Unborn-Oracle.net, « En tournée avec des stellaires », partie 11
On me l’a beaucoup demandé, voici le chapitre que vous attendez tous : la vie sexuelle des stellaires.
Le mois passé, je vous avais parlé de leurs habitudes alimentaires. Le sexe, c’est à peu près pareil : de tout, un peu n’importe quand, un peu n’importe comment. Tout le monde couche avec tout le monde, à l’unité ou en grappe.
Arel et Sally sont mariés, mais ça ne les empêche pas d’aller voir ailleurs ; Florianne et Kelvin sont aussi en couple, mais en général, si vous les cherchez le soir, vous avez plus de chances de les trouver les quatre dans le même lit. Le plus difficile, c’est de trouver un lit assez grand.
De ce que j’ai compris, les relations sexuelles, c’est un peu la base des relations sociales. Ça implique deux choses : une certaine confiance dans le partenaire et une notion d’égalité, symbolisée par l’absence de fringues. Les scènes de porno où les filles gardent leurs chaussures les font beaucoup rire.
Lindau, Bavière, 27 juin 2015
Edan dut reconnaître que la vieille ville, posée sur une île du Bodensee, avait une certaine classe. Façades en pierres peintes, ruelles pavées, enseignes calligraphiées et vue sur un lac plutôt élégant, qui lui rappelait celui au bord duquel il avait temporairement élu domicile. Installé à une terrasse sur la Bismarckplatz, il profitait de la bière locale. Enfin, « profitait » était un bien grand mot : sans assaisonnement ni accompagnement, le liquide était plutôt fadasse à son goût. Au moins, c’était rafraîchissant.
Tout occupé à « faire le touriste », comme disaient les autochtones, il ne remarqua pas tout de suite celui qui vint s’asseoir à sa table. Un instant, il aurait pu le prendre pour un traîne-savate local, avec un accoutrement bariolé à la gloire d’une équipe de sport locale – et de tous ses parrains commerciaux.
Avec deux gestes, Kelvin commanda une bière pour lui aussi et posa ce qui ressemblait à un téléphone portable sur la table et jeta un regard amusé à son vis-à-vis :
— Salut « Ethan ». Merci d’être venu.
L’écran du téléphone afficha un symbole vert, qu’Edan avait finit par reconnaître comme étant positif. Il supposa qu’il s’agissait d’une sorte de brouilleur, car, après que le serveur lui ait apporté son énorme récipient en verre épais, Kelvin continua à voix basse, mais en eyldarin :
— C’est bon, on peut parler normalement.
— Avant toute chose, tu sais que ton père m’a assigné une « ombre » ?
— Je m’en doute. Si ça peut te rassurer, il fait ça pour tous ceux qui viennent ici pour la première fois. Dans dix ou vingt ans…
Edan lâcha un grognement théâtral et Kelvin eut un petit rire de connivence. Il continua :
— Tu as pu passer mon message ?…
— J’ai pu. Je te fais grâce des hurlements et des insultes diverses, c’est non.
— Je m’en doutais, soupira-t-il.
— Que veux-tu : le patriarche du clan Gilsendë n’est pas quelqu’un de très patient et ma très chère sœur tient de lui. Elle ne va pas laisser sa fille – et je paraphrase à peine – se laisser entraîner dans une mésalliance avec un bâtard du clan Salion.
— Oh, pas de remarques sur mon hérédité humaine, cette fois-ci ?
— Il y a du progrès. Dans dix ou vingt lieni…
Kelvin rit franchement et but une gorgée. Edan le regarda un moment, fasciné par sa carrure et ses traits si peu communs. Il pouvait bien comprendre que Dairil ait pu craquer pour ce spécimen…
— Je suppose que tu ne renonceras pas à ton idée.
— Tu supposes bien ; si Dairil est d’accord, bien entendu.
— Soit. Il ne me reste plus qu’à espérer mon cher oncle ait renoncé à son habitude d’abattre les porteurs de mauvaises nouvelles…
Région de Fischen, Alpes bavaroises, 29 juin 2015
La pause était bienvenue. Deux mois de tournée ininterrompue, ponctuée par des agressions et divers soucis techniques, avaient laissé des traces dans les organismes.
Perchée sur une grosse pierre ronde, Florianne regarda la partie de football improvisée qui se déroulait dans l’herbe de la petite terrasse devant le chalet. L’endroit était isolé ; il appartenait à Aethar et Wedir, depuis une époque où les indigènes voyaient d’un très mauvais œil les couples du même sexe. Aujourd’hui, ils n’étaient considérés que d’un œil moyennement mauvais – ce qui, philosopha-t-elle, était une amélioration.
Il va falloir encore quelques générations, au moins…
La chaleur avait été étouffante pendant la journée et, alors que le soleil se couchait derrière les montagnes voisines, la pierre lui restituait une partie de sa chaleur via la plante de ses pieds. Florianne ferma les yeux, s’abandonnant à la sensation, et laissa son esprit voyager.
Elle bascula dans un mode de perception qui lui permit de visualiser mentalement les nombreuses lignes de force qui se matérialisaient : des lignes de pensée, des lignes d’idées, des lignes de concept. Invisibles à l’observation, sinon pour celles et ceux qui y avaient consacré un entraînement psychique massif – ou peut-être pour celles et ceux qui étudiaient les cultures, les langues ou les tendances. Non loin de là où elle se tenait, elle ressentit comme une cicatrice psychique ; la région avait abrité un camp de concentration, pendant la Seconde Guerre mondiale.
Elle frissonna en contemplant les persistances négatives autour de la marque, toujours présentes après presque un demi-lien. Il y avait tant à faire pour amener la planète sur la voie de sa propre acceptation. Serait-elle seulement prête à accueillir toute une civilisation extra-terrestre – voire plusieurs – si elle ne parvenait pas à reconnaître l’humanité chez l’autre ?
À commencer par la moitié féminine de la population, pensa-t-elle, en se rappelant de certaines conversations avec Sally.
Dame d’Arcanes.
Sa charge pouvait parfois la tétaniser, mais elle ne pouvait nier qu’elle l’avait aussi transformée. Probablement améliorée, avec un peu de chance. Elle se demanda si elle aussi pouvait transformer ceux qu’elle touchait. Et si c’était vraiment une bonne idée.
Tout à ses pensées, elle ne perçut la présence de Kelvin que lorsque ses lèvres touchèrent son épaule. Elle tourna la tête et l’embrassa longuement ; il se tint derrière elle, passant ses bras autour de sa taille. L’effort l’avait mis en sueur, mais par cette chaleur, personne n’était vraiment sec ; elle laissa sa transpiration traverser la fine étoffe de sa chemise.
— J’ai parlé avec Max, hier soir.
— J’ai vu ça, oui, rit-elle. La salle de bain avait encore des traces de votre « conversation ».
— Non, après. Sur l’oreiller, si tu préfères. Enfin bref, ses supérieurs lui mettent la pression et je doute qu’on passe Noël sur Terre, cette année.
— On pourrait feinter…
— Oui et non, il y a trop de politique là-derrière. Ton clan veut que tu rentres et il est prêt à envoyer un commando pour cela, si nécessaire. Et puis…
— Et puis quoi ?
Kelvin lui ouvrit son esprit.
***
Après le match de foot, Sally avait retiré ses vêtements pour piquer une tête dans la piscine, Arel répétait une des nouvelles compositions dans le salon. Max et Matt étaient rentrés préparer le repas du soir ; Rage commençait à les surnommer « les M&Ms », tant les deux s’étaient trouvés en matière de contre-culture – Max était de la génération précédente – et de violence ludique.
Du coup, Rage avait la terrasse pour lui tout seul. C’était l’endroit idéal pour capter le réseau tout en profitant de l’ombre et de l’air frais.
Machinalement, il chercha des yeux Florianne ; il ne l’avait pas vu de l’après-midi. La dernière fois, elle était partie, probablement pour aller sur un petit surplomb rocheux non loin qu’elle affectionnait particulièrement. Mais sur la pierre, il ne vit que Kelvin, qui regardait au loin, les yeux comme perdus dans les crêtes voisines. Il finit par repérer la présence mentale de son mentor et la vit entrer dans la villa par une porte latérale, mais il y avait quelque chose de bizarre dans son contact.
Il entra à sa suite et la rattrapa dans le couloir qui menait à la grande chambre principale :
— Flo, ça… ça ne va pas ?
Elle se retourna. Il y avait des larmes sur son visage, mais au milieu des larmes, il y avait un grand sourire. Elle l’enlaça un moment, à sa façon mi-maternelle, mi-sensuelle.
— Si. Oh si, ça va très bien. C’est Kelvin. Il…
Elle renifla un grand coup et s’essuya les yeux avec sa chemise, cherchant ses mots.
— Il veut m’épouser.
— Quoi ? Je croyais que ton peuple ne faisait pas de mariage ?
— Enfin, en quelque sorte… Oui, le mariage, c’est un truc passé de mode, mais il existe une cérémonie. C’est quelque chose comme… un sacrement. Mais pas religieux. Surtout, c’est plus que cela : le clan Salion… veut m’adopter.
— T’adopter ?
— C’est compliqué… Mon clan ne veut pas que je reste sur Terre. Ni avec Kelvin, mais ils n’en peuvent rien. Par contre, si le clan Salion – le clan de Kelvin et d’Arel – m’adopte, alors…
— Mais c’est génial ! Putain, il faut annoncer ça à–
Elle le reprit dans ses bras, autant pour le calmer lui que pour se calmer elle ; Rage pouvait ressentir ses tremblements. Physiques et psychiques.
**Calme-toi, Rajiv. Kelvin et moi annoncerons ça ce soir.**
Le jeune humain respira profondément. Il lui faudrait attendre. Ce serait dur. Mais il pouvait le faire.
***
— Tiens, pourquoi tu souris comme ça, comme un imbécile heureux ? demanda Matt.
— Parce que je suis un imbécile heureux.
— Ça se tient.
***
Ce soir-là, il y eut beaucoup d’alcool. Ce n’était pas son anniversaire, mais Rage voulut bien faire une exception.
Banlieue de Moscou, Russie, 30 juin 2015
Kolia rentra dans le gros immeuble de bureau, un monstre de béton de douze étages construit à l’époque soviétique pour abriter une administration disparue depuis. Il passa sa carte d’accès devant la guérite du gardien, qui l’accueillit d’un vague sourire et d’un hochement de casquette ; le discret lecteur optique avait rendu un verdict positif et la porte d’ouvrit avec un claquement sonore.
Premier étage. Cafétéria. Café et beignet.
Troisième étage. Bureau.
Kolia posa sans ménagement son sac à dos informe à côté du clavier et entra machinalement son mot de passe : trente caractères minimum, des majuscules, des chiffres et des signes de ponctuation ; selon la blague habituelle, la semaine prochaine, il faudra aussi des caractères en amharique et en coréen.
Le temps qu’il sorte son propre laptop de sa housse rembourrée, le système s’éveilla ; les logiciels habituels démarrèrent avec leur lenteur habituelle et une notification d’urgence apparut sur la messagerie.
Ah, un nouvel objectif. Kolia jeta un œil blasé et eut un instant de surprise. Un groupe de métal ? Sérieux ?
Il haussa les épaules ; troller ça ou autre chose, il était payé pareil.
Unborn-Oracle.net, 1ᵉʳ juillet 2015
Ici Sally. La grande nouvelle, c’est qu’on sera à Wacken cette année. Ouais, ce Wacken-là. Le W:O:A en personne. Je vous dis même pas comment on est fiers !
Bon, on est parmi les premiers groupes, sur une scène annexe et c’est pour un remplacement. En même temps, on aurait du mal à aligner une heure de musique, même avec les nouveaux morceaux sur lesquels on travaille. Pause, certes, mais studieuse.
Et puis on a des trucs à régler, encore. Le défaut de se balader avec du matos expérimental, c’est que ça a une sale tendance à exploser en vol – comme certains d’entre vous ont dû s’en rendre compte.
Dans l’intervalle, ce mois de juillet, on a prévu des dates en Autriche, en Slovénie, en Hongrie et en Pologne ; si on a un peu de temps, on aimerait bien aussi passer en Scandinavie, mais ça risque d’être serré.
Région de Fischen, Alpes bavaroises, 3 juilet 2015
Profitant de la fraîcheur de la nuit, le groupe était en train de répéter dans le salon ; quelques nouveaux morceaux – ceux qui avaient un passé un processus de sélection drastique où, à sa grande fierté, Rage avait eu son mot à dire – et des anciens retravaillés. Leur set atteignait maintenant une heure – un peu plus avec un ou deux morceaux de Salamander en rappel.
Matt et Max martyrisaient la console de jeu en se hurlant des insanités, après avoir passé la soirée à charger le van ; Unborn Oracle reprenait la route demain.
Rage, lui, pestait. Depuis trois jours, il assistait à une montée en puissance de bad buzz. Techniquement, ça avait commencé quand Sally, encore un peu chiffonnée de la fête de la veille, avait eu maille à partir avec un commentaire salace. À première vue, le commentateur en question avait rameuté des potes masculinistes et depuis, le bordel ne faisait que croître et empirer.
Dernier avatar en date : son propre blog, Rage Against the Metal, subissait une attaque de déni de service dans les règles de l’art. Rage avait passé une partie de la soirée à discuter avec son hébergeur des mesures à prendre et à mettre en place, à tout hasard, deux sites « miroirs » sur des hébergeurs gratuits. Ce serait moche et blindé de pubs, mais c’était à peu près impossible à faire tomber, à moins de s’être fâché avec l’armée chinoise.
Parallèlement, il avait lancé quelques coups de sonde en direction de ses camarades du Club 1225. Parmi ces derniers, il y en avait quelques-uns qui bricolaient dans l’activisme en ligne et qui touchaient leur bille dans ce domaine.
Fragment > Jai regardé tes logs.
Rage > OK. Tu as trouvé des trucs ?
Fragment > Ptêtben. C pas du GG de base. Plus organisé.
Rage > GG ?
Fragment > GamerGate. Google si tu veu, mais prévois un sakavomi. 🙂
Rage > Ah, OK. Non, c’est bon, je vois l’engeance.
Fragment > Si jdevais parier, jdirais que ta les Russes sur le dos.
Rage > Bugger.
Fragment > Comme tu dis.
18