Rachel regarda le dragon droit dans les yeux et redescendit sur terre. Elle vit avec une grande clarté, un peu trop à son goût d’ailleurs, la lueur de meurtre qui trahissait les intentions de la bête. Cette fois, c’était du sérieux. Il lui fallait une idée géniale pour se sortir vivante de cette situation. Et pas demain, maintenant !
— Ne me tuez pas ! (oh génial, on ne lui a jamais faite celle-là…), s’écria (et s’autoflagella) l’héroïne.
— Dis-moi, petite humaine. Pourquoi te garderai-je en vie ?
— Eh bien…parce que…ce ne serait pas amusant ! Me tuer rapidement serait mortellement ennuyeux, indigne d’un grand chasseur comme vous.
— Mmmm, continue, l’encouragea la bête.
— Que je continue ? Vous…vous affrontez sans cesse des guerriers qui ne pensent qu’à charger droit devant, à frapper avec leurs épées sur vos écailles, à essayer de vous percer le flanc avec leurs lances. Ils font tous la même chose. Et ils échouent tous. Vous devez en avoir assez d’être importunés par des adversaires si prévisibles, vous morfondre d’avoir enfin un concurrent valable et digne de ce nom.
— Et ce serait donc toi, ce concurrent valable ? Ma Némésis ?
— Voilà…(cette fois, c’est sûr, je vais mourir !)
— Intéressant…
— Vraiment ? Je veux dire, et comment que c’est intéressant !
— J’ai très envie de me divertir un peu.
— C’est une excellente nouvelle. Je crois…
— Cours, petite humaine. COURS !

Rachel ne se le fit pas dire deux fois et prit ses jambes à son cou. Ne connaissant rien du terrain, elle partit simplement tout droit en espérant que la providence lui porterait secours. Le dragon ayant investi tout le sommet de la colline, elle cavalait à côté des cadavres de ses prédécesseurs dont les armures fondues laissaient imaginer la puissance du souffle de la bête. Elle ramassa un javelot qui était resté près de feu son propriétaire, se retourna et le lança vers le dragon. Au lieu de la belle courbe qu’elle espérait voir, l’arme tournoya sur elle-même et tomba inoffensivement au sol quelques mètres plus loin. Rachel entendit un éclat de rire qui la mortifia 
— Au moins je l’amuse, se dit-elle. Si seulement l’expression “mourir de rire” pouvait se réaliser. C’est encore ma meilleure chance.

Sa course la mena rapidement sur un promontoire qui ne lui laissait plus aucune possibilité pour continuer sa fuite. Elle se retourna, pointa sa lance à l’horizontale et fit face à la mort. Les yeux du dragon brillèrent et il accéléra brutalement. Au dernier moment, Rachel se jeta sur le côté et son adversaire plongea dans le vide.

La jeune femme se releva, surexcitée, et sautilla sur place :
— Je l’ai eu ! Je l’ai eu !! Je l’ai eu !!!
— Tu disais ?

Le grondement de la voix du dragon doucha l’enthousiasme de Rachel
— Dragon ? Vole ? se souvint-elle tardivement.
— Alors ? C’est tout ce que tu as ? répliqua la bête.

Le saurien avait déployé ses ailes et planait avec aisance au-dessus d’elle. Il fondit sur sa proie et, avec une délicatesse surprenante, attrapa Rachel par le col, s’envolant loin au-dessus du royaume de Smier avec sa victime hurlant de terreur entre les crocs. En quelques minutes, il se retrouva près du château royal, affolant ses habitants qui étaient tous dehors, paniqués. Il déposa Rachel au sommet de la plus haute tour de la citadelle.
— Amuse-moi maintenant, petite humaine, exigea le dragon.

Perchée sur sa tour, Rachel n’osait bouger d’un centimètre, pétrifiée par sa peur du vide. Elle se raisonna tant bien que mal, rampa sur quelques centimètres et se risqua à jeter un œil vers la terre ferme. Le sol lui sembla être à des milliards de kilomètres sous elle, c’en fut plus qu’elle ne pouvait supporter. Elle s’assit en tailleur, là, au beau milieu des nuages, et pleura. Oh, pas de peur, mais de colère. Le dragon s’approcha et lui rit au visage, entre deux hoquets puant le soufre.
—  Eh bien, humaine, n’avais-tu pas promis une folle course ? Un challenge digne de moi ?

Rachel, excédée, lui tourna le dos, et poussa un grognement qui aurait fait fuir le pire chien enragé du royaume. Le saurien grogna à son tour et vit rouge. Car il faut savoir que le Maître des Cieux ne supportait pas bien d’être ignoré. Il colla son museau près de l’oreille de notre héroïne malgré elle, et souffla :
—  Très bien, notre aventure s’arrête donc ici. Mais je t’offre la chance de choisir ta fin, petit moucheron.
—  Faites ce que vous voulez. Je ne joue plus. J’en ai marre que des tous puissants fassent ce que bon leur semble, quitte à envoyer des inconnus à leur perte, tant pis ! Un dragon s’installe ? Diantre ! Ben allez-y, croquez-moi, grand bien vous fasse, lézard géant ! déclama Rachel, à bout de nerfs.

Le dragon parut surpris de cette appellation.
— Lézard géant, répéta-t-il.
— Ouais, machin ailé ! Tu te la racontes parce que tu voles ? Et alors ? Les oiseaux aussi volent, et c’est pas pour autant qu’ils brûlent des villages remplis de pauvres gens ! Tu te crois meilleur que les humains que tu méprises tant et pourtant, tu ne vaux pas mieux qu’eux !
Parce que tu es puissant, tu te permets de choisir qui a le droit de vivre, ou mourir, comme le Roi ?Je rends mon tablier, ma lance et mes clous de girofle ! J’abandonne, tu m’entends ? J’ABANDONNE-EUH ! hurla-t-elle en direction de la foule agglutinée au bas du château, qui n’aurait raté ce spectacle pour rien au monde, quitte à finir dévorée.

Si elle avait été moins énervée, elle aurait entendu les vivats de ces larbins prédestinés à finir en charpie au nom d’un roi qui n’en avait cure de leurs personnes, et s’en serait enorgueillie. Elle aurait peut-être même pensé qu’elle était là, sa chance de changer le monde comme elle l’avait tant souhaité des années durant. Mais la rage et le désespoir l’aveuglaient et elle reprit, inconsciente du soutien de ces centaines d’âmes :
— Et je te signale, si tu ne m’achèves pas tout de suite, tu vas louper ta chance, parce que je risque de tomber dans le vide d’une minute à l’autre ! Tu vas passer à côté d’un casse-croûte de premier choix, dépêche-toi !

Le dragon planta ses griffes dans les pierres du château, et observa la jeune fille en larmes, les joues rosies par la colère, les cheveux emmêlés, vêtue de cette armure grotesque qui faisait bien trois fois sa taille. Elle semblait possédée, terrible. Il déglutit sans s’en apercevoir. Alors que des dizaines d’options toutes plus valables les unes que les autres défilaient dans son esprit, il sentit la main de son ennemie se poser sur le bout de son museau, et l’entendit murmurer :
—  Toi qui t’y connais en hauteurs, c’est normal que le sol se rapproche si vite, dis ?

Il leva les yeux au ciel. Cette humaine n’était décidément bonne à rien.

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