Le dragon hésita. Vraiment. Partagé entre l’envie de se débarrasser définitivement de cette plaie imprévisible et son ego qui lui interdisait la moindre faiblesse face à une créature non draconique. C’est son public qui sauva Rachel quand le dragon réalisa que les cris d’effroi des villageois ne lui étaient pas destinés. Ils trahissaient une angoisse sincère de voir la jeune femme chuter vers sa mort :
— Comment osent-ils ? tonna le saurien. Ils ne doivent se soucier que de MOI, de rien d’autre !

Un saut, un atterrissage sur une forge qui explosa sous le choc et une aile de cuir tendue, ces quelques ingrédients suffirent à faire basculer le destin de la paladine. Elle fixa l’échoppe que le dragon venait d’écraser et remarqua un berceau dont s’échappaient des pleurs paniqués. À ses côtés, une adolescente qui ne devait pas avoir plus de seize ans, la tempe ouverte par un éclat de bois, en regardait le contenu sans le voir et restait immobile, sous le choc.

Rachel courut, oubliant le poids de son armure, et la gifla.
— Viens avec moi si tu veux vivre, déclama-t-elle.

Elle prit le bébé, le colla dans les bras de sa mère et la poussa pour la faire réagir. La jouvencelle reprit vie, lui lança un regard reconnaissant et partit le plus vite possible rejoindre un endroit plus sûr. Totalement investie, Rachel marcha d’un pas décidé, sans se presser, vers l’enclume renversée de cette forge. Elle était passée par tellement d’émotions contradictoires, d’une intensité sans égale, que son esprit ne savait plus qu’en faire. Elle était comme anesthésiée, plus rien de réel ne l’atteignait. Elle ne se soucia pas une seconde de l’impossibilité de sa tâche et se mit, enfin, dans le rôle que tout le monde lui avait donné, sauf elle : celui d’une héroïne.

Elle ramassa le marteau du forgeron et se retourna pour voir le visage satisfait du dragon, prêt à l’achever. Elle porta de toutes ses forces le coup le plus impressionnant qu’il eût été donné de voir et, dans un craquement terrifiant, vit une dent de dragon fendre l’air et terminer sa course dans la foule. Elle arma froidement un deuxième coup et fit sauter une nouvelle canine. Le dragon recula, la gueule en sang, avec une sensation complètement nouvelle pour lui : la douleur.

Fou de rage, il déchargea toute sa frustration dans un puissant jet de flammes qui embrasa une dizaine de maisons, mais Rachel avait déjà bougé et s’était éloignée du souffle mortel. Elle poussa un grognement animal, leva son marteau bien haut et l’abattit sur l’œil du dragon. La surprise fut telle qu’un silence irréel s’abattit pendant quelques secondes. Puis le monstre poussa un cri de douleur et perdit complètement la maîtrise de son corps. Son cou monstrueux se balança dans tous les sens, sa gueule crachant de manière incontrôlable des boules de feu qui ravageaient les alentours. Un de ces mouvements frappa Rachel de plein fouet et la projeta plusieurs mètres plus loin, sans que le dragon ne se rende compte de l’impact. De son œil valide, il cherchait son bourreau pour lui faire regretter cette blessure infamante.

Il la repéra, ouvrit une gueule béante et mordit. Il voulait sentir la vie de cette femme lui échapper, et pas une carbonisation qui ne lui donnerait qu’un plaisir indirect. Cette fois, sa victoire serait complète et il détruirait ensuite ce village, le château et tout le pays. Jusqu’à ce que l’affront soit lavé dans des rivières de sang.

Quand les bardes chanteront cette histoire, ils diront que le dragon est mort heureux. Avec des pensées qu’ils devinèrent à son expression réjouie. Car quand le saurien referma ses crocs sur Rachel, il ne vit pas qu’elle avait pris sa lance, cette arme encombrante, dérisoire, à laquelle elle-même ne prêtait pas attention, et qu’elle l’avait pointée droit devant elle. Il s’empala dessus, la pointe métallique déchirant son museau, le transperçant pour ressortir à l’air libre. Ses yeux s’écarquillèrent et dans un dernier souffle, il prononça ses derniers mots.
— Ma… Némésis… 

Puis, il mourut.

Rachel regarda la dépouille immense sans réaliser l’énormité de son exploit. Ce sont les hurlements assourdissants de toutes les âmes qu’elle avait sauvées qui lui firent comprendre ce qu’il venait de se passer. L’adrénaline qui lui coulait librement dans les veines se retira, son travail terminé. Son corps et son esprit réclamèrent leur dû et l’obtinrent quand Rachel s’évanouit, s’écroulant au côté de son adversaire.

Curieusement, la journée suivante fut presque plus floue pour elle que celle de sa victoire. Elle se souvint s’être réveillée dans un lit douillet, dans un doux parfum, son armure ôtée, ses blessures bandées et une armée de serviteurs autour d’elle, n’ayant que son bien être comme seule préoccupation. Elle se remémora vaguement des préparatifs pour la présentation au Roi, et son refus de paraître vêtue de ses atours ensanglantés de guerrière.
— Robe. Belle, parvint-elle à dire, toute surprise de constater que personne ne protestait ou ne cherchait à la convaincre de changer d’avis.

Une nouveauté à laquelle elle avait bien l’intention de s’habituer.

Le Roi la reçut et lui conféra le titre éternel de Championne du Royaume de Smier. Il disserta longtemps sur l’instinct divin qui lui avait permis de déceler en Rachel les qualités insoupçonnées de tueuse de dragon. Tous acquiescèrent. C’était un jour de fête que nul ne désirait gâcher. Et enfin, il demanda à Rachel ce qu’elle désirait le plus au monde et il le lui obtiendrait. Sa réponse déclencha une vague de rires et acheva de la faire entrer dans la légende.

Si un jour, vous allez au royaume de Smier, ses habitants vous diront d’aller au palais voir l’attraction du pays. Si vous ne le faites pas, ils vous le répéteront de nouveau, gentiment, jusqu’à ce que vous y alliez pour que, par pitié, ils vous lâchent la grappe !

Vous verrez un gigantesque crâne de dragon orner la double porte d’entrée. Vous aurez peut-être même la chance de fouler des pieds le tapis de cuir vert déroulé jusqu’au trône royal. Vous contemplerez des gardes en armure d’apparat à l’air menaçant protéger leur suzerain. Mais vous noterez aussi le petit bout de femme qui se tient à la droite du Roi, à la place d’honneur, toujours vêtue de manière très féminine, bien qu’elle soit considérée comme la meilleure combattante de la contrée. Et vous ne pourrez passer outre les somptueux chaussons verts, plusieurs pointures au-dessus de ce qu’il faudrait, qu’elle porte invariablement aux pieds, été comme hiver, symbole éternel de sa charge et de son titre de Tueuse de Dragon.

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