour faire court, je préconise de ne rien faire pour le moment, mais de progressivement passer toutes nos communications « terriennes » par des canaux dotés d’un chiffrage solide. Dans le même temps, il faudrait progressivement empoisonner la source.
— Quoi ?
— Mettre en place quelque chose ou quelqu’un qui envoie des informations fausses, mais crédibles, de façon à ce que notre activité reste constante, mais que les informations soient de moins en moins fiables. Si c’est un algorithme, il est possible que nos adversaires finissent par le déconsidérer.
— Et si ce n’est pas un algorithme ?
— Une intelligence artificielle, tu veux dire ? Tu devrais arrêter de lire de la science-fiction, Maën.
— Et toi tu devrais prêter plus attention aux technologies terriennes : il existe des processus qui s’approchent de…
— OK, je vois. Bon, c’est pas impossible, mais j’ai de gros doutes. Il nous faudrait plus d’informations sur cet agent. Tu crois que tu peux obtenir ça ?
— Je vais demander. Je te recontacte dès que j’en sais plus.
— Prends soin de toi, Maën.
— Toi aussi.
Baltimore, USA, 30 juillet 2015
Loyola regarda les derniers rapports des analystes qui travaillaient sur Mazda. Il fronça les sourcils et se gratta furieusement la barbe. C’était le genre de signal subtil qui était presque impossible à traiter correctement, mais le changement d’activité chez les sujets surveillés était – en théorie – révélateur d’une fuite. Ou, à tout le moins, de soupçons.
Il étala sur son grand bureau les divers rapports qu’il avait reçus récemment – reçus et imprimés, car pour une raison qu’il ne s’expliquait pas, malgré son expertise dans le domaine de l’informatique et de l’intelligence artificielle, son cerveau travaillait plus facilement avec des textes imprimés plutôt que sur écran.
Après de longues minutes à classer, écarter, compulser et annoter les feuillets, Loyola se redressa. Le rapport de Raspoutine sur ce – pardon, cette – Ikarus, pirate informatique ukrainienne, lui sauta aux yeux. Il fit la corrélation avec des logs de surveillance de Mazda et, là encore, un fin réseau d’alertes subtiles, qui auraient pu passer pour des accidents dus au hasard, dessinait dans son esprit un schéma inquiétant.
Ikarus était en train d’enquêter sur le Réseau Mazda – et elle devait se méfier de quelque chose, au vu des précautions prises. Pire : Ikarus était en cheville avec les stellaires, peut-être une stellaire lui-même.
Il regarda l’heure : près de minuit. Il hésita un bref instant et appela le bureau du docteur.
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