Luotsihoteli, Oulu, Finlande, 25 février 2015

Une nouvelle poignée de sauge sur les braises et l’odeur fraîche remplit le sauna, couvrant temporairement la transpiration et générant quelques grognements fatigués parmi les occupants.

Huit extra-terrestres dans un sauna finlandais, ayant abandonné leurs tenues habituelles de Terriens ainsi que leur Masque, le camouflage holographique qui cachait aux yeux des curieux leurs petites particularités physiques. Oh, rien de bien exotique, mais même après le succès de certaines trilogies cinématographiques, les gens avaient encore tendance à tiquer face à des oreilles en pointe.

Les retrouvailles avaient eu leur lot d’engueulades et de sexe, comme d’habitude. Les huit ne se voyaient pas très souvent et avaient leurs différences de point de vue, mais les débats n’empêchaient pas les ébats. À vrai dire, avec eux, pas grand-chose n’empêchait ce genre de jeux – et une fois les désirs assouvis, on pouvait alors aborder de façon apaisée les choses sérieuses. En théorie.

— Bon, si tu nous expliquais pourquoi tu nous as demandé de venir dans ce trou glacé ? J’étais bien à Rio, moi !

Dairil, alias Dora Palanquera, propriétaire d’une agence de mannequins, cheveux châtains et peau cuivrée, était affalée dans le bras de Ruindel – Randall Espen, publicitaire à Sidney – au physique athlétique et aux grandes boucles noires. Ce dernier passa un doigt sur le front en sueur de sa compagne et lâcha un ironique :

— Moyennement glacé…

Il encaissa un coup de coude joueur dans le flanc, comme paiement de sa vanne. Il y eut quelques rires.

Cediar Salion Maënilvya – Cedric Salling pour l’administration canadienne et pour l’Université de Genève où il enseignait, Maën pour les intimes – se rassit et but une gorgée de thé, puis lissa ses longs cheveux blonds en arrière. Sans aller jusqu’à dire qu’il était le chef du petit groupe, il était souvent à l’origine de leurs initiatives.

— Nous avons un problème.

— Un seul ?

Edan Gilsendë, représentant d’un des clans dirigeants de leur monde d’origine, eut un sourire sarcastique. Lui n’avait pas encore d’identité locale, il était ici en visiteur mais, entre ses cheveux très clairs et sa peau pâle, il aurait tout aussi bien pu venir d’un des villages finlandais voisins.

— Un nouveau, disons. Un problème plus global que nos habituels soucis avec les agences gouvernementales ou ceux d’entre nous qui importent des produits siyansk.

Son regard plongea vers celui de Sayrin, qui été allongée lascivement derrière lui et tentait de lui chatouiller le dos avec le bout de sa natte brune. Les produits en question étaient passés par un entrepôt dans la banlieue de Los Angeles appartenant à une certaine Sarah el-Lassi, basée à Beyrouth et aux Bahamas. Ils provenaient de mondes habités par des créatures reptiliennes qui n’avaient pas exactement la même biologie qu’eux, et au contact de la pollution atmosphérique locale, ils s’étaient avéré être des organismes sulfurovores qui avaient commencé à se multiplier hors de tout contrôle. Au final, tout le pâté de maisons avait dû être incendié, heureusement sans faire de victimes.

— Je ne vois pas du tout de quoi tu veux parler et, de toute façon, ce n’était pas ma faute.

— Disons que les Terriens ne semblent pas avoir besoin de nous pour s’auto-détruire, ricana Maën. Si ça continue ainsi, ils auront complètement ravagé leurs écosystèmes avant d’avoir pu développer le voyage interstellaire.

— Et alors ? lâcha Edan. On demande au clan Maygran de terraformer la planète. Problème réglé.

Edan et, de façon plus générale, le clan Gilsendë étaient d’avis que les Terriens étaient bien trop bizarres, bien trop remuants pour être intégrés à la culture stellaire. Les huit représentaient les derniers des douze clans qui, au cours des millénaires passés, avaient gardé une présence sur Terre. Officiellement, une mission de surveillance, mais pas que. Autant dire que ce n’était pas un avis très populaire et la proposition fut accueillie par un concert de désapprobation et une réponse cinglante de Maën :

— Oh, arrête avec tes solutions radicales ! Si j’étais méchant, je dirais que tu n’aimes pas les Terriens, mais que tu réagis comme eux.

La boutade fit rire les huit, Edan compris. Maën reprit :

— Nous avons quitté Erdorin il y a longtemps, d’accord. La planète a évolué dans un sens qui nous paraît absurde, je veux bien l’admettre. Ses habitants sont vénaux comme des Siyani, agressifs comme des Karlan, ont des idées politiques encore plus stupides que les mondes les plus libertaires de la Frontière et, de façon générale, se comportent comme des étudiants d’université – avec autant de sexe, mais la culpabilité en sus. Mais c’est notre planète-mère ! Nous y sommes attachés depuis toujours. Tu crois vraiment que c’est un hasard si nos six Mondes Premiers ont à peu près la même taille, la même vitesse de rotation, la même durée d’année solaire ? Et je suis prêt à parier qu’un des premiers endroits qu’ont visité nos ancêtres, une fois les moteurs hyperluminiques mis au point, ce fut ici. J’ai lu des chroniques qui parlaient de la vie sur Erdorin il y a plus de neuf mille ans.

— Moui, admettons. Mais il serait peut-être temps d’arrêter la nostalgie et de passer à autre chose, non ? Essayé, pas pu… À la limite, on ramasse quelques habitants, comme tu as si bien su le faire il y a trois siècles, et on rentre chez nous.

Edan faisait allusion à une des frasques du clan Salion – plus particulièrement de Maën lui-même, qui avait utilisé des vaisseaux de transports militaires, alors qu’il avait précisément la charge de la défense de leurs mondes, pour déplacer près d’un million de Terriens, principalement des peuples aborigènes américains et australiens. L’initiative avait fait un certain bruit et lui avait coûté sa place au sein du conseil dirigeant leur nation.

Alors que Maën se préparait à une réponse cinglante et, très probablement, blessante, Arinjaël – connue à Johannesburg sous le nom de Rina Rinkalazi, tour-opérateur – enlaça Edan, sa peau brune offrant un contraste saisissant avec le teint pâle. Les deux avaient souvent des points communs, surtout quand il s’agissait de contrer les idées de Maën, mais pas dans ce cas.

— Tsk, Edan. Ne te fais pas plus méchant que tu ne l’es !

— Je suis réaliste, Rina : les Terriens ont déjà failli s’anéantir avec leurs armes nucléaires ; ils en ont d’ailleurs toujours assez pour le faire au moins trois fois. Et comme le dit Maën, ils ne semblent pas avoir la moindre idée de comment gérer leur écosphère. Leurs industries empoisonnent le monde et ils s’en foutent.

— Alors…

— Oui, je connais ton idée de tutelle militaire et laisse-moi te dire qu’ils ne l’accepteront jamais. Autant essayer de contrôler un monde de la Frontière : eux au moins n’ont pas un genre culturel entier dédié à l’extermination de menaces extra-planétaires.

Rina haussa les épaules, mais elle pouvait très bien imaginer les ambassadeurs de son peuple, arrivant dans des navettes lenticulaires en annonçant « nous venons en paix », pour être accueillis par des missiles nucléaires et des avions de chasse pilotés par le président des États-Unis en personne.

Aethar et Wedir sortirent de leur silence pour dire, presque en même temps :

— Si je peux me permettre…

Arthur Wahlen et Walter Messmann étaient connus à Berlin pour leur réseau de restaurants et de boîtes de nuit branchés et même sous leurs identités d’emprunt, les deux amants avaient une apparence similaire, avec des traits doux, un teint mat et des cheveux bruns frisés, ainsi qu’un petit côté fusionnel qui, transparaissait régulièrement ainsi. Un éclat de rire plus tard, Aethar reprit :

— Il y a d’autres méthodes. Nous ne sommes pas ici en avant-garde militaire et nous avons développé des réseaux, de l’influence, des ressources.

— C’est là où je voulais en venir, dit Maën.

— La Communauté ne va pas aimer ça, dit Edan. Les règles sont claires, en ce qui concerne les mondes à la technologie pré-stellaire : observation, non-intervention. Déjà qu’ils ne voient pas d’un très bon œil notre présence et… (regard appuyé vers Maën) certaines de nos initiatives, vouloir influencer le développement de ce monde ne va pas être bien vu du tout par nos alliés.

Maën eut un geste de dédain. La Communauté, alliance de nations stellaires dont leurs mondes d’origine faisaient partie, n’était pas très bien vue. Ils en faisaient partie, mais avec un statut particulier. Maën s’amusait du fait que cette situation était étrangement similaire avec celle qui régissait les rapports entre sa patrie terrienne d’adoption, la Suisse, et l’Union européenne voisine.

— Règles claires, c’est vite dit ! Ce n’est pas comme si on tombait tous les ans sur une civilisation pré-stellaire et, lorsque c’est le cas, le Service d’exploration trouve toujours de très bonnes raisons pour ne pas suivre ses propres mots d’ordre. Au pire, il suffira de leur proposer un protocole administratif bien carré et leurs instincts bureaucratiques devraient être satisfaits. De toute manière, je refuse d’abandonner Erdorin à son sort et je pense que pas mal de monde chez nous ne serait pas non plus d’accord de laisser mourir la planète-mère. Je pense aussi que l’idée d’une annexion pure et simple – ou même d’une tutelle – est bien trop coûteuse pour être réalisable, mais il ne faut pas se leurrer : tôt ou tard, les Terriens vont s’apercevoir qu’il y a trois cents milliards de personnes qui les attendent, à quelques années-lumière de leur monde. Et il va falloir préparer ça.

— Hmm. Qui te dit qu’ils ne le savent pas déjà ?

***

Le gros véhicule tout-terrain à la peinture grise et blanche s’arrêta à la lisière de la forêt. Dans l’après-midi arctique, en ce mois de février, la pénombre régnait déjà et les parkas camouflées des quatre passagers qui en descendirent finissaient de confondre l’équipage avec le décor.

Le sauna était à quelques centaines de mètres de l’hôtel, au bord du lac gelé. La situation était parfaite et une fois montés, les deux lance-missiles toussèrent à l’unisson. Le premier projectile fracassa la fenêtre, le second ricocha brièvement sur le toit, mais tous deux explosèrent dans une débauche de flammes. Le bâtiment de rondins s’éparpilla avec beaucoup d’enthousiasme, projetant une volée de débris incandescents dans la neige et sur les eaux calmes du lac.

Le troisième tireur arrosa ce qui restait de la cabane avec une grosse mitrailleuse d’appui, tandis que le quatrième surveillait la scène au travers de la lunette d’un fusil de précision, à l’affut de tout signe de vie. Ils restèrent quelques minutes à regarder les flammes ravager les poutres, puis, satisfaits par l’absence de mouvements, rembarquèrent à bord du véhicule et quittèrent les lieux par le chemin forestier qui les y avait amené.

***

Arinjaël sortit la tête de l’eau, derrière une poutre qui grésillait encore. Ses talents psychiques avaient perçu la menace juste au moment où les lance-missiles avaient été prêts à tirer. Elle avait tout juste eu le temps de lancer une impulsion mentale – techniquement, un ordre militaire ; l’avantage d’une formation de combattante – pour que tout le monde sorte côté lac et plonge avant que les premières charges incendiaires n’explosent. Beaucoup chez les peuples stellaires maîtrisaient quelques pouvoirs de ce genre – comme, par exemple, de pouvoir tenir plusieurs minutes dans l’eau glacée, sans respirer – mais rares étaient ceux qui avaient réussi à en faire une sorte de réflexe.

Elle regarda les tireurs qui s’en allaient. Elle considéra un bref instant d’en attraper un, mais même son entraînement ne pouvait pas faire grand-chose face à des armes à distance. Surtout avec son actuel équipement. Ou absence d’icelui.

Elle se contenta de faire un geste sous la surface. Les sept autres remontèrent à l’air libre.

— Je crois qu’ils savent, dit Edan.

***

Huit personnes complètement nues croisèrent les secours de l’hôtel, qui amenaient de dérisoires extincteurs pour éteindre le pavillon en flammes. Nonobstant le froid, les huit – qui avaient réactivé leurs Masques et repris ainsi une apparence plus aux normes de la planète – avaient l’air de rentrer d’une promenade naturiste en forêt. Le personnel de l’hôtel se dépêcha de leur fournir peignoirs et boissons chaudes, tout autant pour combattre un début d’hypothermie que pour tenter de préserver un semblant de dignité à l’établissement.

Ce dernier point fut définitivement démoli par l’arrivée de la police d’Oulu, la ville voisine. La théorie dominante au sein des forces de l’ordre impliquait une réunion de la Mafia russe et un règlement de comptes. Comme les huit avaient en commun d’avoir fréquenté – du moins sur le papier – l’université de Moscou il y a trente ans, les explications furent un peu embarrassées.

Helsinki, Finlande, 26 février 2015

Maën arriva enfin à son appartement. Ce n’était pas vraiment son appartement, plutôt celui de son clan, mais ce soir, c’était son appartement. Diplomate de formation, c’était quelqu’un de plutôt social, mais après deux jours avec ses congénères – ainsi que les négociations avec la police et les gestionnaires de l’hôtel – il était content de se retrouver seul.

— Lensil, Maën.

— Aaaah !

La silhouette dans le canapé était indéniablement féminine, avec une cascade de cheveux châtains clairs. Maën avait immédiatement reconnu la voix. Ce qui était une bonne chose, parce qu’avec la surprise, il avait failli sauter de côté et, selon toute vraisemblance, se fracasser la tête contre la penderie.

— Galad…

— Appelle-moi Gilthaniel ou… Gillian, pour faire plus terrien.

— J’ai failli te tuer !

— Avec quoi ? Je sais très bien que tu n’es pas armé. Et que tu ne sais d’ailleurs pas te servir d’une arme ; tu es probablement le pire escrimeur que je connaisse.

— J’admets. Tu as failli me tuer. C’est mieux ?

Galadril reposa le livre qu’elle était en train de lire. Maën nota au passage que c’était un de ses propres ouvrages. Elle lui sourit :

— Dure journée ?

— Je suppose que tu es au courant…

Elle tapota le téléphone posé sur l’accoudoir du canapé.

— J’ai suivi. Les autres n’ont rien ?

— Dairil est repartie en râlant sur le thème de la neige et du froid et de « pays de merde », Arinjaël a envie de tuer quelqu’un, pour le principe et Edan pense qu’on est tous cinglés, mais à part ça, ça va.

Il retira ses chaussures et le plus clair de ses vêtements avec un visible soulagement.

— Mais, au fait, tu es rentrée comment ? Tu n’es quand même pas passée à travers le mur ?

Galadril éclata de rire :

— Non, j’ai préféré demander gentiment à ta logeuse. Je crois qu’elle pense que je suis ta maîtresse, ou une courtisane ; je n’ai même pas eu besoin de l’appuyer mentalement. Comment tu appelles ça, déjà ? Ah oui : l’ingénierie sociale. Très efficace.

— Tu apprends vite.

— Tsk. Si jeune et déjà sarcastique !

Maën sourit ; il avait dépassé les cinq cents ans d’âge, Galadril… environ vingt fois plus. Il se dirigea vers la salle d’eau et resta un long moment sous la douche chaude – et sous le regard amusé de son invitée, qui finit par lui demander, alors qu’ils revenaient dans le salon :

— Et tu leur as parlé de l’idée des jeunes ?

— Vaguement. Je dois dire que je n’ai pas vraiment compris le plan de Florianne, non plus. Déjà que j’ai un peu de mal avec son concept de « réalité rembobinée »…

— Je t’avoue que moi non plus, mais l’Arbre-monde est une structure spéciale, unique.

— Si complexe que la grande Dame d’Arcanes ne la comprend pas ?

— Ne te moque pas de ta reine, vil serviteur !

Affectionnant un air régalien, Galadril se leva de son fauteuil pour le rejoindre sur le canapé. Elle se lova contre sa peau encore brûlante avant de continuer :

— Mais non, je ne la comprends pas. Pas entièrement, en tous cas. Je pense cependant que… Florianne a raison : soit l’Arbre-monde s’est réactivé, soit il se passe autre chose au niveau des Arcanes sur cette planète.

Maën nota brièvement l’hésitation sur le nom. Compréhensible, car ce n’était pas son nom de naissance, mais Florianne semblait insister particulièrement sur son prénom local. En même temps, elle avait le reste de son clan sur le dos pour pas mal de raisons – à commencer par ses accointances avec le clan Salion – ça devait lui faire des vacances.

— Ou les deux.

— Ou les deux. Mais cela signifie qu’en théorie, oui, ils pourraient influer…

— Changer le monde ?

— Changer le monde.

Maën prit la main de Galadril, lui embrassa les doigts.

— Et toi, qu’en penses-tu ?

— J’en pense que ta future fille adoptive est la Dame d’Arcanes d’Erdorin, désormais. C’est à elle de faire ses choix.

— Ce n’est pas ma question.

Elle l’embrassa et s’insinua sans malice dans son esprit :

**Oui, mais c’est ma réponse.**

Baltimore, USA, 26 février 2015

Dans son bureau de la Thorne & Associates, Charles Yan regarda le message qui venait de s’afficher sur son téléphone. Il soupira, ôta la batterie d’un geste rendu précis par une longue pratique, enleva la carte SIM et la jeta dans la broyeuse. Puis, il se leva et se prépara psychologiquement à aller annoncer la mauvaise nouvelle à son employeur.

Thi Ann était dans l’antichambre à s’occuper des fleurs. Son regard croisa celui de Yan, qui frissonna. Malgré ses huit années dans l’armée, puis en tant que contractant privé, il avait déjà croisé des regards de rescapés, mais celui de la frêle asiatique – que l’on disait victime des Khmers rouges, il y a près de quarante ans – le dérangeait plus que de raison. Peut-être plus encore que la relation équivoque qu’elle entretenait avec le maître des lieux : esclave, fille adoptive, amante, infirmière ou les quatre ensemble ; allez savoir !

Elle hocha la tête, sa façon de dire que son seigneur et maître, le docteur Joshua Thorne, était présent et disposé à le recevoir.

Charles Yan était très bien payé. Mais parfois, il se disait que ce n’était pas assez.

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