Lana raccrocha le téléphone d’un geste rageur. Bien sûr qu’il allait rentrer tard. Charron rentrait tard tous les soirs. Elle savait dès le départ que venir s’installer sur une jeune colonie était quelque chose de très dur, et qui demandait un investissement personnel important. On sonna à la porte du petit appartement, ce qui l’empêcha de se noyer un peu plus dans ses sombres pensées. Ce devait être Sonja, la nounou, qui ramenait Jeanne. Lana travaillait dans la zone industrielle, dans un laboratoire de traitement des minerais, et elle avait la chance d’être dans l’équipe de jour. Ce qui lui permettait de profiter un minimum de sa fille. Elle avait six ans, et c’était un pur bébé de Perséphone. Elle avait été conçue ici, était née ici, et serait élevée ici. Pour elle, la terre était juste une étoile comme les autres, tellement loin, qu’il fallait un puissant télescope pour la voir. Son monde, son univers, c’était la colonie.
Lana chassa rapidement les larmes de frustration qui avaient coulé sur ses joues, et fit son premier véritable sourire de la journée en ouvrant la porte.
– Maman !
– Ma chérie ! Ça va ? Tu as été sage ? (puis s’adressant à Sonja) Elle a été sage ? Elle a bien mangée ?
– Oui madame Stix. Une vraie petite fille modèle. En fait elle était rêveuse aujourd’hui, elle a passé beaucoup de temps à la fenêtre à regarder dehors. Elle qui d’ordinaire ne tient pas en place… La fatigue, sans doute…
Sous entendu, j’espère qu’elle n’est pas malade, parce que je pourrai plus m’en occuper. Un des nombreux problèmes des colonies étaient l’approvisionnement en médicaments et antibiotiques. Un simple rhume pouvait vous forcer à la quarantaine.
– Oui…c’est ça, ça doit être la fatigue. Demain même heure ?
– Oui… sauf si contrordre, n’hésitez pas à m’appeler.
– Pas de problème.
La porte fermée, Lana prit la petite dans les bras. Elle n’avait apparemment pas de fièvre. Ça la tranquillisa un petit peu.
– Il est où papa ?
– Au travail, ma chérie, comme d’habitude. Il viendra te faire un bisou quand il rentrera, même si tu es au dodo.
– Pas ce soir. Ce soir il ne rentrera pas.
Lana fronça les sourcils.
– Tu ne veux pas qu’il vienne dans ta chambre ? Il te réveille ?
– Non, c’est pas ça. Il ne rentrera pas à la maison ce soir.
Cette fois, ce fut carrément une ride d’inquiétude qui barra le front la mère.
– Je n’aime pas quand tu dis des choses comme ça, Jeanne. C’est pas bien et ça ferait de la peine à ton père. Et à moi aussi.
– Mais c’est pas moi qui le dis, maman !
– Ah ? Et alors c’est qui ?
– C’est Toby !
– Et qui est Toby ?
– C’est mon ami.
Quelque part ces réponses rassuraient Lana. Jeanne, même si elle était un peu turbulente, avait toujours été une enfant solitaire. Alors, quoi de plus naturel qu’elle s’invente des amis imaginaires, surtout dans cet environnement hostile ?
– Et cela dirait à ton ami Toby de manger des crêpes ?
– Youpi !
-=-
Charron contemplait la galerie depuis l’éboulis qui avait permis de la découvrir. Sa longueur était impossible à estimer, les ténèbres dévorant la lumière au bout de seulement quelques mètres. Il cria, et aucun écho ne lui revint. La pente douce pouvait descendre très loin. Les parois étaient lisses, comme si une lance thermique gigantesque avait servi à la creuser.
– T’as essayé de la sonder ? demanda-t-il à John.
– Pour sûr que j’ai essayé ! Mais du diable si un appareil électronique fonctionne normalement dans le coin. Tiens vérifie l’ordinateur de ta combi, tu verras.
Effectivement, l’ordinateur fonctionnait de manière aberrante. Il ne répondait presque plus aux instructions, et quand il le faisait, c’était pour exécuter une action autre que celle demandée. En revanche, les fonctions purement mécaniques qui pouvaient être actionnées manuellement marchaient normalement.
– Bon ben, on n’a pas le choix, alors.
Stix s’engagea dans la galerie. Les deux autres hésitèrent quelques secondes puis finirent par le rejoindre. Ils venaient de parcourir une dizaine de mètres, lorsque qu’un événement totalement inattendu survint. Des lumières s’éclairèrent dans la partie supérieure du couloir de pierre.
Totalement tétanisés par l’effet de surprise ils se figèrent, n’osant plus faire le moindre mouvement, de crainte de déclencher un autre mécanisme. John fut le premier à retrouver l’usage de la parole.
– C’est moi, ou…
– Non, tu ne rêves pas, fit Charron à voix basse. Il y a bien des lumières.
– Bon sang ! C’est bien notre veine ! On est tombé sur une de ces foutues installations extraterrestres !
– Ben moi j’aime pas ça, lança Robert sur un ton où l’on sentait effectivement poindre la peur. Je serai d’avis qu’on sorte de là et qu’on trouve un autre moyen d’explorer ce tunnel. Où au moins jusqu’à ce qu’on en sache plus sur ce qu’il est.
Considérant que c’était là la voix de la sagesse, les trois hommes commencèrent à faire demi-tour. Ils n’avaient pas fait deux pas lorsqu’un autre événement se produisit. Ils crurent d’abord à un nouvel éboulement, mais la façon dont se fermait le tunnel était trop régulière, trop ordonnée. Ce fut John, à nouveau, qui percuta le premier.
– L’entrée ! Elle est en train de se fermer !
Ils eurent beau courir, ils n’atteignirent l’extrémité de la galerie par laquelle ils étaient entrés que pour constater qu’elle était hermétiquement close.
– C’est officiel, jeta Robert. Je n’aime définitivement pas ça.
– Pas de panique, fit Charron. Il doit bien y avoir un mécanisme d’ouverture de ce côté de la galerie. S’ils ont réussi à creuser ce trou, ils étaient bien assez intelligents pour penser à un moyen d’en sortir.
– A moins que… hésita le mineur.
– A moins que quoi ?
– A moins qu’il ne soit pas prévu qu’on ressorte par là. C’est peut-être une galerie à sens unique.
– Arrête de dire n’importe quoi, lança Robert. Ce truc est là depuis on ne sait pas combien de temps, le système d’ouverture est peut-être simplement cassé. En plus, l’éboulis n’a pas dû arranger les choses.
Il dégrafa une radio de sa ceinture, mais quand il alluma, elle ne cracha que des parasites. Le résultat fut le même quand il essaya d’émettre. Même les radios de Charron et John, qui étaient pourtant tout à côté de lui, ne le captaient pas. Ils essayèrent à leur tour avec la même absence de succès.
Désireux d’éviter toute panique qui risquait de posséder n’importe qui dans cette situation, surtout après les paroles d’Arviss, Charron prit le contrôle.
– Ça ne va pas être facile à entendre, mais je pense qu’il ne faut pas attendre du secours avant demain. De plus on ne sait pas en quoi est faite la porte qui ferme l’accès. Il se pourrait qu’ils aient du mal à la percer, surtout si elle faite avec le minerai qu’on trouve ici. Il nous reste donc deux options. La première est de rester là à nous tourner les pouces en attendant qu’on vienne nous chercher. L’autre est d’essayer de comprendre ce qu’est ce tunnel, et peut-être que nous parviendrons à résoudre notre problème d’anomalie magnétique, pour peu qu’on continue notre exploration. Moi je vote pour la deuxième.
Sans même réfléchir, John leva la main.
– Moi aussi. Surtout parce qu’il faut qu’on trouve impérativement de l’eau. Croyez-moi, dans une atmosphère sèche et confinée comme celle-ci, il fera soif avant demain, et pas qu’un peu. En plus, maintenant qu’on a mis la main là-dessus, la Compagnie va vouloir se l’approprier et résoudre le problème magnétique n’y changera rien. Ils vont nous dégager de Perséphone. Pour le moment nous devons nous concentrer sur notre problème actuel : l’eau.
– Ils ne nous chasseront que s’ils sont au courant de cette découverte. Si nous ne leur disons rien, ils ignoreront tout de cette galerie, et ils nous laisseront tranquilles.
– C’est risqué. Si jamais ils apprennent qu’on leur a caché ça, c’est dans une taule qu’on va finir nos jours. A moins que les marines ne décident de venir s’entraîner au tir dans le coin… Il faut que nous en parlions sérieusement avant de décider quoi que ce soit. Si on fait un truc comme ça, nous mettons également nos familles en danger. Pour le moment on est les seuls au courant de la véritable nature de cette galerie. Mais ça ne va pas tarder à se répandre comme une traînée de poudre.
– C’est exactement pour ça qu’il faut que nous tentions de sortir de là par nous-mêmes. Moins de personnes seront au courant, moins il y a de chances que cela se propage.
John réfléchit un instant.
– Je suis pour, dit-il finalement. Je ne me suis pas cassé le cul ici pendant toutes ces années pour des nèfles. Je suis d’accord pour tenter le coup !
– Hé bien pas moi ! dit nerveusement Robert. Enfin pas sans y réfléchir. C’est une décision lourde de conséquences. Et puis il faut que quelqu’un reste ici au cas où les secours arriveraient plus tôt que tu ne le penses, quelqu’un doit rester pour limiter la casse et éviter que la rumeur de ce qui se passe ici ne se répande. De toute façon, je n’ai aucune envie d’aller vers l’inconnu.
Ils essayèrent de le convaincre de venir avec eux, mais rien n’y fit. Le bonhomme était plus têtu qu’une bourrique, et il resta campé sur ses positions. Ou plutôt devant la porte close.
– Tu es sûr ? tenta une dernière fois Charron. Tu vas te retrouver seul, et le temps va te paraître long.
– Oui. C’est ferme et définitif : je reste là. J’expliquerai que je suis claustrophobe et que je n’ai pas pu vous suivre. Et j’insisterai auprès de ceux qui viendront pour qu’ils se taisent sur ce qui s’est passé ici. Ne vous en faites pas.
Il eut pourtant l’ombre d’un regret en regardant ses deux compagnons d’infortune disparaître dans les profondeurs du tunnel.
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