Le tonnerre grondait, de sombres nuages s’amoncelaient à l’est. Rachel lança un regard noir vers le ciel, l’air de dire « Ah non, tu ne vas pas t’y mettre toi aussi ?! ». Elle se souvint des conversations entre domestiques au château, sur le temps passé à nettoyer les cottes de mailles rouillées que les chevaliers imprudents ramenaient parfois de leurs quêtes, ainsi que sur l’agréable odeur qui embaumait leurs quartiers pendant des heures. Alors, avec un soupir fataliste à vous fendre le cœur, elle se hâta vers la colline du pendu.

Chaque pas lui coûtait. Son nouvel équipement l’enfonçait dans le sol et elle se mit bientôt à transpirer à grosses gouttes.
— Ils n’en parlent jamais de cela, les bardes, grommela-t-elle. Le prochain que j’entends chanter les exploits de preux chevaliers en armure brillante, je lui fais avaler sa lyre.

Elle grimpa, encore et encore, le nouveau domicile de ce malfaisant dragon.
— Il ne pouvait pas habiter dans une grotte celui-là, se lamenta-t-elle. Ou une caverne. Une cave. Allez une cavité, juste en face de chez moi, avec une grande flèche rouge peinte sur les écailles où il serait écrit “Tuez ici”…
Comment on tue un dragon déjà ? On va dans une taverne et on demande aux copains ? Hé les gars, comment on occis – j’aime leur envoyer des mots qu’ils ne connaissent pas – un dragon ? J’ai une lance, un couteau rouillé, un quignon de pain de la semaine dernière et…un clou de girofle. »

Pendant que Rachel échafaudait son machiavélique dessein où elle fracasserait son adversaire à grands coups d’aliments rassis, elle avisa que la lumière diminuait significativement. Il faisait de plus en plus noir, un peu comme si…mais oui, comme si elle entrait dans une grotte. Ou une caverne. Une cave…enfin bref, elle avait été exaucée et elle n’aurait plus à escalader cette colline atroce, lestée de cet attirail si pénible.

Plus tard, Rachel expliquera qu’elle n’avait jamais cru qu’il pouvait y avoir une grotte au sommet d’une colline. Que l’odeur pestilentielle qui en émanait l’avait inquiétée, et qu’elle avait senti, ha ha, le danger. Elle ne parviendrait jamais à avouer ce qu’elle avait pensé en réalité :
— Depuis quand mes vœux sont accordés ?! Non, on ne me la fait pas à moi, c’est forcément un plan foireux.

Et c’est ainsi qu’elle s’était écartée au moment précis où les mâchoires du dragon se refermaient sur l’endroit qu’elle occupait une seconde plus tôt.
— Hé ! Vous auriez pu me croquer là ! protesta-t-elle en assénant une claque sur le museau du dragon.
— C’était peut-être l’idée, remarquez, ajouta-t-elle toute penaude.
— Peut-être…gronda une voix sépulcrale et quelque peu amusée.
— C’est…heu…pas gentil ?
— Mais tu es une paladine, venue m’exterminer et débarrasser le royaume de mon ignoble présence, n’est-ce pas ? rétorqua le saurien.
— Oui… NON ! s’exclama Rachel. Je n’extermine rien du tout, et puis ça existe comme mot paladine ? Y a un féminin pour cela ?
— En outre, cela fait une heure que je t’entends venir en parlant toute seule et je ne voulais pas t’interrompre.
— Non parce que, à la rigueur, chevalière oui ça pourrait passer. Même si c’est un peu bizarre.
— Tu m’as donné faim et tu en as mis du temps pour arriver jusqu’en haut.
— Il n’y a pas de mot pour une vraie guerrière en fait. Ils sont vraiment sexistes quand ils mettent une armure.
— Ceci dit, je ne suis pas sûr que tu t’arrêterais de parler même pendant ma digestion. L’aigreur d’estomac me guette.
— Ah, mais j’ai la solution pour vous, j’ai un clou de girofle justement.

Surpris, le dragon dévisageait Rachel, se demandant si c’était du lard ou de l’humain cette histoire de clou de girofle. Un moment, elle était perdue dans ses pensées, l’instant d’après elle vous répondait comme si elle écoutait et fouillait dans ses poches. Déstabilisé par une situation qu’il ne comprenait pas, le dragon se demanda avec une pointe d’inquiétude quel piège tordu se cachait derrière ce petit bout de femme.

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