SOMA

I

« Mourir est peut-être après tout une expérience amusante ? Je n’ai encore jamais essayé. »
-Serge Brussolo

Elle ouvrit les yeux.
Des tambours battaient la mesure dans sa tête, contre ses tempes.
Elle était embrumée.
La lumière l’aveugla.
Elle avait l’impression d’ouvrir les yeux pour la première fois. Elle attendit quelques instants pour s’habituer à cette clarté, puis promena son regard tout autour d’elle. Tout était d’une blancheur immaculée.
Allongée dans le sable, elle était seule. Toute seule.
Autour d’elle s’étendait à perte de vue un désert de sable blanc, dont les dunes brillaient sous les cinq soleils qui étincelaient fièrement dans les cieux.
Cinq soleils, toujours présents même une fois qu’elle s’eut frotté les yeux.
Aucunes ombres n’échappaient à leur lumière écrasante. Aucunes végétations, ni aucunes formes de vie d’aucunes sortes d’ailleurs. L’immensité de ce lieu était effrayante, mais un sentiment de familiarité la gagna bientôt. Suis-je déjà venue ici ? 
« Et qui suis-je ? Je n’en sais rien… »

Elle examina ses vêtements. Elle était habillée d’une large tunique blanche sans manches, descendant jusqu’à ses cuisses. Le vêtement, sobrement décoré de quelques broderies, était de bonne facture. Elle portait un pantalon de toile blanche sous celui-ci. Des sandalettes tressées entouraient ses pieds, lui meurtrissant les orteils. L’ensemble était sobre et lui allait parfaitement bien, mais elle ne reconnaissait absolument pas ces habits. Elle regarda ses mains ; elles étaient calleuses et dures, peu agréables au toucher.

Elle se leva, se dévêtit, et déposa son ensemble sur le sable. Une fois entièrement nue, elle se détailla, s’examina dans ses moindres recoins, parcourant ce corps inconnu de ses mains. Elle avait la peau mate, presque ambrée, et d’immenses cheveux noirs comme l’onyx cascadait dans sa nuque et son dos jusqu’à ses cuisses. Son visage avait l’air dur sous ses mains. Ses seins étaient ronds et fermes, plus musclés que moelleux, fièrement dressés, surplombant son ventre musclé. La toison noire de son sexe brillait sur son mont de Venus, et ses jambes étaient fortes et solides, halées par le soleil. Une longue cicatrice s’étirait de son épaule à ses côtes, une autre traversait son ventre. D’autre plus petites zébraient ses avant-bras, ses omoplates ses mains. Certaines se devinaient au toucher dans son dos. Elle ne reconnaissait pas ce corps torturé et pourtant solide.

Elle se rhabilla et chercha où aller. Toutes les dunes se ressemblaient, aucun chemin n’était tracé. Elle chercha quel soleil était le plus haut des cinq, et entreprit de marcher dans sa direction. Un peu au hasard. C’était la direction dans laquelle le vent soufflait. Peut-être une coïncidence. Bien qu’elle ne pensait pas être quelqu’un croyant en ces choses-là.

Elle marcha, encore et encore. Elle erra, sans but dans cet océan de vide. Ses sandales s’habituèrent à ses pieds, et elle se surprit à ne pas transpirer sous sa tunique, au tissu pourtant assez épais. Elle ne sentait pas la chaleur. En fait, elle ne sentait presque plus rien. Ni le sable sous ses pieds, ni le vent du désert. Elle n’avait ni froid, ni chaud. Elle n’avait d’ailleurs ni soif ni faim, ni envie de dormir. Elle avait juste envie de trouver quelque chose, quelqu’un, n’importe quoi d’autre que ce sable blanc !
Et si c’était ma punition d’errer sans but dans ce désert pour l’éternité, comme un châtiment divin ? Qu’ai-je fait ? Suis-je morte ?
Elle s’efforça de creuser dans sa mémoire, mais rien, ses souvenirs étaient aussi noirs que le sable dans lequel ses pieds s’enfonçaient était blanc.

Elle reprit sa marche. Marcher au moins l’empêchait de se poser des questions. Elle ne réfléchissait déjà plus. Elle continua pendant un temps incalculable, Toutes ses perceptions lui semblaient modifiées dans un tel endroit, et elle n’était pas en mesure de différencier une minute d’une demi-journée. Elle vit les soleils se déplacer dans le ciel, en mouvement continuellement, et confondit plusieurs fois ces derniers, tant et si bien qu’elle était totalement perdue et tournait probablement en rond depuis plusieurs jours.

Soudain quelque chose accrocha son regard. Elle aperçut un reflet brillant au loin, éblouissant, quelque chose qui reflétait la lumière des astres solaires. Elle courut de toutes ses forces s’enfonçant dans le sable jusqu’aux genoux en gravissant certaines dunes, glissant sur les fesses plus que marchant en les descendant, jusqu’à finalement arriver à l’endroit en question.
C’est là qu’elle le vit.

II

« La paix est à l’ombre des sabres.»
-Proverbe arabe

Il renvoyait les rayons des soleils, et brillait telle une luciole. Assez court, le sabre était planté dans le sable comme s’il était tombé du ciel. Il lui paraissait étrange, très loin des épées qu’elle imaginait. La poignée de bois, enroulée d’une peau blanche, était recouverte de lanières de cuir s’entrecroisant. La discrète garde en argent, finement ciselée, représentait un oiseau à grand bec, dont les ailes déployées formaient un cercle parfait autour de la lame. En son œil était enchâssée une émeraude, d’un vert très sombre, seule décoration de l’arme. La lame d’acier était magnifique, sans aucune impureté. Elle était parfaitement polie et sa ligne de trempe évoquait les vagues caressant des récifs. L’acuité du tranchant pouvait presque s’évaluer à l’œil nu, bien que de nombreuses petites fêlures parsemait la lame, qui avait sûrement dû essuyée de nombreux chocs. L’ensemble était sobre et bien entretenu. Elle avait l’impression de l’avoir déjà vu.
Elle en approcha sa main, et saisit fermement l’arme.
Au moment précis ou ses doigts se refermèrent sur la poignée, un éclair traversa son crâne. Des centaines d’images se succédèrent dans son esprit à une vitesse ahurissante ; puis elle fut projetée violemment en arrière, comme si l’outil de mort l’avait repoussé, tel un aimant repoussant son pôle opposé. Et ces images, fugitives et diaphanes, restaient présentes dans son esprit.

Elle avait vu des choses effroyables et sublimes. Des pyramides monumentales échouées dans des plaines arides. Des larmes tombant dans une flaque de sang. Des statues gigantesques ornant des temples somptueux. Des flammes dévorant les nuages. Des ombres qu’aucune lumière ne pourrait jamais percer. Un soleil brillant sur des cités en bordure d’un immense fleuve. Des armes s’entrechoquant avec fracas. Des forêts luxuriantes et des montagnes arides. Des hiéroglyphes subtils, tracés dans la pierre, immortels.
Dans ces visions, elle aperçut une femme. A la peau mate et aux yeux d’un vert exceptionnellement sombre et pourtant brillant. Elle vit cette femme vêtue d’une grande tunique, dirigeant des cérémonies étranges tout en psalmodiant des prières obscures. Et aussi en train de combattre le sabre à la main, le même petit sabre que celui planté dans le sol, virevoltant entre ses ennemis comme un courant d’air, insaisissable, frappant avec violence et dextérité. Souriante.

Cette femme lui ressemblait. Elle approcha son visage de la lame en prenant garde de ne pas la toucher ; il fallait qu’elle en ait le cœur net.
Elle se vit dans l’acier, aussi sûrement que dans un miroir.
Ses yeux étaient d’un vert étincelant.
C’était elle.
C’était son sabre.
La tête lui tourna.
Couchée dans le sable, elle sombra dans l’inconscience.

III

« Le monde semble sombre quand on a les yeux fermés. »
-Proverbe indien

« Veux-tu bien daigner te lever, jeune femme ? »

La douleur traversait son crâne de part en part aussi sûrement que l’aurait fait un carreau d’arbalète. Elle ouvrit les yeux, mais ne vit rien. Seule une immensité noire comme le fond des océans. Elle sentait seulement le sol irrégulier sous ses pieds. Ce n’était plus du sable.
Suis-je aveugle ? Ou bien suis-je enfermée dans une cellule obscure, dénuée de toute lumière ? se demanda intérieurement la jeune femme. Il me semblait avoir entendu quelque chose…
« Je vais réitérer ma première formulation à tournure interrogative, concernant ta position corporelle, mon enfant : Veux-tu bien passer en position bipédique, que je puisse t’admirer pleinement ? »
Elle sursauta. Un frisson parcourut sa peau des pieds à sa tête. Quelqu’un avait parlé, une voix masculine très grave, mais empreinte d’une douceur inouïe.
 « Qui êtes vous ?! hurla-t-elle au néant qui l’entourait. Où suis-je ?! 
 -Doucement ma chère amie, les questions auront leurs réponses, mais chaque chose évolue a son rythme, en son temps. Laisse tout d’abord ton esprit s’ouvrir. Désormais redresse toi, continua la voix mystérieuse. »
Elle s’exécuta, et se mit debout lentement dans cette obscurité totale. Elle sursauta. Quelque chose toucha ses deux tempes, traçant de petits cercles, comme si quelqu’un l’effleurait du bout des doigts. Elle sentit une douce chaleur irradier des mains de celui qui la caressait. L’inconnu prononça un mot dans une langue étrangement familière et la douleur déjà s’estompait. En quelques poignées de secondes, son esprit redevint totalement lucide.
« Que s’est-t-il passé ? Que m’avez-vous fait ?
-Je t’ai libéré du carcan de la douleur, ce vilain nuage obscurcissant la plus belle des comètes ; murmura la voix grave. Maintenant ton esprit est sauf, et tes souvenirs vont refaire surface. Tu va désormais t’accoutumer ces jours prochains, à lire en toi, afin que tes pensées se superposent aussi sûrement que les blocs de roche des temples de ta jeunesse. Il va me falloir maintenant détourner ta pensée de la considération des choses sensibles ou imaginables, pour la porter à celles qui, étant dégagées de toute matière obséquieuse, te porteront jusqu’au firmament. Le monde avec lenteur marche vers la sagesse. Je me remémore parfois la première fois que j’ai posé mon regard sur toi, déjà la nuit en son sein collectionnait une vaste myriade d’étoiles fugaces. Déjà à cette époque tu avais la puissance et la grâce. Qu’est-ce que tu es devenue belle et forte à nouveau, chère prêtresse. »

Elle ne comprenait que des bribes du discours de cet homme, son registre soutenu et imagé lui était parfois obscur.
« Ô je vois, pardonnes moi, j’ai souvent la fâcheuse habitude de déblatérer tel un palimpseste critiqué par les idoines zoïles, et ma volubile logorrhée ne doit plus être qu’une glossolalie de salmigondis à ton ouïe …marmonna la voix sur un ton amusé.
-Les idoines zoïles…
-Ne provoque par d’algarade avec moi en tombant dans un ubuesque psittacisme, répliqua la voix, hilare. »
On dirait qu’il avait lu dans ses pensées, comme dans un livre ouvert.
« Tu as bien raison de me morigéner, je ne dialogue plus si souvent avec les vivants. Je vais tacher de m’exprimer plus clairement. Quand à parler de clarté…dit-il, sans achever sa phrase. »

Il toucha de nouveau son visage, traçant des signes étranges sur ses paupières closes. Il arrivait à la voir, sans aucun doute, malgré la noirceur environnante.
Puis il lui ordonna d’ouvrir enfin les yeux. Enfin, elle put apercevoir l’animal qui lui parlait.

IV

« Et si tu peux te perdre, du côté du fleuve
Lui seul te calmera, jusqu’à ce que tu ne puisses jamais respirer. »
-Noir Désir

Elle posa les yeux sur son interlocuteur. Le singe la regardait fixement, un petit sourire sur les lèvres. Son visage avait des traits très humains, et ses yeux étaient jaunes comme les blés.
Ainsi je parlais avec un babouin ? songea-t-elle, troublée.

La situation était tellement étrange qu’elle crut défaillir, quand soudain elle comprit qui il était. Il la regardait toujours, assis sur son arrière-train, les mains posées sur ses pattes postérieures, la tête levée vers elle. Il atteignait environ un mètre de haut alors qu’il n’était pas debout, et sa fourrure grise très fournie le rendait bien plus imposant que n’importe quel autre singe. Son museau était d’un violet assez clair, et la virgule de poils sous son menton était blanche comme la neige, dessinant une barbiche de vieil homme. L’animal souriait. Elle ne pouvait détacher son regard des yeux de topaze du singe.
Il était elle, et elle était lui. Ils ne formaient qu’une seule entité, bien que séparée en deux corps distincts. Il était Seshat, il son sabre, il était son ami le plus fidèle. Elle avait combattu avec lui à maintes reprises. C’était son compagnon depuis toujours.

« Tu te rappelles qui nous sommes désormais ? lui demanda-t-il.
-Oui…Ma vie…Et ma mort…Ces instants d’existence sont gravés dans ma mémoire, mais d’autres restent obscurs. Je revois ce que nous avons traversé. Je revois mon enfance, et mon apprentissage…Je revois Kashya, et tous les autres prêtres du temple. Les épreuves que j’ai traversées par le passé…Merci, vieil ami, dit finalement la femme aux longs cheveux avant de serrer son compagnon dans ses bras.
-Allons, allons, le temps n’est plus aux effusions de tendresse, mais plutôt au combat, déclara le singe, bien qu’un sourire orna brièvement ses lèvres. Tu parlais d’épreuves, sache qu’il t’en reste plusieurs à accomplir, si tu veux trouver le repos, chère enfant. Tu va devoir combattre, de toutes tes forces. Si l’homme à tête d’Ibis à décider de te ramener c’est qu’il doit avoir d’excellentes raisons. Regarde autour de toi. » 

Ils étaient en bordure d’une forêt à la végétation luxuriante. Des arbres gigantesques s’élevaient si haut que leurs cimes obscurcissaient le soleil. Des buissons tremblotaient dans le vent, et des nuages d’oiseaux colorés voletaient entre les branches, les chants des toucans et des aras résonnant à ses oreilles comme une douce musique. Elle fit quelques pas vers l’orée du bois, et vit le Nil, imposant, magnifique, serpenter tranquillement entre les collines, traversant la vallée qui s’étendait devant elle. Des bateaux aux grandes voiles blanches se laissaient porter par le courant, tels des cygnes. Des petits villages de pêcheurs étaient présents sur le long des rives du fleuve. Elle reconnut la terre de son enfance, en Basse-Egypte.
« Pourquoi revenir ici, Seshat ?
-C’est là que tu es née, il y a déjà fort longtemps. Nous allons depuis ici rallier notre seule demeure. Et nous combattrons ensemble, pour préserver l’ordre. Ainsi ton parcours se poursuivra, jusqu’à-ce que je disparaisse en toi, prononça le singe, en insistant d’un ton grave sur ces dernières paroles. »
Elle n’osa lui demander de quoi il retournait.
« Viens, reprit-il, beaucoup attendent ton retour.
-Loin au nord se trouve Hermopolis, là où nous devons nous rendre, pour prier et nous préparer. Voguons sur le fleuve, comme des feuilles sur l’eau soyons.
-Puisse Maât nous guider, murmura la jeune femme. »

Les gens se retournaient au passage de l’intimidante prêtresse, aux immenses cheveux noirs, accompagnée de son énorme singe. Certains murmuraient qu’ils la reconnaissaient. D’autres prirent peur en voyant les crocs du primate. Les deux voyageurs n’eurent toutefois aucun mal à trouver un esquif pour les guider sur le fleuve, tant l’apparition de ce couple aux voix déterminées impressionna les marins nubiens, pourtant réputés pour être peu enclins à l’émotivité. De plus ce singe qui parlait mieux qu’un homme les confirma dans l’idée que ces passagers n’étaient pas n’importe qui. On leur proposa un fier navire de bois brun, svelte et rapide, à l’équipage constitué de colosses noirs nubiens, aussi solides que le bois du pont central. Le capitaine les pria de prendre place à bord.
« J’ai quelques tonneaux à livrer dans ces eaux-là. Puisse mon bateau être aussi rapide que la barque d’Osiris, déclara-t-il. Nous partirons dès que vous le souhaiterez, prêtresse, nous sommes vos serviteurs, moi et mon bateau. »

Le navire partit dès que l’astre solaire eut disparu, naviguant lascivement sur les flots. Les deux uniques passagers de l’équipage se tenaient à la proue, regardant les étoiles se refléter sur l’eau du fleuve.

V

« Le glaive de la justice n’a pas de fourreau.»
-Joseph de Maistre

Le primate et la femme conversèrent longuement tout au long du voyage, durant lequel elle se rendit compte quelle avait besoin de nourriture et de repos. Elle était revenue parmi les vivants et était soumise aux mêmes besoins. Son compagnon velu lui, ne mangeait que quelquefois, par gourmandise, et ne dormait jamais. Elle rappela également les événements qui avaient tissées sa vie. Son apprentissage des mots sacrés de sa jeunesse, les entrainements incessants, les prières et les chansons. Les combats qu’elles avaient menés pour la justice. Ainsi que d’autres choses plus secrètes. L’homme qu’elle avait aimé, le petit homme à qui elle avait donné la vie, et l’homme qui avait pris la sienne. La douce vengeance qu’elle désirait lui tendait enfin les bras.
« Tu n’es plus celle que tu étais par le passé; lui avait révélé Seshat, tu es désormais une, parmi toutes. Tu es revenue d’entre les morts, tu es la protégée de l’homme à tête d’ibis, et c’est pour accomplir sa volonté sur terre que tu es là.
-Comme je l’ai toujours fait, cher ami, comme je l’ai toujours fait, lui répondit-elle en souriant. »

Après une dizaine de jours, le bateau qui ralliait le lac Qaroun déposa les deux voyageurs sur les quais d’Hermopolis. La cité baignait dans la lumière du soleil matinal, et l’agitation régnait sur le port. Les marchands de toutes origines se bousculaient pour vendre leurs marchandises au plus offrant, les enfants couraient entre les badauds et les miliciens patrouillaient, épée au coté. Heureusement, la populace dégageait le chemin devant eux, la présence de Seshat aidant.
« Par ici, dit le babouin machinalement.
-Le temple n’est plus très loin, lui répondit-elle. »

Tout deux savaient parfaitement où ils allaient.

Ils remontèrent ensemble plusieurs rues moins encombrées et atteignirent la place du temple. Des oliviers étaient plantés devant le monument, et quelques babouins de taille plus modestes se baladaient nonchalamment sur son parvis. Le bâtiment en lui-même était très impressionnant, c’était le joyau d’Hermopolis. D’une quinzaine de mètres de haut, il dominait toute la ville. Sous son portique décoré d’une multitude de fresques, deux rangées de séries de cinq colonnes cerclaient l’édifice. Tout en roche blanche, il était resplendissant. A son entrée, au pied des marches, trônait une statue de bronze représentant un ibis majestueux. Devant celle-ci les scribes effectuaient une libation matinale, en versant une goutte d’eau depuis leurs pots à calames sur le socle de la statue.

Ils gravirent ensemble l’escalier et pénétrèrent dans la pénombre du temple, main dans la main. Tous ceux qu’ils croisaient s’inclinaient devant eux, stupéfaits de voir la femme et le singe. Une douce musique résonnait dans l’édifice. Traversant l’entrée, puis le jardin intérieur où plusieurs prêtres multipliaient les offrandes, ils continuèrent leur chemin jusqu’à la salle centrale. Arrivés devant la statue imposante de l’homme à tête d’ibis, représenté assis en scribe, rédigeant les fils de toutes les histoires, ils s’agenouillèrent ensemble tout naturellement, et prièrent longuement.

Dès qu’ils eurent finit leur recueillement, une voix claire résonna derrière eux :
« Te revoilà, prêtresse ?
-Voila longtemps que je n’avais plus entendu cette voix melliflue, murmura Sashet sans tourner la tête. »

Elle se retourna et découvrit une musicienne du temple, accoudée à une colonne. Vêtue d’une longue tunique ocre rouge maintenue par une grande ceinture de cuir, elle était superbe. Sa poitrine généreuse et ses hanches prononcées lui dessinait une silhouette harmonieuse et féminine, d’une beauté resplendissante qu’elle-même ne posséderait jamais. Ses cheveux châtains cascadaient en boucles sur ses épaules, et ses yeux d’ambre étaient profonds comme l’océan. Sa peau dorée était parsemée d’éphélides et un grain de beauté ornait le presque milieu de son front. Un grand sourire fendit son visage, et des larmes semblèrent briller à ses yeux. Elle rangea dans sa ceinture la flûte de roseau qu’elle tenait à la main et elle prit dans ses bras la femme aux longs cheveux et l’animal.

« Que c’est bon de vous revoir, je savais bien que je vous retrouverai, un jour au l’autre, déclara-t-elle.
-Revenir ici maintenant, m’apaise bien plus que la meilleure arnica. Raconte moi tout, mon amie, je veux tout savoir sur ce qu’il s’est déroulé pendant mon absence, et aussi entendre ta harpe et ta flûte une fois encore.
-J’en serais ravie, et j’aurais volontiers joué pour toi, mais le grand prêtre attends ta venue depuis plusieurs jours déjà. Cela fait plusieurs mois qu’il pressent ton retour, ainsi que des choses terribles, et si l’homme à tête d’ibis t’a renvoyé parmi nous malgré ce que tu as fait, j’imagine qu’une ombre néfaste nous guette…
-Tu as raison, déclara la prêtresse, mais je dois avouer que je n’en sais pas plus que toi pour l’instant, tout est si soudain pour moi…Revenir à la vie, revoir le soleil une fois encore, et sentir la caresse du vent…Cela est véritablement un cadeau du ciel, et je n’aurais pas de sommeil paisible tant que justice ne sera pas rendue. Seule la loi de Maât doit rayonner. Et quand tout sera terminé, je savourerai ta musique, telle l’eau dans le désert.
-Je me doutais bien que tu ne laisserais rien d’impuni, dit la musicienne amusée. Après ta mort, j’ai voulu te venger, en savoir plus, mais le grand prêtre me l’a interdit.
-Merci ma sœur, j’apprécie ton dévouement, mais ne salis pas tes mains pour moi. Reste la belle musicienne que tu es, c’est ainsi que je te préfère, acheva-t-elle.
-Tu as eu la chance d’avoir été choisie par lui, prêtresse, puisse-t-il te protéger. Le grand prêtre est dans sa chambre, il t’attend. »

Seshat délaissa son amie et allât se balader dans les couloirs du temple. Elle se dirigea droit vers le fond du temple, traversant la cour intérieure aux odeurs fleuries. Elle poussa la petite porte de bois de la cellule du patriarche du temple. L’homme qui l’avait recueillie alors qu’elle n’était qu’une enfant inconnue, l’homme qui l’avait formée, qui lui avait offert un toit, un sabre et une cause à défendre. De l’homme fort et droit qu’elle avait rencontré quand elle n’avait que trois ou quatre ans, il ne restait plus qu’un vieil homme, petit et fragile, s’appuyant sur une canne. Ses rares cheveux étaient blancs comme les nuages, mais surplombant son nez busqué d’oiseau de proie, ses yeux marron brillaient encore de la même malice.

« Qu’y a-t-il sous le sable du désert ? demanda le vieil homme dès qu’il l’aperçut.
-Les soldats morts pour la justice, lui répondit-t-elle derechef. »

Elle avait l’habitude de ces flopées de questions dont se servait le grand prêtre pour sonder l’âme de ses disciples. Rien ne servait de réfléchir, il fallait laisser les réponses sortir d’elle-même.

« Que dit le lion quand il rugit ?
-Joie, puissance et majesté.
-A qui la nuit fait elle peur ?
-A ceux qui attendent le jour pour voir.
-Es-tu épée ou bouclier ?
-Je suis calame. Je suis l’eau.
-Que fais-tu devant un gouffre que tu ne peux pas traverser ?
-Je le traverse.
-Que devient une plume dans la tempête ?
-Une épée de lumière.
-L’éléphant et la souris se battent pour l’honneur. Qui es-tu ?
-L’oiseau qui les survolent.
-Donne-moi un mot.
-Justice.
-Un autre.
-Calme.
-Qui es-tu ?
-Une parmi Tout. »

Le vieil homme marqua une pause, prit le temps d’apprécier la dernière réponse laissée par la jeune femme.

« Ainsi te voila enfin, ma fille, s’exclama le vieil homme, tout sourire. Tu as enfin vaincu la mort et l’autre monde, avant de revenir ici. Il doit énormément t’apprécier pour te laisser faire cela.
-Je suis passée par la terre et le ciel, et maintenant je reviens accomplir sa volonté, bien que j’ignore encore de quoi il retourne.
-Ne t’inquiètes pas mon enfant, je suis sûr que tu sauras t’acquitter de tout tes devoirs envers lui.
-Je l’espère…
-Tu y arriveras ma fille. Au fait, j’imagine que Seshat ne doit pas être bien loin ?
-Il doit trainer sur le toit du temple, comme à son habitude. C’est lui qui m’a ramené de là-bas. Je vais pouvoir punir celui qui salit mon nom
-J’irai voir ce vieux babouin tout à l’heure. Pour l’instant, tu dois te reposer, reprendre des…
-Je partirai dès demain retrouver Dalsim.
-C’est trop tôt, tu dois préparer…
-Vous savez bien que vous ne me retiendrez pas, le coupa-t-elle en souriant, vous n’avez jamais pu. La vengeance devient justice quand elle châtie le criminel.
-Je vais prévoir une caravane qui t’y emmènera, toi et Seshat ; répondit le vieil homme, le visage triste.
-Merci.
-Quel dommage que tu doives encore délaisser le calame au profit de la lame, bougonna l’ancêtre.
-Mais toute justice se doit d’être rendue.
-Puisse Thot te protéger, prêtresse Soma.»

VI

« La moitié d’un ami, c’est la moitié d’un traitre.»
-Victor Hugo

La nuit était claire et chaude. Une nuit sensuelle, une très bonne nuit pour mourir. La lune admirait son reflet sur l’eau du lac, et la cité qui bordait celui-ci était endormie.
Ils avaient voyagé pendant quatre jours, et absolument rien n’aurait pu entamer la résolution de Soma. Le grand prêtre d’Hermopolis avait fourni à la jeune femme des vêtements propres, des provisions, et, dissimulé sous une couverture, un long poignard. La pièce était belle, tranchante, sans autre fioriture qu’une pale émeraude ornant le pommeau.
Soma avait passé l’arme dans son dos, sous sa tunique, là où personne ne la remarquerait sous son abondante chevelure. Seshat lui, se souciait peu de ces considérations d’hommes ; il n’avait pas besoin d’autres armes que ses griffes et ses crocs, ne buvait qu’une ou deux gorgées d’eau par jour, et aurait put s’en passer si leurs gourdes étaient vides.

« Tu dois frapper vite et silencieusement, lui rappela le singe. Ne provoquons aucun hourvari. La garnison n’est que légère par ici, mais prudence est mère de sureté, mon enfant.
-Je sais tout cela, rétorqua Soma, les dieux m’ont accordé une autre chance, je ne fais qu’exécuter leurs volontés. Allons-y. »

Ils franchirent les portes de la ville, et s’enfilèrent dans le dédale des rues désertes, seulement éclairées de quelques braseros. Ils trouvèrent vite ce qu’ils cherchaient : une vaste villa en périphérie de l’agglomération, dont la terrasse donnait sur le lac Qaroun. La demeure était belle, le lierre étendait ses timides arabesques sur la façade, et le jardin était parfaitement entretenu. Une dizaine de serviteurs devaient travailler ici, sous les ordres de l’homme qu’ils étaient venus trouver.
Ils s’assurèrent d’être seuls, escaladèrent le mur d’enceinte puis pénétrèrent silencieusement dans la maison, qui n’était pas fermée. Des voix résonnaient à l’étage. Après avoir traversé un vestibule et gravit une volée de marches, ils atteignirent la chambre. La porte était entrouverte, et laissait passer un trait de lumière et des soupirs de plaisir.
Soma toqua cinq fois à la porte. Les gloussements et les vagissements cessèrent.
« Peste soit de ces perturbateurs ! Qui vient m’importuner à cette heure-ci ? gronda l’homme d’une voix bourrue.
-C’est une vieille amie, répondit doucement Soma avant d’ouvrir la porte à la volée d’un violent coup de pied, cueillant l’homme qui fut projeté en arrière. »

Elle rentra dans la pièce, suivie de Seshat. Il était là, étendu sur son grand lit aux pieds finement sculptés sans le bois. L’homme était sur le dos, totalement nu, pendant que deux jeunes filles, nues elles aussi, dispensaient leurs caresses.
« C’est ainsi que tu portes mon deuil, Dalsim ? Je vois que tu n’es pas en mauvaise compagnie. Vous deux, putains, disparaissez, vos yeux n’ont pas à regarder la sentence que je vais administrer ce soir, lança sèchement la prêtresse.
-Qui-est cette…commença une des filles de joie.
-Silence ! cria la jeune femme revenue d’entre les morts. »
Soma confirma ses dires en dégainant son couteau d’un geste vif. Seshat grogna, et les jeunes filles s’enfuirent en hurlant, sans même se rhabiller. Le visage du dénommé Dalsim était blanc, comme s’il avait vu un fantôme. Il avait perdu toute contenance face à ses deux hôtes.

« Mais…mais…comment…peux-tu être ici ? bredouilla-t-il. Tu es morte, tu as été punie…
-Dame Justice ne peut être tuée, rétorqua Soma. Et ton crime n’a pas été puni. Ce soir je suis ici pour toi, tu le sais pertinemment. Tu m’as assassinée, Dalsim, lâchement, susurra la jeune femme, les dents serrées par la colère.
-Non ce n’est pas moi, c’était les ordres, on l’a exigé, je n’y pouvais rien, je t’aimais ! Ô Soma, mon amie, tu ne peux pas faire ca…Tu ne…Je ne t’ai pas tuée, je n’aurais jamais pu… »
Le jeune homme était terrorisé et bafouillait n’importe quoi. Ses mains tremblaient, et ses yeux s’agitaient en tout sens, cherchant une porte de sortie improbable.

« Tu étais mon ami, scélérat, et tu as tué mon enfant, avant de m’assassiner moi, alors que je dormais, après avoir pleuré tout les larmes de mon corps pour la disparition de mon fils.
-Ce n’est pas moi, c’est…c’est le destin, c’est les Dieux… »
Mais Soma ne l’écoutait déjà plus.

« Toute la souffrance que tu m’as offerte n’a fait que me rendre plus forte, Dalsim, et Thot m’a accordé le droit de vengeance. Immobilise le Seshat, s’il te plait. »
 
Le singe murmura une brève incantation, et frappa dans ses mains. Des liens dorés translucides saisirent le condamné aux poignets et aux chevilles, pour le maintenir fermement en croix au dessus de sa couche, comme s’il allait être écartelé. Des liens plus fins soudèrent collées ses deux lèvres, de sortes qu’il ne pouvait plus ouvrir la bouche. Tel était le pouvoir des mots sacrés de l’homme à tête d’ibis. Dalsim pleurait, et des larmes salées roulaient sur ses joues. Soma s’accroupit sur lui, et commença à écrire, de la pointe de son poignard effilé, sur la peau de sa victime, qui déjà n’était plus que l’ombre d’elle même. Les mots qu’elle traçait de son arme semblait brûler l’homme aussi sûrement que l’aurait fait un marquage au fer rouge.
« Tu vas désormais subir la loi du talion, mon vieil ami, une souffrance pour une autre souffrance, ricana la femme aux yeux verts, élevant la voix pour couvrir les supplications étouffées et les borborygmes de Dalsim.
-Peut être comprendra tu enfin la signification de la loi de Maât, même si cette justice sera ce soir peut être trop tranchante pour toi. »

Soma lui trancha les oreilles, et transperça ses deux joues afin qu’il ne crie plus. Elle lui creva l’œil gauche, celui de la lune, et traversa de part en part ses deux biceps avec son long poignard. Elle agissait méthodiquement, avec sang froid. Un sourire fendait néanmoins son doux visage quand la lame fendait sa route à travers les muscles et les tendons.

« La vengeance est donc plus douce que le miel…murmura Seshat, assis à un coin de la chambre. » 

Bien plus tard, le couteau se planta finalement jusqu’à la garde dans le cœur de l’homme.

VII

«On ne guérit d’une souffrance qu’à condition de l’éprouver pleinement.»
-Marcel Proust

Au moment où la vie quitta définitivement le corps de l’homme, un frisson parcourut Soma. Un feu brûlant la traversa, hérissant tout les poils de sa peau, la secouant aussi sûrement qu’une feuille morte dans la tempête. Elle avait l’impression que ses muscles se déchiraient tous en même temps, que ses os se fissuraient, que sa peau était transpercée d’un million d’épines. Des éclairs noirs zébraient sa vue, et ses tendons étaient vrillés par la souffrance. Elle avait l’impression d’être en feu. Soma crut mourir dix fois, cent fois, et ce moment hors du temps lui parut interminable.
Puis, plus rien. Le néant. Tout s’arrêta en une seconde, la douleur s’était envolée. Sa peau et ses cheveux étaient électriques, mais elle sentait une douce chaleur circuler en elle, couler dans ses veines. La sensation était maintenant grisante.

« Thot vient de te reconnaître comme son exécutrice sur terre, mon enfant, déclara Seshat. Maintenant que tu as vengé celui qui avait pris ton honneur, l’homme à tête d’ibis t’accorde pleinement sa force et sa confiance. Par le passé déjà tu utilisais quelques uns des mots sacrés les plus simples, les rares accessibles aux mortels. Tu n’es plus une simple prêtresse désormais, tu es comme sa fille. Les dieux n’ont pas le droit d’intervenir eux-mêmes sur cette terre, et parfois, certains investissent leurs plus fidèles serviteurs de leur force, afin qu’ils servent au mieux leurs volontés. Fais en bon usage, et ne t’écarte jamais de la voie de l’ordre et de l’équilibre. »
Soma ne répondit rien, cela aurait été inutile, et se contenta d’hocher la tête, remercia en son cœur le dieu qui lui permettait de se venger.

La fumée s’élevait haut dans le ciel étoilé. La villa de Dalsim brûlait bien, les flammes léchaient le ciel, tendant leurs queues fourchues vers les cieux. La ville était réveillée et luttait vainement contre l’incendie. La prêtresse et le babouin, assis tous deux dans le sable, regardaient le brasier depuis les abords du lac, tout en savourant la brise vespérale.
« Tu as accompli ta vengeance, purifiant ainsi ta première existence, commença le vieux singe. Tu viens de laver l’affront de l’injustice qui subsistait en ton passé, et tu as accompli la loi de Maât, la loi de l’ordre et de l’équilibre, énonça-t-il ; et ainsi notre maitre t’a accordé une partie de ses pouvoirs. Les formules que tu as apprises dans ta jeunesse au temple ne sont pas que de simples mots, toutes ont une force propre, le pouvoir du Verbe. Tu peux désormais utiliser, dans une plus grande mesure, tout comme moi, la sorcellerie de notre protecteur, gardien de la connaissance et de tous les secrets, patron des magiciens. »
Le visage de Seshat était sérieux en disant ces mots, ce qui tranchait avec sa malice habituelle. 
« Que vais-je devoir faire désormais ? demanda Soma.
-Dalsim n’est pas le seul responsable. D’autres visages se fondent dans l’obscurité, trop lâches pour sortir à la lumière. Le vieux chacal les châtiera pleinement quand ils seront dans l’au-delà, devant l’œil d’émeraude de qui tu sais, mais c’est à nous de les aider à y accéder, dit le singe, un sourire plaqué sur ses lèvres épaisses. Ceci est ta destinée, c’est le seul chemin que tu peux emprunter. Tu n’as plus le choix, mon amie.
-J’ai compris, ne t’inquiètes pas, rétorqua Soma. Je ne suis plus une enfant. » Et je ne sais rien faire d’autre que de me battre.
« Je retrouverai toutes les plumes de son ramage s’il le faut, et n’aurai aucun vrai repos tant que sa volonté ne sera pas respectée. Je l’ai servi toute ma vie, et je continuerai, sur terre comme au ciel, tonna la prêtresse d’une voix déterminée.
-Ces paroles doivent briller en son cœur, j’en suis certain, murmura Seshat, une lueur d’admiration brillant dans ses yeux d’or pur. Maintenant, voyageons un peu avant de rentrer à Hermopolis, mon amie, je t’expliquerai plusieurs choses en chemin. »

C’est ainsi que tout les deux, au lieu de rentrer directement au temple, s’aventurèrent pendant plusieurs semaines dans le désert, vagabondant d’oasis en oasis, se nourrissant des quelques provisions achetées aux caravanes qu’ils croisaient. Dès qu’il passait non loin d’une agglomération, Soma envoyait un message au temple afin de tenir informé ceux qui comptaient sur elle.
Ils priaient tous les jours en se levant à l’aurore, puis récitaient les textes anciens jusqu’à ce que le soleil soit à son zénith, alors ils se reposaient et Soma dormait quelques heures. Puis dès que la chaleur redevenait fraiche, Seshat formait la jeune femme aux secrets des mots divins, lui expliquant la nature de sa relation très personnelle avec l’homme à tête d’ibis.
« L’énergie est partout, lui avait dit le singe. Dans le plus petit grain de sable comme dans la plus grande des montagnes, dans la pluie du ciel comme dans les vagues du Nil, dans le souffle de la tornade comme dans la douceur de la brise vespérale. Apprend à percevoir ces énergies, et à les plier à ta volonté. »
Elle s’exerçait ainsi à maitriser le pouvoir du Verbe, jouant avec les mots des éléments ; puis lorsqu’elle avait suffisamment travaillée, elle s’entrainait au combat rapproché avec son vieil ami. Pas une fois son long poignard n’atteignit le singe. Plus elle devenait précise et rapide, plus il esquivait habilement. Autant essayer de frapper les ombres avec une torche. C’est seulement après tout ces exercices qu’ils prenaient la route, de nuit, se fiant aux étoiles.
Après plusieurs jours de pérégrinations, la jeune femme et le babouin s’étaient accordé une journée d’entrainement aux abords d’une petite oasis peu fréquentée. Seules quelques silhouettes de bédouins se détachaient à l’horizon. L’eau était claire et peu profonde, et quelques palmiers offraient l’ombre de leurs larges feuilles. Seshat entraina Soma toute la journée, sous un soleil de plomb. Elle récita les textes anciens, et pria plusieurs fois. Elle s’évertua sur les conseils du babouin à plier les éléments à sa volonté, sans les combattre, en se servant simplement de leur nature, de leur énergie, ce qui était loin d’être chose aisée. Mais heureusement elle apprenait très vite.

« Toutes mes félicitations, jeune exécutrice, clama Seshat alors que la nuit commençait à tomber. Ton talent est impressionnant, il est vrai. Thot ne t’a pas choisie par hasard. »

Soma, concentrée, se tenait debout sur l’eau, au centre de l’oasis, aussi légère qu’une plume, sans en troubler la surface.

VIII

«Au banquet de la vie, infortuné convive,
J’apparus un jour, et je meurs.»
-Nicolas-Joseph Gilbert

Soma devenait de plus en plus douée, et son compagnon continuait de la former aux secrets du dieu de la connaissance et de la magie. Après un mois de marche, les deux voyageurs avaient traversé le Nil et fait une halte dans une petite ville de pêcheurs proche d’Hermopolis.
Entre le fleuve et le désert, la cité vivait paisiblement. Ils remontèrent la grande rue, bondée en ce midi ensoleillé. Certains reconnaissait la prêtresse de l’homme à tête d’ibis, la jeune femme au babouin, et se courbaient devant elles ; d’autres changeaient de direction effrayés, certains juraient dans leurs barbes. Soma ne se souciait ni des uns, ni des autres. Un grand et maigre étranger, vêtu d’une peau d’antilopes élimée, qui marchait tout en écrivant, le nez rivé sur son journal recouvert de peau de chèvre, la bouscula, s’excusa sans même lever la tête, puis repartit à vive allure, perdu dans ses pensées.
« Par le Djed d’Osiris ! s’exclama la prêtresse. Regarde donc…
-Ne t’énerves pas, la coupa le babouin, tout ceux qui consacrent leur temps à apprendre à écrire ne peuvent être de mauvais bougres. »

Ils s’installèrent dans l’unique auberge de l’agglomération, qu’ils payèrent avec ce qu’ils restaient de l’argent que le grand prêtre avait glissé dans leurs affaires. La chambre était coquette et lumineuse, et le mobilier d’assez bonne facture. Tout deux se reposèrent jusqu’à l’heure du repas. Ils descendirent au réfectoire, où les clients mangeaient gaiement des côtelettes de veau grillées aux herbes, de la purée d’aubergines au sésame et les plus rapides s’attaquaient déjà aux pâtisseries d’amande, de pistache et de dattes fraîches. Le festin, servi avec une bière brune très parfumée, animait toute l’auberge. Une bonne ambiance générale régnait sur la cantine. Soma s’assit à table et commença à gouter les différents mets, tandis que le babouin mâchonnait par gourmandise quelques gâteaux au miel. Un homme passablement ivre, se mit en quête de voir qui du grand singe ou de l’homme encaissait le mieux l’alcool. Pour une fois qu’il n’effrayait pas son interlocuteur, Seshat en profita pour achever de coucher le buveur en rigolant, de la mousse plein le museau.

Ce n’est qu’une demi-heure plus tard que le ton changea du tout au tout. La nuit était tombée, et un homme déboula dans la salle.
« Les-les Esprits…Les…Du dé-désert ! Il-ils…ont dévorés ma-ma compagnie ! Ils…cria-t-il avant de s’effondrer au sol, tremblant de tous ses membres. »
Son pagne couvert de sang, et les multiples blessures qui zébraient sa peau accentuaient ses dires. Tout le monde se leva précipitamment, et la pagaille commença à s’installer quand la prêtresse prit la parole d’une voix forte :
« Silence ! Installe-toi ici, ordonna-t-elle en installant le blessé sur une table libre, je vais glisser un coussin sous ta tête. Amenez des linges propres et de l’eau claire, lança-t-elle à la foule agglutinée autour d’eux. Vous deux, allez quérir les policiers en faction cette nuit. Quant à toi, respire fort, et explique-nous ce qui s’est passé.
-Les Esprits…plus-plus loin à l’est…ce sont les Esprits…Ils ont pris les autres…à l’est…ils les ont pris… » 
L’homme s’agitait, terrorisé comme s’il venait de voir la mort en face. Seshat prononça un mot, et caressa les tempes du blessé pour calmer son esprit, et lécha quelques unes de ses plaies.
« Le sang sur sa peau vient d’au-moins trois personnes différentes, en plus du sien, et ses blessures viennent d’une lame, bien affutée, diagnostiqua-t-il. A quoi ressemblaient ces esprits ? demanda-t-il au jeune homme allongé.
-Ce sont…ce sont des ombres…Ils ne sont que fumées…et…ténèbres…lâcha l’homme dans un dernier souffle. 
-Il est parti, murmura Soma, tout en fermant ses paupières.
-Puissent les quarante-deux juges t’accorder le repos, jeune inconnu, déclama le grand singe. » 

La scène avait jeté un froid glacial. Personne ne parlait, et un silence absolu régnait sur l’auberge.
Puis deux hommes saisirent le corps pour l’emmener au dehors, tandis que d’autres allaient enfin prévenir la police.
« Qu’en penses tu, mon ami ; que voient tes yeux dorés dans tout cela ? demanda Soma.
-Je pense que nous devrions allez jeter un coup d’œil à l’est, répondit-il gravement. On ne peut laisser de tels démons perturber l’ordre. Va chercher ton poignard, prêtresse, nous allons faire une balade nocturne.
-Que peut une lame contre des esprits ? C’est par les mots sacrés que nous pouvons les vaincre !
-Je ne connais que trop d’esprits capables de tenir une épée, répliqua le primate.»

Une minute plus tard, ils s’élancèrent dans les rues. Des gens s’enfermaient déjà chez eux à double tour. Soma saisit une torche dans un brasero non loin, et s’enfonça dans la nuit, Seshat sur ses talons. Ils parcoururent quelques lieues dans la fraicheur nocturne, suivant la piste formée par les gouttes de sang dans la poussière et le sable, et aperçurent au bout d’une heure un grand feu briller au loin.
-Eteins ta torche, jeune fille. Si nos adversaires sont ombres, soyons ombres nous aussi, déclara Seshat.
Ils s’approchèrent doucement du brasier crépitant.

IX

« La tourmente infernale, qui n’a pas de repos,
Mène les ombres avec sa rage ;
Et les tourne et les heurte et le harcèle. »
-Dante, L’enfer

L’odeur était insoutenable. Un amoncellement de cadavres d’hommes et de chevaux brûlait sous les yeux des deux compagnons. L’air était vicié par les exhalaisons du bucher improvisé. La colonne de feu s’élevait haut dans le ciel, et la fumée noire se fondait dans la nuit. Des débris épars et des restes de vêtements trainaient sur le sable fraîchement retourné, signe du semblant de lutte des caravaniers contre leurs opposants. Quelques dépouilles d’enfants étaient reconnaissables dans la pile de corps.
« Vils serpents ! siffla Soma entre ses dents, tuer des enfants… »
Des images de son propre fils traversèrent son esprit. Sa voix résonnait dans sa tête. La colère froide, contenue, sourdait dans ses veines. Elle étalait son étreinte de glace sur son cœur de pierre. Mais le temps des pleurs et de la souffrance était désormais révolu.
« Pas un seul d’entre vous n’échappera à mon courroux, continua-t-elle, glaciale.
-Selon les traces, ils devaient être une demi-douzaine, tout au plus, constata l’énorme babouin penché sur le sol. Tous se déplacent à pied. Et les empreintes sont légères, comme si elles avaient été laissées par des enfants.
-La chair grésille encore, le feu est récent, déclara sèchement la prêtresse.
-Tout indique qu’ils sont partis par ici, à vive allure, répondit Seshat. Prenons-les en chasse avant qu’ils ne nous échappent. »

Les nuages s’étaient dispersés, poussés par le vent nocturne, et l’œil gauche d’Horus, dispensant sa froide lumière rendait la piste assez simple à suivre. Il leur fallut une vingtaine de minutes de course pour atteindre le caveau. Caché entre deux dunes, le tombeau s’ouvrait telle une gueule noire et béante, prête à happer tous ceux qui passeraient à portée. L’édifice, enfoui sous le sable avait du être arraché aux profondeurs par le vent d’Amon qui modelait les dunes à sa guise. Les traces s’élançaient dans la bouche obscure, gardée par deux hommes entièrement vêtus de noir. Même leur peau semblait sombre comme la nuit, et leurs silhouettes étaient dures à discerner dans la pénombre. Soma et Seshat s’allongèrent au sommet d’une dune voisine, hors de portée du regard des deux brigands.

« L’entrée de la tombe parait vieille, déclara le babouin, et l’architecture est banale.
-Sûrement un petit bourgeois de la région, au sépulcre oublié sous le sable, rajouta la femme en en rattachant fermement son interminable chevelure.
-Nous devons punir ces criminels comme il se doit, exécutrice. Fondons-nous dans la nuit, comme je te l’ai appris. »
Sur ce, elle sortit son poignard effilé de son fourreau, caché dans son dos, puis murmura la formule secrète. Le babouin récita également la prière, si bien que sa voix grave se mêla à celle, plus tranchante de Soma, formant ainsi une mélopée mystérieuse de mots de pouvoirs.
Les ténèbres de la nuit semblèrent s’agiter. Des lambeaux obscurs se détachèrent des nuages et enveloppèrent les deux magiciens. Les rubans d’obscurité tournoyèrent de plus en plus vite autour d’eux, et quand ils s’étiolèrent dans la brise du désert, Soma et son singe étaient indiscernables pour l’œil humain. Soma voyait comme au travers d’un épais brouillard, ce qui rendait les deux gardes encore plus flous, mais eux ne se rendraient probablement pas compte de leurs présences.
« Maintenant allons-y, murmura Seshat à voix basse. Pas de pardon pour ceux qui dévient du chemin de la justice. »

Tout deux contournèrent l’entrée de la tombe, pour s’approcher par derrière des deux hommes, postés de chaque côté de l’entrée. Seshat s’élança dès qu’il fut assez proche, et planta ses crocs dans le cou de l’ombre. L’homme tressaillit un instant, mais le singe ne relâcha pas sa prise. Trois secondes plus tard, il tomba, mort. Soma avait simultanément sauté sur l’autre garde, mais celui-ci avait esquivé sa lame, comme s’il avait prédit ce qu’allait faire la prêtresse.
D’un cimeterre obscur, apparu dans sa main comme par magie, il frappa soudainement dans son dos, et entailla à l’épaule Seshat qui se trouvait derrière lui. Dans la seconde suivante il décocha un violent coup de pied, devant lui à la jeune femme, que Soma réussit tout de même à bloquer.
L’homme semblait pouvoir les voir, les pressentir, même s’ils n’étaient pas dans son champ de vision. Seshat, surpris, rugit et s’interposa entre l’homme de la nuit et Soma, puis attaqua de ses longues griffes son adversaire, qui esquivait à une vitesse prodigieuse. Soma ne prit pas la peine de le contourner et se rua sur lui, tranchant et piquant de son poignard l’homme qu’ils combattaient. Ce dernier ne la regardait même pas, et Soma eut l’étrange sentiment qu’il la voyait malgré tout aussi sûrement que si elle se trouvait sous le soleil de midi. L’épée sombre de son adversaire apparut soudainement au dessus de sa tête et décrivit une longue courbe vers son visage. Mais la lame ne trancha que des ombres. Soma se laissa glisser le long du fil tranchant de l’arme, et réussit à bloquer le poignet de son opposant. Dans le même mouvement, elle planta son couteau sous le menton de l’homme de la nuit, traversant sa mâchoire inferieure. Mais dans un dernier sursaut, ce dernier trancha dans la cuisse de la prêtresse, lui arrachant un cri. L’affrontement n’avait duré qu’une vingtaine de secondes, et si un œil extérieur avait assisté à l’affrontement, il n’aurait vu que des ténèbres danser ensemble, illuminés parfois de l’éclat d’une lame.

Les deux ombres étaient désormais éteintes. Le charme entourant les deux combattants victorieux s’était dissipé. Seshat lava et pansa la blessure à la cuisse de sa compagne, et lécha son épaule meurtrie. Aucun autre soin ne lui était utile, il était aussi solide qu’un roc. La jeune femme était elle plus sérieusement touchée, et ne pourrait plus courir pendant quelques jours, mais sa volonté était de fer. Rien ne la ferait reculer.
Après quelques minutes de repos, ils examinèrent les deux corps. Leur peau était peinte en noir, et leurs lames avaient été frottées avec de la suie, afin qu’elles ne reflètent pas la clarté lunaire. Leurs mouvements rapides, et leurs vêtements moulants noirs comme le charbon renforçaient l’idée qu’ils n’étaient que fumées. Mais c’était bel et bien des hommes. Des hommes tenaces, morts tous deux dans le silence le plus complet, sans un soupir.
« C’est bien ce que je craignais, déclara Seshat en soulevant la paupière d’un des deux cadavres. » 

X

« Sont transformés, chez d’autres, leurs os en poudre
Eparpillés, devenant éléments des tombes. »
-Fii Genaale, poème peul

Seshat se redressa et regarda longuement le ciel, comme s’il voulait découvrir ce qui se tramait derrière les étoiles, semblant attendant une réponse.
« Ce sont des regards-de-pierre, lâcha le babouin. Ce sont des hommes, envoutés par un esprit néfaste, qui les a soumis à sa volonté. Quand les gens sont frappés de famine, de mort ou de maladie, et quand ils en viennent à maudire la vie, ils désirent mettent fin à leurs jours. Et c’est à ce moment qu’une voix résonne dans leurs têtes. Ainsi, désespérés et vulnérables, ils deviennent assez malléables pour qu’une puissance extérieure puisse prendre le contrôle de leurs corps. Tous leurs souvenirs s’effacent, et plus aucune émotion ne les habite. Ce ne sont que des pantins, obéissant à leur maitre, qui les fait danser aux sons de sa mélodie. C’est pour cela qu’ils sont si redoutables. Ils ne redoutent ni la mort, ni la douleur. La fatigue et la soif leurs sont inconnues. Regarde, ils se sont battus les yeux fermés. »
Soma examina les pupilles des deux hommes. Leurs yeux étaient vitreux, presque blancs. Assurément ils ne voyaient rien. Seule la petite voix qui susurre dans leur tête fait tenir leurs corps, songea Soma. Ils ne sont pas si différents des exécuteurs divins comme moi, qui tenons debout grâce a la flamme de notre protecteur. Quelle différence y a-t-il au final entre une marionnette et un mortel ?

« C’est pour cela qu’on les surnomme ainsi, continua le singe. Les regards-de-pierre. L’esprit tirant les ficelles de ces marionnettes ne doit pas être loin…C’est lui que nous devons débusquer et purifier.
-Est-ce un lémure ? demanda la prêtresse. J’en ai entendu parler au temple quand j’étais enfant. »
Elle avait l’impression, tant ses souvenirs lui paraissaient lointains, que son enfance, son apprentissage, dataient d’une autre vie. Ce qui n’est pas totalement faux.

« Je vois que tu as bien retenu tes enseignements mon enfant, répondit Seshat, souriant. C’est en effet un lémure, l’esprit…
-D’un défunt qui n’a pas été enseveli selon la tradition, le coupa-t-elle, sans sépulture et sans momification. Et dont la haine est si forte qu’il est resté ici, pour se venger des vivants.
-Thot n’a vraiment pas fait de toi son exécutrice pour rien, siffla le primate. Mais tu oublie une chose, c’est que les lémures sont des esprits relativement faibles, et les corps qu’ils manipulent sont généralement peu nombreux, quatre ou cinq, tout au plus. De plus, tout les regards-de-pierre sont généralement lents et maladroits. Les deux hommes que nous venons d’affronter étaient loin d’être malhabiles avec une épée. Nous devons trouver cet esprit et le purifier. Viens, entrons. »

Sur ce, ils pénétrèrent dans le monument funéraire. L’air était lourd, et la poussière voletait, dressant un brouillard en suspension. Assez curieusement, dès quelques mètres, plusieurs torches éclairaient le tunnel, assez large pour que trois hommes y marchent de front. Seshat expliqua que si les pantins étaient aveugles, celui qui les contrôlait avait besoin d’un minimum de lumière pour les guider dans les ténèbres. Soma sortit son poignard, et saisit une torche de sa main libre. Sa cuisse la lançait, et elle sentait les pulsations de son cœur battre dans la plaie, mais ne s’en plaignit pas. Les murs ne comportaient que de rares cartouches d’hiéroglyphes, pour la plupart grattés, indéchiffrables.
Après plusieurs longs couloirs, et quelques volées d’escaliers, le chemin se divisait en trois.
« Cet horrible tombeau n’est pas si modeste, après tout, pesta l’égyptienne. Espérons que le crétin enterré là n’à pas eu la bonne idée d’installer des pièges pour les pillards, tel les pharaons.
-Prenons à droite, se contenta de répondre Seshat. »

Ils continuèrent sur quelques mètres, et débouchèrent sur une immense salle, bien éclairée, au plafond haut soutenu par une dizaine de colonnes. Tout deux s’arrêtèrent, ébahis.
« Effectivement le bonhomme ne devait pas un être un simple paysan, ricana Soma. »
 
Des bas reliefs et de multiples dessins tapissaient les colonnes. Une dizaine de sarcophages trainaient dans un coin de la pièce, et des meubles luxueux trônaient un peu partout. Délaissant le milieu de la chambre funéraire, s’étalait contre les murs un véritable bric-à-brac d’objets hétéroclites, jetés là, pèle mêle, dans le désordre le plus total. Se trouvaient là des miroirs de cuivre, des paravents peints à la main, des coffrets à bijoux, des tapis précieux, des étoffes de lin. Même un char de combat au timon richement décoré et aux destriers momifiés, côtoyait des râteliers d’armes, des vases perses, ou encore un magnifique lit de bois blanc, finement décoré.
Mais le plus dangereux de tout ce capharnaüm était ce qui se trouvait au centre de la pièce.

XI

« N’est pas mort ce qui à jamais dort et au long des ères peut mourir même la mort. »
-H.P. Lovecraft

Au milieu de la vaste chambre, dix hommes vêtus de noirs et à la peau noircie étaient allongés sur le sol : les regard-de-pierre du lémure, probablement au grand complet. Ils paraissaient morts. Allongés sur le dos, bras le long du corps, aucune respiration ne semblait soulever leurs poitrines. Seules leurs paupières tremblaient, comme si un mauvais rêve les harcelait dans leur sommeil.
« Tu n’avais pas dit quelque chose comme « quatre ou cinq, tout au plus » ? murmura Soma au babouin. 
-Silence, partons avant qu’ils ne s’aperçoivent de notre présence. A deux contre dix de ces chiens envoutés, nous n’avons aucune chance, mon amie, malgré tout l’alacrité dont tu voudrais bien faire démonstration.
-Libérons les plutôt, répliqua la jeune femme. Tuons-les pendant qu’ils dorment. » 
En même temps, elle se déplaça sur la pointe des pieds, et saisit silencieusement un sabre dans un râtelier. L’arme était vieille et lourde, mais tranchait encore. De serrer la poignée d’une lame, elle se sentait plus rassurée. Surtout contre des adversaires comme eux.
C’est à ce moment précis qu’ils se levèrent. Six des ombres se redressèrent comme un seul homme, en un instant, puis restèrent debout, droits comme des hallebardes et aussi immobiles que des statues. Les deux disciples de Thot n’avaient pourtant fait aucun bruit. Ils se cachèrent promptement derrière une grande armoire à papyrus.

« Ils ne nous ont pas vus, chuchota le grand singe, restons ici, silencieux comme le Nil. N’engageons pas le combat contre eux, c’est leur maitre qu’il faut trouver, et lui seul. »
Ils patientèrent de longues minutes quand enfin les six ombres se déplacèrent. La salle possédait deux autres sorties, et les hommes s’engagèrent d’un pas égal dans celle de droite qui descendait dans les profondeurs du tombeau.
« Tu penses qu’ils vont voir celui qui les manipule ?
-Sûrement, mon enfant, sûrement. Prenons la galerie de gauche. Si mes prévisions s’avèrent exactes, la chambre du défunt doit se trouver au plus profond, et la galerie de gauche doit mener aux balcons de celle-ci, comme c’est souvent le cas dans des vieilles sépultures. »

Ils traversèrent la grande salle en longeant les murs, ce qui n’était pas chose aisée, tant le désordre régnait. Soma en plus de son lourd sabre d’apparat, chaparda au passage une dague au manche d’ivoire qui trainait, puis passa la lanière de cuir du fourreau autour de sa cuisse indemne. « On n’est jamais trop prudent, songea-t-elle. » Ils s’engouffrèrent ensuite dans la galerie de gauche qui montait légèrement.
Soma se sentait mal à l’aise, observée, comme si un regard était fixé sur elle en permanence.
Si Seshat ne dit rien, ca doit être mon esprit qui me joue des tours, se répéta-t-elle intérieurement, surtout dans un tel environnement.

Après quelques minutes de marche dans le tunnel aux parois ornées de hiéroglyphes, ils débouchèrent sur un petit balconnet, au pied duquel s’étendait le caveau principal. La vaste cavité abritait un sarcophage de granit de bonne taille, dont le couvercle était renversé et brisé sur le sol, et quatre caissons de granit massif, à but purement décoratif. Huit ombres étaient alignées devant le sarcophage brisé. Devant eux se tenait le lémure. C’était une forme indistincte, faite de brume et de poussière, aux reflets opalins. On aurait dit une colonne de fumée jaune, toujours en mouvement, et au centre de laquelle se détachait une silhouette humaine. Soma n’en avait jamais vu, mais sentit immédiatement que c’était leur cible. Une aura de haine et de mépris semblait émaner de l’esprit, comme quelque chose de presque palpable. Sa voix sépulcrale résonna soudain dans toute la pièce, tonnant tel l’éclair. Puis les paroles du spectre ressemblèrent plus à des courants d’airs, ponctués de raclements de gorge. Ces bruits semblaient former un langage, car soudain les hommes envoutés s’animèrent, comme s’ils sortaient d’un long coma, et s’élancèrent dans les galeries, laissant leur maitre seul.

Soma et son ami n’eurent même pas besoin de se regarder pour savoir ce qu’il fallait faire. Les deux compagnons récitèrent ensemble plusieurs fois une courte incantation, se laissèrent tomber du balcon, et atterrirent comme les félins de la femme à tête de chatte, sans aucun bruit, comme si un coussin d’air amortissait leur chute. Il n’y avait effectivement personne, mis à part eux et l’esprit vengeur. Ce dernier était tourné vers le fond de la salle, et leur tournait le dos. Ils firent quelques pas vers lui, quand sans bouger, il déclara d’une voix forte :
« Vous voilà enfin ! On ne peut pas dire que vous soyez des téméraires, chiens galleux ! »
La déclaration avait surpris la femme tout comme l’animal. Le lémure se retourna lentement. Il était nettement discernable à cette distance, et le jeune homme de fumée se mit à ricaner.
C’était un garçon au physique ingrat, dont les deux mains avaient été coupées, et les moignons n’avaient pas repoussés, même après la mort.

« Nous sommes ici, pour toi, voleur, déclara l’égyptienne. Laisse toi faire sans résistance, lémure, et tu seras libéré de ce semblant d’existence.
-Je le sais bien que vous êtes ici pour moi, j’ai congédié mes serviteurs pour que vous sortiez enfin de votre trou. Mais tu te trompes, car cette existence me ravit, jeune fille ! Le grand serpent m’a fait revenir, m’offrant sa force, pour me venger de vous, vous et votre justice aveugle ! Et pour semer désordre, mort et destruction ! tonna le lémure, menaçant.
-Aveugle ? C’est toi l’aveugle, déclara Seshat. Toi et tes hommes, aux regards-de-pierre. Si un aveugle guide un aveugle, tous les deux tomberont dans un trou. Et c’est là que tu vas disparaître, toi le pilleur de sépulture, toi le tueur.
-Pilleur ? Cette tombe n’est qu’un cénotaphe, le propriétaire n’a jamais été enterré ici. Voyez le sarcophage est vide depuis toujours, et personne n’est encore rentré ici avant vous deux. Mais tu as raison sur un point, stupide babouin, continua l’esprit, un sourire malsain tranchant son faciès de fumée. Je suis un tueur impardonnable, et je compte bien ne pas m’arrêter. Soma, la grande prêtresse d’Hermopolis et son fidèle compagnon, Seshat ! Vous serez de valeureux adversaires, laissa tomber le spectre aux poignets tranchés.

XII

« Votre attaque doit être implacable. Elle doit être conçue comme une entité à part entière.»
-Miyamoto Musashi

L’acier déchira la chair en l’effleurant à peine. La lame affutée voletait dans la pièce, portée par une volute de fumée et de sable. Le sang roulait déjà sur le bras de la combattante. Quelques perles de rubis s’écrasèrent sur le sol.

« Que peut une épée contre le sable ? ricana la voix tonitruante du spectre. Je ne suis que poussière, et aucune lance au monde ne peut me pourfendre. Je suis telle l’eau, et l’eau ne peut être ni fendue ni ligotée. Alors laisse donc tomber cette vieille épée au sol, prêtresse. » 

La douleur battait la mesure à ses tempes. Seshat aussi était blessé, et tous deux étaient fatigués. Leur adversaire n’était plus qu’un tourbillon, et aucune silhouette n’était discernable dans ce maelström. La lame du sabre de Soma ne faisait que de le traverser, comme s’il n’était que fumée, impalpable. Trop lente, beaucoup trop lente, susurra son instinct dans sa tête. La technique des deux ailes sera choix bien plus idoine. Elle lança l’arme trop lourde dans la tornade, et dégaina son poignard et sa dague, une lame dans chaque main. Juste pour assurer sa défense. Son plan était tout autre.

Il avait raison. Le fer ne pourrait rien contre lui, c’était par la puissance de l’esprit qu’ils le vaincraient. Mais par quelle formule, quel mot de pouvoir, se demanda Soma. Le babouin esquiva la lame du lémure et lui cria de reprendre ses esprits :
« Concentre-toi ! Fais régner le vide en toi et détruis cet être abject, déclara le singe. Je vais le retenir le temps qu’il faudra. »

Au moment où il finit sa phrase, il grogna de plus belle, et murmura quelque chose. Une lumière blanche diffuse l’entoura d’une aura irisée. Il bondit de nouveau à l’attaque.
Ceci détournera son regard pour un temps, merci mon ami. Soma fit ensuite le vide en elle-même, inspira profondément et ferma les yeux. Elle imagina un espace vide, un univers entièrement noir. Au cœur de ce néant de calme, un point blanc apparut, et elle le fit grossir, encore et encore jusqu’à s’engouffrer mentalement dans cette bulle de lumière. Les bruits du combat s’atténuèrent. La douleur s’estompa elle aussi. Elle imagina ensuite un point noir dans cet espace blanc, et plongea à nouveau dedans. Puis un point blanc. Puis un point noir. Désormais, elle était parfaitement sereine. Aucun son ne lui parvenait, ni aucune autre sensation. Elle avait confiance en son compagnon, et ne songeait qu’à ce qu’elle devait faire. Puis, elle déclama, déterminée, et de plus en plus fort :

« Ô toi, flèche de feu, tirée depuis les cieux,
Echarde sacrée, éclair barbelé,
Chemin éphémère, reliant le ciel à la terre,
Tranchez mon adversaire, Foudre et Tonnerre ! »

Elle avait crié les derniers vers, et le singe tourna sa tête vers elle, un sourire aux lèvres, sourire qu’elle ne pouvait voir. Une seconde de silence total s’écoula. Le temps semblait suspendu. Elle ouvrit les yeux. Et ce fût la fin du combat.

Un éclair blanc sortit de son regard, et alla percuter de plein fouet l’esprit. La foudre avait été projetée à une vitesse divine des yeux de Soma, aussi brillante que le soleil.
Alors il hurla.
Il hurla aussi fort qu’une montagne qui s’écroule, aussi sauvagement qu’un loup hurlant à la lune. Puis son hurlement devint éclat de rire macabre et éraillé :
« Ne vous réjouissez pas trop vite, maudits chiens, le grand serpent qui m’a fait don de sa force ne vous épargnera pas, et quand le soleil sera éteint, votre vie s’achèvera… »

Puis dans un nuage de volutes dorées, il s’évapora.

Le jour se levait quand ils sortirent à l’air libre. Ils avaient pansé vulgairement leurs blessures, et laissé les regards-de-pierre sombrer dans le coma.
« Ils ne sortiront jamais de cet état catatonique, avait déclaré Seshat, l’envoutement est malheureusement irréversible. »
Soma cracha un peu de sang, et se mit en retour sans répondre.

Sur le chemin du retour, elle s’était évanouie, et c’était son fidèle compagnon qui l’avait portée jusqu’à l’auberge, où elle dormit toute la journée.
Le singe qui ne dormait jamais, était assis à la fenêtre, et regardait au loin. Le soleil se couchait sur les dunes, et un vol d’ibis traversa le ciel.
Ce que le singe ne vit pas, c’est le serpent se faufiler sous le sable.

XIII

« La mémoire est la sentinelle de l’esprit. »
-William Shakespeare

Le soleil commençait seulement à étendre ses mains lumineuses sur la ville, quand la jeune musicienne rentra chez elle. Le matin était frais, et des nuages menaçants se profilaient, loin à l’est. Elle gravit les marches de l’entrée et pénétra dans le temple, désert à cette heure ci, mis à part quelques babouins déambulant ici et là. Elle alla directement dans la chambre du grand prêtre, qui à son âge avancé, ne dormait plus que quelques heures par nuit. Il était assis en scribe et rédigeait un nouvel hymne sacré sur sa tablette de calcaire.
« L’inspiration ne me vient pas aujourd’hui, déclara-t-il, sans même lever les yeux sur la femme à la peau sombre. Je dors de moins en moins paisiblement, et ces nuages sombres sont de bien mauvais présages à mes yeux… »
Le vieil homme se redressa péniblement, rejetant l’aide proposée par la musicienne, et s’appuya sur sa canne. Ses petits yeux marron brillaient toujours de la même intelligence.
« Dis-moi, quelles nouvelles ramènes-tu de tes investigations ? demanda le patriarche.
-De bien tristes paroles, j’en ai peur, commença Kashya. J’ai été voir tout nos informateurs habituels et j’ai même étendu mes recherches aux grands prêtres d’Assiout et ceux de Carnac de passage ici, et tous convergent pour dire que les jours prochains devraient être aussi sombres que les nuits. Un exécuteur de Sobek a été retrouvé mort, lacéré, dans un village au bord du Nil, et une prêtresse de Sekhmet est portée disparue.
-Le serpent se renforce, conclut le grand prêtre, et même Soma, revenue de l’au-delà ne pourra pas le combattre seule…Prions mon enfant, prions, pour que l’ordre triomphe du désordre. Et puisse la flamme de la justice brûler le venin. » 

Suite à l’entrevue, la musicienne du temple allât s’asseoir avec sa petite harpe dans le naos, devant la grande statue de l’homme à tête d’ibis. Elle ferma les yeux et commença à gratter les cinq cordes de l’instrument, avec douceur et finesse. La musique résonna dans le temple aussi sûrement que dans le cœur du grand prêtre qui l’écoutait silencieusement.
Envoutante et profonde, la mélodie se répandait dans l’espace, avec harmonie. La musique était sublime. La lyriste fit vibrer les cordes de l’instrument pendant plus d’une heure, improvisant sans s’arrêter, communiant avec la divinité. Elle jouait pour des jours meilleurs, elle jouait pour son amie, elle jouait pour l’équilibre du monde.

Le vieil homme ne pouvait s’empêcher de penser à Soma, partie au loin avec Seshat. Il se rappela son arrivée au temple, alors qu’elle n’était qu’une orpheline. La nuit était déjà bien avancée, et c’était la peur qu’il avait ressentie la première fois, en voyant cet énorme babouin déposer l’enfant, blessée et tremblante, devant la statue de Thot. L’animal, doté de la parole n’était autre que Seshat. Il veilla sur la jeune fille toute la nuit. Le lendemain, Soma allait mieux et répondait aux questions du grand prêtre. Elle ignorait d’où elle venait, ni qui étaient ses parents. Elle avait vécue dans la rue depuis toujours.
Seshat déclara l’avoir trouvée sur les marches du temple, tenant fermement un sabre court bien trop lourd pour elle, pleurant toutes les larmes de son corps. Il lui avait offert sa protection, et un prénom.
Soma.

Une semaine à peine après son arrivée au temple, la jeune fille commençait déjà à déchiffrer les hiéroglyphes sacrés ornant les murs avec Seshat. Elle poursuivit son apprentissage, année après année, apprenant les paroles sacrées et les chants avec les prêtres et les scribes, parmi les autres disciples du temple, ainsi que l’histoire des dieux et des hommes. Elle apprit également l’art de l’épée et du combat avec Seshat, qui ne la quittait presque jamais. Puis après avoir achevé sa formation, maniant le calame aussi sûrement que le couteau, elle passa l’examen pour devenir prêtresse-exécutrice du temple, qu’elle réussit tout naturellement. Même si dans d’autres temples, des exécuteurs étaient parfois accompagnées d’émissaires divins personnifiés sous les traits d’un lionceau ou d’un faucon, jamais on n’avait vu une femme aussi jeune, presqu’une gamine, être choisie, encore moins une femme sans racines, aussi tranchante qu’un sabre, et qui plus est accompagnée d’un singe parlant la même langue que les hommes.
Elle avait apprit à se battre pour faire régner la justice, et avait apprit les connaissances sacrées pour en comprendre l’essence. C’était un miracle, un signe du destin. Tout le temple l’accueillit à bras ouverts, et celle-ci en devint la prêtresse combattante, bien plus violente que ses homologues des autres dieux, des autres villes. Bien plus efficace aussi. Le tout avant ses vingt-cinq printemps. Elle fut celle qui exécuta les missions secrètes, les volontés de l’homme à tête d’ibis, avec son compagnon animal. Elle fit couler le sang, les larmes, mais toujours pour faire régner l’ordre. Pas de pardon pour ceux qui dévient du chemin de la justice.

Ils ont toujours étés inséparables, se remémora le patriarche, et jamais on n’avait vu telle fraternité entre un homme et un animal. Bien que Seshat soit bien plus qu’un singe comme les autres.
Il revit ensuite la musicienne et la prêtresse en train de courir dans la cour intérieure du temple, en chantant et riant, des fleurs d’hibiscus fichées dans leurs cheveux. Que ces années furent douces, et bien trop courtes. Puis la vie était apparue dans le ventre de Soma, vite balayée par la mort. La mort, froide, et détachée. Jugement trop sévère pour un fanatisme exacerbé pour les uns. Juste retour des choses pour celle qui disait-on prenait parfois plaisir à faire souffrir pour les autres qui méprisaient les origines de cette jeune prêtresse et qui craignait son efficacité. Soma et son fils morts tout deux, exécutés à trois jours d’intervalle. Le corps de son fils avait été retrouvé sans vie, et le corps de Soma ne fut jamais retrouvé, emporté par les crocs d’Anubis. Seshat s’en alla aussitôt. Le vent du deuil avait soufflé de longs mois sur le temple d’Hermopolis.
« Puissent tes nouveaux jours et les prochains être plus lumineux, déclama le prêtre à voix haute… » 

XIV

« Et puis l’orgue s’éloigne, et puis c’est le silence, […]
Et l’astre et les flambeaux font des zigzags fantasques,
Dans le fleuve plus noir que le velours des masques.»
-Verlaine


Soma récupéra de ses blessures en quelques jours à peine. Seshat avait lavé et bandé ses plaies, et un prêtre de Sekhmet envoyé par l’aubergiste les avait recousues. Passant le plus clair de son temps à dormir, elle s’entrainait néanmoins quelques heures par jour avec Seshat, travaillant sa souplesse ainsi que sa maitrise des mots sacrés. Son bras et sa cuisse ne la faisaient presque plus souffrir, le long repos imposé par Seshat lui avait fait le plus grand bien.

Le soleil du matin se levait péniblement, quand quelqu’un frappa à la porte de la chambre. La porte de bois s’ouvrit lentement et une jeune femme entra.
Soma se réveilla en sursaut et instinctivement voulut porter la main à son poignard dissimulé dans son dos, sous son imposante chevelure, mais il était rangé dans ses affaires. C’est alors qu’elle reconnut la musicienne.
« Kashya !
-C’est comme ca que tu accueille une vieille amie, Soma ? articula la femme aux éphélides, taquine. »

Vêtue d’une grande tunique blanche, des bracelets d’électrum passés aux poignets et aux chevilles, un collier de lapis-lazulis venait ajouter une dernière touche de couleur à l’ornement de la jeune femme. Une flûte et un poignard étaient tous deux dans leurs étuis, passés dans sa ceinture de cuir. Ses cheveux bouclés cascadaient sur ses épaules, encadrant son visage doux et harmonieux.
Son regard de saphir brillait de mille feux. 
Soma se détendit, et inspira profondément. 
« Tu guéris toujours aussi vite à ce que je vois, lança la musicienne. Nos prières ne furent pas totalement vaines.
-Quel plaisir de te voir en pleine forme, dit le singe avec un grand sourire. 
-Quelle bonté, monseigneur, plaisanta la jeune femme en s’étirant dans ses draps.
-Aucune mansuétude ni munificence ne sont vaines de te voir ainsi sémillante, mon amie, rétorqua le babouin aussitôt. Ce qui fit rire la musicienne aux éclats. » D’un rire un peu trop haut, un peu trop faux.
« Délaisse donc ta rhétorique, vieux singe. Raconte-nous ce qui te tracasse, Kashya. Je sens un trouble en toi. Les nouvelles sont si terribles que cela ?
-Malheureusement, oui. Seshat m’a envoyé un message par pigeon voyageur dès votre retour ici, me demandant de trouver toute information utilisable sur le  « Grand Serpent » et nous avons menés de longues recherches au temple, fouillant dans les vieux registres aussi bien que dans les bibliothèques privées de certains de nos donateurs. Nous avons découvert plusieurs choses inquiétantes.
-Le grand serpent serait une bande criminelle très bien organisée, qui compterait de quelques dizaines à quelques centaines de membres. On leur compte quelques vols, rapt d’enfant, et surtout l’assassinat de défenseurs de l’ordre en tout genre. Magistrats, prêtres, généraux, et même quelques amis proches de Pharaon. On dit même que ce dernier serait lui-même menacé, bien que je doute qu’ils réussissent un tel exploit tant il est délicat de l’approcher. De plus, l’Atoum, un artefact divin très puissant aurait été dérobé dans un temple de Bastet il y a deux jours à peine, durant l’attaque d’un temple. On a dénombré plusieurs morts, et quelques blessés.
-Attaquer un temple, grogna Seshat, ces chiens d’infidèles ne respectent donc rien…
-Calme toi, vieil ami, justice sera rendue, dans ce monde ou dans l’autre, ne t’inquiètes pas, le rassura Soma.
-Le plus inquiétant est que seuls quelques membres prestigieux du clergé sont au courant des va et viens des artefacts, qui voyagent de temple en temple, séjournant quelques mois dans l’un, avant de partir dans un autre, dans le plus grand secret. Le mouvement perpétuel représentant une excellente protection.
-Mais pas suffisante néanmoins, remarqua la prêtresse.
-Et les témoignages des survivants de l’attaque sont formels, les pillard arboraient tous le même blason, un serpent noir sur un fond vert. Tous étaient très bien entrainés qui plus est.
-Cela sent mauvais, cette histoire…Mais pourquoi l’Atoum. A-t-il un autre symbole que celui représentant le soleil qui se couche ?
-Pas à ma connaissance, Khépri, le Scarabée divin représente le soleil qui se lève, jeune et innocent, et Atoum, l’astre du soir, vieux et fatigué. Ne me demande pas pourquoi l’on-t-il dérobé, je n’en sais rien. Mais si un tel artefact, à la puissance divine tombe entre de mauvaises mains, je n’ose espérer la terreur dans laquelle l’Egypte peut tomber.
-J’imagine qu’ils voudront également voler le Khépri, afin de perturber la course du soleil, ou je ne sais quelle autre hérésie. Kashya, envoie au plus vite un message au grand prêtre, et demande lui dans quel temple est actuellement le Scarabée Sacré.
-Le grand serpent, déclara Seshat dans son coin, cela me rappelle une vieille histoire, mais j’ose espérer que je me trompe. Jadis, un faux dieu rassemblait les foules, promettant force et gloire à ceux qui braverait l’interdit pour lui. Sous les traits du serpent, il était vénéré dans tout le royaume, mais ce culte aux dérives multiples fut vite interdit. Même si l’Egypte offre la liberté à tous les cultes, si ceux-là se finissent dans la dépravation et le sang, ils doivent être bannis. C’est ce qu’il s’est passé, et l’on a souvent dit alors que le grand serpent est mort.
-Si je te suis, reprit Soma, tu pense que des cultistes de ce faux dieu auraient subsistés, et ourdirait en secret leurs manigances ?
-Tout à fait, et j’irai même jusqu’à penser que c’est eux qui…t’ont assassinée, lâcha le singe. Sachant d’avance que tu t’opposerais à eux. »
Kashya voulut ouvrir la bouche, mais un regard du babouin la découragea aussitôt.
« C’est donc eux…qui ont tués mon enfant, murmura la prêtresse, tremblante, soudain transie de froid. »

Une larme coula sur sa joue, unique, brillante.
Elle ferma les yeux.

Quand elle les rouvrit, elle était seule dans la chambre ; Kashya et Seshat l’avait laissé réfléchir, lui laissant le temps d’assimiler ces nouvelles.
Le poison de la haine s’était insinué dans ses veines, glacial et dangereux.
Elle avait revu son fils et son amant. Tout les deux emportés par la mort. De bons souvenirs avaient défilés dans son esprit. Mais bien vite, un feu bouillonnant était montée en elle, chassant le venin et les regrets. Ce feu, c’était la flamme de la justice, qui hurlait dans son cœur.

Le grand serpent.
Apophis.
Tel était l’ennemi de la prêtresse.

« Ma lame n’épargnera personne, déclara Soma à voix haute. Personne ne peut braver la loi de Maât, et la justice sera tranchante pour tous ceux qui perturberont l’ordre. Prends garde à toi, vil serpent d’Apophis, même toi, faux dieu, tu n’es pas à l’abri de la souffrance. »

XV

« Après le calme vient la tempête. »
-Proverbe


Le soleil restait timide, et d’épais nuages gris profilaient leurs tristes silhouettes au loin. Le vent, invisible et puissant, soufflait sur le désert avec colère, menaçant de se transformer en tempête de sable d’un instant à l’autre. Le matin terne et morose raviva une certaine mélancolie dans le cœur de Soma. Le souvenir joyeux de son fils perdu lui semblait si loin désormais. Le reverrai-je un jour ? s’interrogea-t-elle. Après ma mort ?
Mais elle ne put méditer plus longtemps, car Kashya, son amie d’enfance pénétra dans la chambre d’un pas vif.
« Le Khépri est à Hermopolis ! lança-telle. Chez nous.
-Si l’Atoum que les cultistes d’Apophis ont dérobé est le soleil qui se couche, ils auront également besoin du Khépri. J’ai bien peur que notre temple soit victime d’une attaque, lui répondit le grand babouin.
-Nous devons les intercepter, dit Soma. Si les deux artefacts, tout deux liés à la course du soleil tombent entre leurs sales pattes…
-Nous ne pourrons pas rentrer tout de suite, déclara Seshat. La tempête va faire rage dans quelques heures. Nous devrions attendre ici. 
-On ne peut pas se permettre de laisser le temple sans protection tu le sais bien. On a besoin de vous deux, vous êtes les armes du temple, les deux ailes de l’ibis. Le Khépri est actuellement à Hermopolis, et ce n’est pas quelques statues qui le protégeront efficacement, j’en ai bien peur.
-Les disciples du grand serpent sont pires que les cobras noirs du désert, dit Soma. C’est du poison qui coule dans leurs veines. Nous ferons confiance à notre protecteur et marcherons la tête haute. Je vais aller régler l’aubergiste, pendant que tu prépareras nos affaires. Kashya, rassemble des provisions, et demande si l’on peut louer des montures. Nous partons dans trente minutes, dit-t-elle d’un ton qui n’autorisait aucune objection. »

La tempête de sable faisait désormais rage au dehors et on ne voyait pas plus loin qu’à un jet de pierre. Le ciel était obscurci, et le désert lui-même semblait onduler tel un serpent, les dunes se modelant et se remodelant sans cesse. Les grains de sables virevoltaient avec férocité, comme s’ils tentaient d’écorcher les peaux découvertes. Comme si tous ces petits projectiles étaient animés d’une vie propre et poussés par une force maligne pour entailler tout imprudent assez téméraire pour s’aventurer au dehors. Personne ne plaisantait avec le sable ; il est bien connu que la poussière du désert, si elle est soulevée par les dieux peut réduire n’importe qui en pièce. Et on se méfiait du vent, qui érodait même les montagnes.

« Aucune monture n’est disponible, cria la musicienne pour que sa voix couvre le bruit du vent. Nous allons devoir marcher toute la journée pour rallier Hermopolis.
-C’est une très mauvaise idée, gronda Seshat, enroulé lui aussi de toile épaisse. Même si l’homme à tête d’ibis nous protège, on ne traversera jamais cette tempête indemne, attendons une accalmie.
-Te voila bien couard, vieil ami, nous avons pourtant déjà bravé bien pire que quelques nuages de poussière, ricana Soma. On n’a plus le temps de tergiverser, surtout si le temple est menacé.
-Même ton sabre ne peut trancher le vent, jeune femme, répondit-il.
-Je vais vous aider, déclara calmement Kashya. Après ta mort, Soma, j’ai senti un changement en moi, et j’ai bien progressé. Et bien que je ne sois pas une exécutrice, comme toi, l’homme à tête d’ibis m’a néanmoins aussi accordé la maitrise de quelques tours, dit-elle, un sourire aux lèvres. C’est assez récent pour moi, mais je pense que nous pouvons rallier Hermopolis assez rapidement, et ce, malgré l’ire de Sekhmet la grande. »

Ses deux amis la regardaient intrigués, sortir sa flûte de son fourreau. L’instrument était finement ciselé, et richement décoré d’arabesques. Elle porta la flûte à ses lèvres.
« Combattons le vent par le vent, murmura-t-elle. »
Puis elle commença à jouer. Le son était cristallin, extrêmement pur. La mélodie, douce et languissante, était très belle. Après quelques notes, une bulle de calme se forma autour des trois voyageurs. Le sable était comme stoppé par un mur invisible, et une sphère de paix régnait tout autour d’eux. Une perle de sérénité au milieu du maelstrom, se dit Soma, te voila bien avancée sur la voie des arcanes ma sœur. Ils s’enfoncèrent dans la tempête, tranquillement, au son mélodieux de la flûte de Kashya.

Le vieux prêtre effectuait les offrandes du soir, dans la cour intérieure, avec quelques scribes. Un mauvais pressentiment ne le quittait pas depuis quelques jours. Il espérait que le voyage de Kashya s’était bien déroulé, et se félicita d’avoir envoyé un message aux deux femmes et au grand singe, espérant qu’ils rentreraient au plus vite. Il s’apprêtait maintenant à aller dormir.

La nuit semblait calme, et aucun bruit ne régnait sur la ville. La flèche murmura dans la clarté vespérale. Et le cri terrible de l’acolyte déchira le silence lorsque le trait lui déchira le cœur.

XVI

« La mort m’attend aux dernières feuilles, De l’arbre qui fera mon cercueil
Pour mieux clouer le temps qui passe
La mort m’attend dans les lilas,
Qu’un fossoyeur lancera sur moi
Pour mieux fleurir le temps qui passe. »
-Jacques Brel

Une deuxième flèche fila et se ficha dans le visage d’un autre scribe, qui s’affala sur le sol de tout son long. Des cris éclatèrent dans la nuit. Le vieux prêtre marcha du plus vite qu’il le put pour atteindre l’intérieur du temple et se dissimula derrière une colonne. La quiétude de la soirée s’était transformée en quelques instants en un massacre sans nom. Les prêtres et les scribes couraient en tout sens, en criant à l’aide, affolés, et plusieurs furent transpercés par les traits ennemis. Tout n’était plus que cadavres d’hommes et de singes, que sang et souffrance. Le vieil homme discerna des ombres sur le toit du bâtiment, des archers qui décochaient sans discontinuer dans le plus grand calme. Il cria à ses acolytes de se rassembler et les évacua vers le naos, tout au fond du temple. Une fois tous réunis, derrière la statue de l’homme à tête d’ibis, ils prièrent tous ensemble. C’est à cet instant qu’ils aperçurent d’autres hommes se diriger droit vers eux, des couteaux effilés à la main. Vêtus de longues tuniques vertes à large capuchon, ils se déplaçaient sans aucun bruit, tels des fantômes.

« Attaquer un temple sacré est passible de mort, scélérats, déclara le grand prêtre en se dirigeant vers eux, appuyé sur sa canne. Et si ce n’est pas la main de l’homme qui vous punit, aucun d’entre vous n’échappera au grand chacal. Repentez vous, et quittez ce temple immédiatement, dit-il en tapant sa canne sur le sol.
-Votre foi aveugle ne peut rien contre Apophis, dit un des hommes ; personne n’aurait su dire lequel était-ce.
-Votre foi aveugle ne peut rien contre Apophis, reprirent en cœur la vingtaine d’hommes armés de poignards.
-L’aveugle n’a pas peur du serpent, répondit le vieux disciple. »

Après une longue heure de marche dans la tempête, les trois voyageurs émergèrent enfin du déluge de vent et de sable. Le ciel redevenait peu à peu bleu, et Kashya, à bout de souffle, put enfin cesser de jouer. Ils se reposèrent quelques heures, et aperçurent le jour suivant au matin la brillante Hermopolis. Ils coururent jusqu’au temple en voyant la fumée.

Ils pénétrèrent dans la ville, essoufflés. La cité était très calme, et en ce matin grisâtre, bien peu de monde déambulait dans les rues. Ils reprirent leur course en direction du centre ville. Quand ils atteignirent la place centrale, leurs cœurs se fissurèrent. La colonne de fumée s’élevait haut dans le ciel, depuis le cœur du bâtiment. Des babouins morts reposaient ci et là, à même le sol. Seshat courut vers eux, et se tapa la poitrine de ses deux poings. Le désespoir était presque vivant dans ses cris. Du sang maculait les marches du parvis, et quelques badauds observaient la scène de loin, n’osant s’approcher. Quelques policiers fouillaient les décombres. Un prédicateur cria à tue-tête que la fin était venue, et que même les dieux n’étaient plus protégés dans leurs demeures d’éternité. Soma le fit taire d’un violent coup de poing à la mâchoire, l’horion lui éclatant deux dents.
« Silence, insecte, tonna-t-elle, avant de s’élancer à l’intérieur de l’édifice. »

La Mort.
Omniprésente.
L’odeur du sang et de la violence remplaçait celle de l’encens sacré.
Quelques prêtres aidaient les blessés et réunissaient les dépouilles dans la cour. Personne ne parlait, et leurs yeux étaient embués. Des larmes amères coulèrent bientôt sur les joues de Kashya. Le troisième prêtre de Thot, qui s’occupait de l’intendance du temple, accourut et déclara aux deux femmes, de sa voix criarde et apeurée :
« Ils sont venus…Leurs flèches maudites sont tombées des cieux, et très peu sont passés entre. C’est terrible ! Le Khépri à été dérobé !
-Que dis-tu ? tonna Kashya ; ils ont volé le scarabée sacré ?!
-Oui, ma sœur, ils savaient qu’il résidait ici, et s’en sont emparé, tuant tous ceux qui se trouvaient sur leur route. Même nous autres, disciples, n’avons jamais vu le Khépri. Ils ont torturé le deuxième prêtre, qui n’a pas tenu, puis ils ‘enfoncèrent dans les profondeurs du temple. En quelques instants, ils disparurent comme ils furent venus. Quand je suis allé moi-même dans la salle sacrée, elle était vide. Le Khépri n’était plus là.
-Ces vils serpents vont le payer…gronda Soma, d’une voix chevrotante, partagée entre colère et souffrance. »

Elle délaissa l’homme effrayé, et chercha le grand prêtre, priant naïvement pour qu’il soit toujours en vie. Elle le vit, devant la grande statue, allongé sur le dos, un couteau encore planté dans la gorge. Personne n’avait osé l’enlever. Elle l’arracha d’un coup sec, et le jeta au loin. Puis, en serrant le corps du vieil homme contre elle, elle pleura elle aussi, sanglotant de rage et de tristesse, le visage blotti contre le corps de l’homme qu’elle considérait comme son père.

XVII

« Le calme, c’est la tenaille du bourreau. »
-Victor Hugo

La jeune fille, qui ne devait pas avoir vu plus d’une dizaine de printemps, courait de toute ses forces, pour échapper aux traits ennemis. Elle se précipita dans les premiers buissons qu’elle vit et se cacha là, à quelques jets de pierres de chez elle. Le village avait été attaqué à l’aube, sans aucune raison.
Des torches avaient été lancées sur les habitations qui prirent immédiatement feu et les flèches avaient fauché la plupart des villageois qui tentaient de lutter contre l’incendie. On n’aperçut que quelques ombres vertes, bougeant sans bruit dans la fumée.
Tous devaient sûrement être morts désormais, ses parents, ses voisins, ses amis…Les larmes ruisselaient sur ses joues noircies quand elle entendit un bruit derrière elle. Elle se retourna vivement, et vit un homme, silencieux, hiératique, vêtu d’une grande tunique verte. Un serpent noir stylisé ornait son poitrail.
L’éclat du poignard de l’homme fut la dernière chose qu’elle vit.

La pièce était simple, sans décorations, ni ornements. Deux hautes fenêtres bien agencées permettaient de créer un courant d’air fort appréciable, et seul le bureau du vizir et une armoire à papyrus trônaient dans la salle.
L’homme était grand et fin, tel un bambou. Il était vêtu d’un simple pagne et d’une tunique, sans aucun bijou. Ses traits étaient tirés, et sa mine sombre. Des cernes cerclaient ses yeux et laissait deviner une fatigue écrasante.
« Le temple d’Amon à Thèbes fut victime des flammes il y a trois jours, tout comme le temple d’Hathor à Athribis, incendié la semaine dernière, déclara le vizir d’une voix grave. Plusieurs lacs sacrés dédiés à Noun ont étés empoisonnés, certaines grandes prêtresses des temples de Bastet ont étés enlevées, et des vandales ont attaqués plusieurs autres centres religieux. Les attaques sur des villages isolés et les émeutes se sont multipliées, et ces scélérats ne reculeront devant aucune bassesse pour semer chaos et souffrance. Leurs actions ne visent aucun autre but que de semer la pagaille et d’affaiblir la puissance sacrée du royaume. La situation est terrible. Bien sûr, à l’échelle de l’Egypte, cela ne représente que peu de morts, mais le clergé ressort très affaibli par ces attaques. Et la structure même de l’Etat est impuissante face à ces attaques éclairs de groupes épars, qui disparaissent aussitôt. De plus, la grosse partie de l’armée est mobilisée aux forteresses longeant la frontière. Les relations avec nos voisins sont tendues, et nous craignons de sérieux troubles avec les Hittites. Et la police n’est pas suffisamment puissante pour contrôler les disciples d’Apophis, qui circulent comme des ombres, où bon leurs semblent, multipliant leurs crimes. Le venin du grand serpent se propage dans toute l’Egypte comme une maladie…
-Nous devons stopper cette vermine, clama la jeune femme. Tout n’est pas perdu, et l’Egypte compte encore bien des défenseurs. Nous pouvons les empêcher de mener à bien leur immonde plan, quel qu’il soit. Le grand serpent n’est pas immortel.
-Il n’est pas immortel, mais invisible, et influent, répondit le premier ministre du monarque. Beaucoup de hauts fonctionnaires, de généraux ou de personnes influentes de la cour sont, j’en suis sûr, dévoué au serpent. Grisés par les jeux politiques, et à la recherche de plus de pouvoir, ils ont cédés à la tentation. »

Le vizir paraissait fatigué de tout cela, usé par la part d’ombre toujours présente dans le cœur des hommes.
« Mais nous ne sommes pas vaincus, vous avez raison, jeune fille. La première priorité est de découvrir le but précis de nos ennemis. Vous devez enquêtez, et percez leurs secret. D’ailleurs j’ai quelqu’un qui pourrait vous aider en ce sens, un spécialiste, prêt à défendre l’Egypte. Je pense qu’il vous sera utile ; il sait certaines choses que peu d’hommes sur cette terre connaissent. J’ai envoyé plusieurs messagers le quérir, mais c’est plutôt difficile de mettre la main sur un ermite vagabond comme lui. Mais j’ai crut entendre qu’il avait reçu mes directives. Et dans une ou deux semaines il devrait passer à Hermopolis.
-Excellente nouvelle, Vizir. Puisse votre homme éclairer notre sombre sentier…
-De plus, la coupa l’homme, notre souverain m’a ordonné de mettre à votre service quelques uns de ses gardes royaux. La garde royale de Pharaon compte peu d’hommes, mais tous sont féroces comme des lions, et seront fidèles jusqu’à la mort. Une dizaine arrivera à Hermopolis, et plusieurs autres circuleront avec vous si vous le désirez. Pharaon a d’ailleurs postés quelques hommes dans chacun des grands lieux de culte. Prudence reste mère de sureté.
-Si ca ne vous dérange pas, je préfère décliner votre offre, en ce qui concerne ma protection personnelle. La discrétion reste ma meilleure armure, et je me déplacerais plus vite seule. De plus, la solitude me permettra de mieux réfléchir à tout cela. Merci infiniment pour tout, Vizir. Tel Thot guérissant l’œil d’Horus, nous combattrons cette infection, de toutes nos forces.
-Maintenant va, jeune musicienne, porte ces informations à ta maitresse, et sois prudente, dit le vizir en la serrant dans ses bras. Que Râ guide tes pas. »

Quelques instants après, sous le couvert de la nuit, Kashya reprenait sa route.

XVIII

« Comme la nuit paraît longue à la douleur qui s’éveille. »
-Horace

Cela faisait bientôt deux mois que le temple avait été attaqué, et il n’avait pas encore retrouvé tout son charme d’antan, mais les travaux avançaient bien. Les citoyens de la cité furent nombreux à venir aider les scribes, plus à l’aise avec un calame qu’avec une truelle. La reconstruction fut assez rapide, mais Kashya revoyait encore dans ses cauchemars les visions du temple assailli, souillé par les dégradations et la mort semée par les hommes aux tuniques vertes.

De telles cicatrices disparaitront peut-être de nos murs, mais resteront toujours douloureuses dans le fond de nos cœurs, se dit-elle, debout face au temple, brillant dans la nuit épaisse par ses multiples braseros. Des gardes royaux en armes patrouillaient en permanence devant l’entrée.
« Voila qui n’est pas discret, mais qui a le mérite d’être plus efficace que des prières et de l’encens sacré, déclama une voix dans son dos. »
La jeune femme se retourna vivement, tout en mettant la main sur le pommeau de son poignard.

« Paix ! Je viens ici en paix, ne vous inquiétez pas, je ne suis pas armé. »
Un homme étrange se tenait debout devant elle. Mais tout de suite, Kashya dut reconnaitre qu’il était assez séduisant, malgré son physique de grand escogriffe, dépassant tout le monde d’une bonne tête. Ses cheveux bruns tressés en longues nattes ramenés sur sa nuque, et sa voix suave teintée de l’accent grec, le rendait très intriguant. Ses traits très fins, presque féminins conférait à son visage une certaine douceur, bien qu’il soit très maigre et qu’il ne se soit pas rasé depuis plusieurs jours. Une vilaine cicatrice barrait néanmoins son sourcil droit pour aller ensuite se perdre dans ses cheveux. Mais c’étaient ses yeux qui étaient le plus attirant, il y brillait une étincelle de malice, qui lui donnait l’air rusé d’un renard. Il devait approcher d’une trentaine d’années.
Son accoutrement était lui aussi peu commun : une longue peau d’antilope, bardée de multiples poches, et trouée à plusieurs endroit, ainsi qu’un pantalon de lin lui servaient de vêtement. Une multitude d’instruments bizarres pendait à sa ceinture. Il n’avait qu’un petit sac dans son dos, et apparemment pas d’armes, comme il l’avait indiqué.
« Voyez, je ne suis pas un disciple d’Apophis, dit il, un léger sourire aux coins des lèvres. Vous devez être Kashya, la musicienne qui a fait si forte impression au Vizir je présume. Enchanté, je suis…
-Diogène de Mycènes, fils de Meptias, érudit et voyageur, la coupa Kashya, je sais qui tu es. Tous les grecs sont-ils aussi grands ? »
Le grec parut surpris un bref instant, mais se ressaisit très vite.
« Je croyais que le Vizir ne t’avait pas dit mon nom, je vois que les réseaux d’information des temples sont toujours autant efficaces.
-En effet, et je n’allais pas t’attendre gentiment sans me renseigner sur toi avant, grec. Mais désormais que tu es là, je ne peux pas refuser ton aide. Il parait que tu es un érudit, menant diverses recherches dont certaines sur les serpents c’est cela ? demanda la jeune femme.
-Il est vrai, lui répondit Diogène en faisant une courbette. Je suis un homme de sciences, et je m’intéresse à énormément de choses. Mais tu as raison, les serpents sont un de mes sujets d’études, tout comme les grandes religions ou la botanique ; aucun érudit ne devrait limiter son champ de perception à un seul domaine de connaissance. Ainsi, je viens offrir mes services à ton temple, continua le grec, devant la moue dubitative de son interlocutrice. Mais il est très tôt, j’ai voyagé toute la nuit à dos de dromadaire, et j’ai besoin de dormir avant de réfléchir à quoi que ce soit, conclut-il en baillant à s’en décrocher la mâchoire. Mais aurais tu l’amabilité de m’indiquer les cuisines ? Je n’ai rien mangé depuis hier et mon estomac crie famine. »

La nuit allait bientôt se coucher pour laisser place au soleil, et tout deux allèrent rentrer dans le temple quand la grande prêtresse en sortit. Les deux gardes s’agenouillèrent immédiatement, lance au sol, mais elle ne leurs accordât même pas un regard.
Soma était magnifique.
Ses immenses cheveux volaient derrière elle, et dans ceux-ci était passé une tiare dont l’émeraude resplendissait sur le front de la jeune femme. Une longue tunique blanche transparente laissait voir sa poitrine menue et arrogante, ainsi que quelques cicatrices, vestiges de ces combats passés. Ses yeux étincelaient d’une lueur déterminée.
Elle était devenue aussi froide qu’une lame, mais aussi belle.
La mort de son maitre, l’attaque de son unique foyer, tout cela l’avait poussé à se retirer dans l’obscurité des profondeurs du temple, pendant plusieurs jours, pour méditer. Elle venait d’en sortir, après une dizaine de jours, lumineuse et dangereuse telle une étoile.

« Ô, ma sœur, prononça Kashya d’une voix émue en se jetant dans ses bras. Te voila enfin.
-Le temps des sanglots est terminé, répondit doucement Soma. Il est l’heure de rendre justice.
-Oui, oui, bien sûr, bégaya la musicienne, impressionnée par l’aura que dégageait son amie d’enfance.
-As-tu des nouvelles de Seshat ? demanda aussitôt cette dernière.
-Toujours aucunes, pour l’instant, mais j’ai toutefois une bonne nouvelle : Je te présente Diogène de Mycènes, un érudit grec que nous à envoyé le Vizir pour nous aider, en plus des quelques gardes royaux.
-Enchanté, grande prêtresse, déclara le grec, qui dissimulait mal l’effet provoqué par cette soudaine apparition. Je suis à votre service, et au service de l’Egypte, terre sacrée…
-Sois le bienvenu, Diogène, dit-elle, coupant court aux paroles du voyageur. Je t’ai aperçu dans mes visions, jeune grec, et ton cœur me parait noble, bien que tu parles trop. La soif de connaissance t’habite, et tu n’es pas mauvais : mais je sens aussi en toi de la peur, et de la crainte. Ce qui est compréhensible, surtout en ces heures sombres. Surtout ce matin, déclara-elle lentement, surtout ce matin… »

La tirade de Soma fit tiquer le grec.
« Si je peux me permettre, pourquoi ce matin en particulier, grande prêtresse ? l’interrogea Diogène.
-Bien sûr que tu peux te le permettre, et appelle moi Soma, tout simplement. Je ne suis pas d’humeur à me livrer aux multiples jeux de l’étiquette. Et un homme vivant souvent en ermite dans des terres reculées comme toi n’a pas l’air très friand de ce genre de perte de temps, continua-t-elle d’un ton sec.
-Ouf, souffla le grec, voila qui me rassure. Bien qu’homme de savoir, je suis beaucoup plus à mon aise dans les paroles franches et directes. Mais cela ne répond toujours pas à ma question pour autant, en quoi ce matin est-il différent des autres ?
-Quelle heure est-il, d’après vous ? se contenta de répondre la femme aux cheveux immenses. Je vais vous le dire, reprit-elle, voyant ses deux interlocuteurs se creuser la tête, il est bientôt six heures, et le jour devrait être levé depuis déjà quelques trente minutes. Nous voici face à la conséquence du vol du Khépri : l’astre d’or ne se lèvera pas ce matin, continua-t-elle d’une voix grave.
-Par Athéna ! pesta le grec. Comment cela est-ce possible ?! Et le soleil n’apparaît toujours pas. Quel est donc ce maléfice ? 
-Tel est le pouvoir du culte d’Apophis, déclara simplement Soma, gardant son habitude de ne pas répondre directement aux questions qu’on lui posait. La guerre est désormais ouverte. »

Les gens commençaient à sortir dans les rues, s’interrogeant sur l’heure qu’il était, et sur la nature de cette nuit si longue. Un sentiment de menace s’insinuait dans la cité, dans ses murs, afin de se nicher dans le cœur de ses habitants. Un enfant pleurait. Les gardes étaient sur le qui-vive, prêts à se battre contre un ennemi invisible. L’air était lourd, et chargé d’une tension étrange. Les citoyens affluaient au temple par petits groupes, pour prier que les dieux fassent que le disque divin se lève enfin.
La peur était palpable, enveloppant toute la foule apeurée, et menaçant l’équilibre dans le cœur de chacun. Et elle ne cessait de croitre de minute en minute.

XIX

« La lumière jaillira,
Claire et blanche un matin. »
-Jacques Brel

Assis au sommet d’une falaise escarpée, une centaine de mètres au dessus de la terre ferme, Seshat regardait au loin. Il patientait là depuis plusieurs heures déjà, nullement gêné d’être dans l’obscurité d’une nuit sans lune.
Un premier rayon de lumière perça l’obscurité. Puis, timidement, le cercle d’or se dessina progressivement haut sur la ligne d’horizon, voilé, comme s’il émergeait de nulle part. La chaude clarté éclaira toute l’immensité au pied de la montagne du primate ; la forêt luxuriante entourant le Nil, serpentant entre les pics rocheux. La nature, si belle et si vaste était vierge de toute présence humaine, et seuls les chants des toucans et des autres oiseaux résonnaient dans la cime des arbres, portés par le vent. Les rayons du soleil qui gagnaient en intensité se reflétèrent alors dans les yeux de topaze du vieux babouin, qui regarda directement l’astre, sans ciller, ni détourner les yeux.
«Enfin te voila, vieil ami, murmura-t-il en souriant. »

C’est vers onze heures que le soleil se dévoila enfin complètement, coupant court aux prières désespérées des citoyens et à l’angoisse de cette attente, insoutenable pour beaucoup. Des mains se levèrent vers l’astre, paumes en avant, comme pour capter sa chaleur. Des cris et des larmes de joies s’élevèrent, et dans l’ivresse générale, un grand banquet improvisé s’organisa, où tous mangèrent ensemble, sans aucunes distinctions de rang, remerciant les dieux d’avoir répondu à leurs prières. Le disque brûlant brillait désormais dans le ciel, baignant toute l’Egypte dans sa lumière. La bière brune coulait maintenant à flots, et tout le monde dégusta les cabillauds froids assaisonnés de coriandre, les artichauts farcis, et la soupe de lentilles. Rassurés, et confiants dans le pouvoir de leurs dieux protecteurs, tous retrouvèrent le sourire.
Diogène, déjà attablé depuis longtemps, mangeait avec appétit tout en plaisantant avec Kashya, assise en face de lui. Après la frayeur de ce matin nocturne, tous se laissaient aller à profiter de ces festivités improvisées. Même Soma se laissa aller à sourire, et mangea un peu de riz aux vermicelles. Mais au fond d’elle, ses pensées allaient alors à son fidèle ami au regard doré.

Cela faisait deux jours maintenant depuis l’arrivée de Diogène de Mycènes au temple, et depuis ce matin de ténèbres. Les habitants d’Hermopolis continuaient de venir souvent au temple, honorant les dieux et priant pour que plus jamais pareille frayeur ne se reproduise.
Un jeune garçon, tenant quelque chose aux creux de ses mains, traversa la cour extérieure en courant, et gravit les marches quatre à quatre, mais fut stoppé par les gardes royaux, qui maintenaient une surveillance permanente des allers et venues dans le bâtiment sacré.
« Prendre le visage d’un enfant pour tromper l’ennemi est fréquent, dit d’une voix bourrue un des gardes, l’extrémité de sa lame posée sur l’épaule de l’enfant. Que dissimules-tu dans tes mains ?
-J’ai un…message…articula tant bien que mal l’enfant, effrayé par les deux sentinelles.
 -Laissez le passer, déclara Kashya, debout dans le hall d’entrée aux cotés de Diogène, toujours vêtu de sa tunique en peau d’antilope. Ce n’est qu’un messager venant parfois au temple. Ne vous inquiétez pas, j’en prends la responsabilité. »
 
Le garçon pénétrât dans l’enceinte de l’édifice, et une fois dans la cour intérieure, il ouvrit ses mains et tendit le pigeon à la prêtresse. Elle s’empara du volatile, et défit la bague de sa patte pour récupérer le petit morceau de papyrus dissimulé dans celle-ci.
« Merci, jeune homme, déclara-t-elle, souriante, tout en ébouriffant les cheveux du garçon. Va maintenant, et envoie mes remerciements à l’expéditeur de ce message. » 
Sur ce, l’enfant disparut en courant aussi vite qu’il était venu. Kashya déroula le fin morceau de papyrus et parcourut les quelques lignes du message, puis le tendit machinalement à Diogène.
« Si tu veux bien m’expliquer de quoi il retourne, dit celui-ci sans même jeter un coup d’œil au papier. Je n’ai pas la chance de savoir lire parfaitement l’égyptien, et je suis sûr que ces quelques lignes doivent être codées.
-Excuse moi, j’avais oubliée, dit elle. De plus tu as raison, tout nos messages sont codés, et transmis par pigeon voyageurs. C’est un moyen simple et efficace de communiquer rapidement avec nos informateurs disséminés un peu partout en Haute et Basse Egypte expliqua la musicienne. On vient de m’informer qu’une rixe aurait éclaté contre des membres du culte du grand serpent.
– Qu’elle est la différence avec les attaques orchestrées précédemment ? demanda Diogène.
-Certains membres seraient encore sur les lieux. Nous aurons peut être enfin une chance d’obtenir des informations de…
-Voila une bonne nouvelle ! clama Soma tout en avançant à travers les rangées de colonnes entourant le jardin. Nous allons pouvoir contre-attaquer plus vite que je ne l’espérais. 
-Tu as tout entendu ? la questionna Diogène. Tu as l’ouïe aussi fine que celle d’une panthère.
-Préparez vite vos affaires, se contenta de répondre la grande prêtresse. Nous partons dans cinq minutes. » 
Dans ses yeux brillait la détermination ; et dans ses mains, elle serrait fermement son sabre.

XX

« Le vent n’a pas de mains, et pourtant il secoue les arbres. »
-Proverbe Coréen

Le dromadaire blanc semblait voler sur un nuage de poussière. Assise au sommet de sa bosse, sur une vieille selle de cuir clouté, Soma l’encourageait à galoper encore plus vite. Ses immenses cheveux ondulaient dans le vent du désert, et semblaient animés d’une vie propre. L’animal dévalait les dunes avec aisance et majesté.
L’exécutrice avait laissé quelques minutes à peine à Diogène pour rassembler ses affaires et remplir quelques gourdes d’eau, et avait laissé Kashya au temple, pour qu’elle continue de rassembler le maximum d’informations.
«Enfin une occasion de riposter, avait dit Soma, nous ne pouvons pas nous permettre de laisser passer cette chance.»

Loin derrière elle, Diogène peinait à diriger son dromadaire, peu habitué au galop, et manquait à chaque instants de tomber de sa monture. Ce dernier hurlait à la grande prêtresse de l’attendre, mais celle-ci feignait de ne pas l’entendre, s’amusant de voir le grec pester dans le vent. Après deux heures de courses ininterrompues sous la morsure du soleil, la ville apparut enfin.
C’était une bourgade de province, dont les habitations aux toits plats comptaient des centaines de terrasses, qui en se superposant les unes aux autres créait un véritable dédale d’escaliers et de passerelles. Les citoyens les plus riches buvaient le thé tranquillement, tandis que des caravaniers déchargeaient leurs fournitures à l’entrée de la cité afin que les gardes les examinent. Soma démonta sans attendre que sa monture s’agenouille. Elle sentit la chaleur de la terre quand ses pieds s’enfoncèrent dans le sable. Elle guida son dromadaire par la bride jusqu’à la porte de la ville d’un pas vif, tandis que Diogène la rattrapait tant bien que mal. Elle entendit un hennissement plus fort que les précédents, et un bruit étouffé, suivi d’un juron en grec. En se retournant, elle vit le grec étalé dans le sable, éternuant au milieu de la poussière soulevé par sa chute, tandis que sa monture gagnait la ville de son propre chef. Soma s’amusa de la situation, et lança en rigolant à l’érudit d’arrêter de jouer à l’autruche. Celui-ci grommela, et se contenta de détacher de sa ceinture une fiole en verre au contenu douteux, et fit tomber quelques gouttes dans le sable et attendit. Quelques minutes plus tard, une vipère noire émergea du sable, et s’enroula sur le poignet de Diogène. Ni l’homme ni l’animal ne paraissait effrayé. L’érudit dissimula l’animal dans une de ses poches, et déclara quand il arriva la hauteur de Soma :
« C’est une très bonne protection, souvent plus mortelle qu’une épée bien affutée. »
Il se dirigea ensuite vers l’entrée de la ville d’un pas tranquille. Peut-être finalement pourra-t-il se révéler utile.

Quelques instants plus tard, tout deux furent escortés par un garde au courant de leur venue à la bordure nord de l’agglomération. Ils s’entretenaient désormais avec le capitaine en chef de la police de la ville, sous une tente militaire, juste devant une vaste auberge encerclé par quelques policiers et leurs chiens, qui maintenant également les badauds à distance.
L’homme était vieux, mais gardait une carrure imposante. Sa poigne était ferme, ses mains grosses comme celle d’un ours. Sa barbe fournie accentuait encore cette impression. Son regard était dur, de ceux qui ont vus les pires horreurs, et son ton direct :
« Bienvenue ici prêtresse Soma, vous avez fait vite, tant mieux. Mais par Anubis, que fait un mendiant grec ici ? s’exclama-t-il en apercevant Diogène, vêtu de sa peau d’antilope, derrière la jeune femme.
-C’est mon… « assistant ». Ne vous en faites pas, il est sous ma responsabilité, et il va se rendre utile, déclara-t-elle sans accorder un seul regard au grec. Maintenant expliquez nous brièvement la situation. »
Le policier hésita un instant, quand il croisa le regard d’émeraude de la jeune femme. Jamais il n’avait vu un tel regard, si plein de sagesse, d’assurance, de détermination mais aussi de tristesse. Habitué à combattre des criminels de tout genre, il remarqua également l’éclat du meurtre dans les yeux de la femme aux immenses cheveux. Sûr qu’elle pourrait me tuer en trois mouvements, là, tout de suite, sans une once d’hésitation, si j’étais son ennemi, se dit-il.
«Ces scélérats se sont enfermés là-dedans, reprit-il, en évitant de regarder la jeune femme dans les yeux. De grandes caves s’étendraient là dessous, et des tunnels auraient été aménagés par ces fils de chienne. De plus, des otages seraient faits prisonniers. On se retrouve totalement bloqué. Ils refusent de sortir, et des flèches fusent dès qu’on fait mine d’entrée. On estime leur nombre à une dizaine d’hommes, mais on n’en sait pas plus. Ce statut-quo ne peut pas durer indéfiniment, et j’espère que vous allez pouvoir aller débusquer ces salauds. Mes hommes sont à votre service si vous le désirez, prêtresse. 
-On devrait tenter de les assiéger à la fumée, intervint Diogène. Ou attendre que la nuit tombe pour tenter une intervention depuis les fenêtres du premier étage. Vos policiers sont prêts à se battre ?
-Cela ne sera pas nécessaire, capitaine, le coupa doucement Soma. Donnez juste l’ordre à vos hommes de reculer de quelques pas. Maintenant grec, regarde bien la magie de l’homme à tête d’ibis, que toutes tes sciences n’égaleront jamais. »

Soma s’avança seule devant l’auberge. Uniquement vêtue de sa longue tunique transparente, et serrant fermement son étrange sabre de sa main gauche, elle ressemblait à une déesse échappée des Champs-Elysées égyptiens. Elle ne tremblait pas, et n’affichait aucun sentiment. Son visage était un masque impassible. Elle s’agenouilla au sol, et traça des symboles dans le sable de l’allée du bout de son index. Tous la regardèrent, intrigués, quand elle récita une courte incantation à voix basse.
Puis en un éclair, elle dégaina sa lame, étincelante.

Elle avait été recherché son sabre sur sa propre stèle, sa tombe n’étant qu’un cénotaphe dans les sous sols du temple. Ce bien étrange pèlerinage jusqu’à sa sépulture vide lui avait fait prendre conscience qu’elle ne pouvait plus reculer, peu importe ce qui l’attendait. Les trois hommes qu’elles avaient aimés étaient morts, et la mort ne l’effrayait plus. Rien ne la retenait plus ici. Mais tu dois te battre, aurait murmuré Seshat, se dit-elle. Elle avait prit l’arme déposée sur la dalle qui scellait son tombeau, et partit sans se retourner. Elle se battrait.

Elle fit décrire quelques arabesques à son sabre dans les airs puis le planta brusquement dans le sol, au centre des inscriptions qu’elles venaient d’écrire. La lame fine et tranchante, s’enfonça d’une bonne trentaine de centimètres sans aucune difficulté.
La prêtresse agenouillée, serrant la poignée de son sabre dépassant du sol, le temps semblait suspendu.
Puis, la brise commença à souffler. En quelques instants elle devint vent glacial, venant de nulle part. Le sable se mit à trembler, puis à virevolter autour d’elle, décrivant de larges cercles se rétrécissant progressivement. En quelques instants, une véritable petite tornade entourait la prêtresse, ricochant sur les murs, et tournoyant autour d’elle sans même la frôler. Seule au milieu de ce déluge, elle devint bientôt indiscernable. Le tourbillon atteignait les deux mètres de haut, et restait de dimensions plutôt réduites, mais cette véritable armure vivante de vent aurait découragé plus d’un soldat.
La voix de la prêtresse retentit, puissante et claire :
«  Rejoins-moi, grec. Ne t’inquiètes pas, ce sable est inoffensif pour le moment. »

Diogène abrita son visage derrière sa peau d’antilope, et s’élança dans ce maelstrom. Il traversa sans encombre cette paroi mouvante, et se retrouva devant Soma, encore ébahi par cette démonstration. L’espace disponible pour tout deux était beaucoup plus grand que l’on aurait put le croire, trois hommes auraient pus s’y tenir côte à côte. De l’extérieur on ne pouvait deviner qu’une vague silhouette dans le tourbillon de sable, mais une fois à l’intérieur on pouvait voir bien que peu distinctement les alentours.
Les policiers et les citoyens aux alentours écarquillaient des yeux grands comme des amphores : tous reconnaissaient là une puissance qui dépassait leur entendement.
« C’est maintenant que tout commence, dit-elle simplement, avant de claquer des doigts. » 
Instantanément, la spirale les entourant tout deux se mit à tourner de plus en plus vite, jusqu’à atteindre une vitesse divine. Diogène rassura de sa main le serpent affolé dans sa poche, puis, auréolée de ce déluge de sable, Soma pénétra dans l’auberge.

XXI

« La haine est un carcan, mais c’est une auréole. »
-Cyrano de Bergerac

Rien n’échappait à la tornade de sable qui entourait la grande prêtresse. Celle-ci marchait sans la moindre hésitation, comme si son regard perçait les rafales qui l’entouraient. Diogène la suivait à un demi-pas de distance, peu rassuré. Le mobilier et la vaisselle se fracassaient contre les murs, écorchés par cette morsure divine. Des débris volaient en tous sens, dans un fracas de fin du monde. L’auberge toute entière tremblait. Seuls au milieu de cette bulle, le grec avait froid et pestait de ne presque rien voir de ce qui les entourait, et Soma avançait, comme si elle se baladait tranquillement au marché. Elle se dirigea vers le comptoir qu’elle contourna, et se posta devant la petite porte en bois derrière celui-ci. Elle murmura quelque chose à voix basse, et défonça la porte d’un terrible coup de pied, puis commença à descendre les escaliers qui s’enfonçaient dans les profondeurs de l’établissement. Le vent soufflait toutes les torches suspendues aux murs, et ils avancèrent bientôt dans l’obscurité la plus totale, toujours cerclés du tourbillon, qui s’était rapproché, frôlant presque les deux personnes en son sein.
« Tiens ma main, grec, et ne la lâche surtout pas, cria Soma pour couvrir le bruit assourdissant. Nous allons bientôt rencontrer nos ennemis. »
Sa poigne calleuse se referma sur la main du grec.

Quelques volées de marches plus bas, ils atteignirent une salle plus vaste et mal éclairée. Seuls quelques braseros luttaient péniblement contre la violente bise.
Des ordres furent braillés par-dessus des hurlements d’effroi. Soma avança droit vers l’origine des bruits, et bientôt, des cris de souffrances éclatèrent tout autour d’eux. Des bras, quelquefois un visage, apparaissaient parfois fugitivement à travers les parois de sable, avant de disparaitre, broyés. Le vent glacial, le déluge de sable, tout cela dans une obscurité quasi-parfaite, voila de quoi effrayer le plus valeureux des guerriers, se dit Diogène, rassuré d’être à l’intérieur du cercle plutôt que face à lui.

Soma murmura de nouveau un mot de pouvoir, et le vent faiblit progressivement, puis s’arrêta. Tout le sable tomba alors avec légèreté au sol. Attendant quelques instants que le nuage de poussière soulevé par le vent retombe, et que les flammes s’élèvent de nouveau dans les braseros, Diogène sortit la vipère de sa poche et la laissa tomber au sol. Soma elle, avait sorti son sabre de son fourreau, et le pointa droit devant elle tout en embrassant la salle du regard. Tout n’était plus que carnage autour d’eux. Tous étaient morts, probablement dans des souffrances atroces, mais brèves. Une dizaine de corps s’étalaient à leurs pieds, défigurés, écorchés vifs par la caresse brûlante du sable. Tous étaient des membres des cultes d’Apophis, à en juger par leurs tenues vertes en lambeaux et leurs poignards.
« Voici ce qui attend les ennemis de l’homme à tête d’ibis, déclara Soma. Viens, les autres se trouvent à l’étage inferieur.
-Mais comment le sais-tu donc ? Je n’ai strictement rien…
-Cesse de tergiverser ainsi, et suis-moi. » Un éclair apparut dans sa main en un instant. 
« Prend ceci, dit-elle en tendant le poignard avec lequel elle avait tué Dalsim. »
Le couteau était apparu comme par magie dans les mains de l’égyptienne. Cette arme est parfaite pour les traitres et les scélérats, et ton serpent n’a que deux crochets. Puis elle se détourna de lui et improvisa une torche avec un pied de chaise et un lambeau d’étoffe.
Diogène saisit fermement l’arme, et suivit Soma. Des tunnels étayés par de vieilles poutres avaient étés creusés sous l’auberge, puis allongés de plus en plus, jusqu’à créer un véritable réseau de galeries souterraines. Après quelques minutes d’exploration dans le plus grand silence, ils débouchèrent sur une intersection : le chemin jusqu’alors rectiligne se divisait en deux. Une lumière provenait de l’allée de gauche, alors qu’un relent d’odeur nauséabonde parvenait de l’autre direction, plongée dans la pénombre.
« Celle-ci est beaucoup plus empruntée, déclara Soma, agenouillé, en train d’examiner les traces. »
La vipère noire de Diogène, qui suivait les pieds de son récent maitre fixait de loin la jeune femme. Celle-ci regarda soudainement le serpent, qui partit immédiatement se refugier en s’enroulant autour d’une de ses chevilles. Jamais Diogène n’avait vu quelqu’un capable d’effrayer un reptile, à plus forte raison une vipère du désert, une des espèces les plus agressives.

« Cette petite dame est bien peureuse, dit-elle en ricanant. Alors, qu’elle direction préconise tu, cher assistant ? demanda Soma.
-Allons à droite, prêtresse, si mon nez ne me trompe pas, cette odeur est celle de l’essence de térébenthine, et d’autres produits utilisés dans la récolte des venins. Un laboratoire d’apothicaire doit sûrement se trouver non loin, dit le grec, content de se montrer utile. »

Il s’avança, de quelques pas, et après avoir bravé quelques toiles d’araignées, il déboucha sur une petite pièce obscure. Soma éclaira la pièce de sa torche, révélant des rayonnages surchargés de papyrus, de bocaux aux contenus étranges, de fioles malodorantes, de peau de serpents suspendus à des crochets, et de bien d’autres appareils étranges.
« J’avais raison, lança Diogène, réjoui. Me voici enfin dans mon élément : voici du venin de cobra royal, dit-il en ouvrant une petite fiole au contenu verdâtre, et là, des peaux de crotales, et ici, du bois de cèdre, couramment utilisé pour faire…
-Arrête-toi, le coupa Soma. Je suis sûre que tout ceci est très intéressant, mais maintenant que nous savons ce qu’il en est ici, allons explorer le reste de ces galeries.
-Mais enfin, cela vaut une petite fortune, et…
-Rien n’a bougé depuis des mois, à en juger par l’épaisse couche de poussière, nous reviendrons tout chercher après s’être assurés que les otages sont saufs.
-Mais…
-Je n’admettrai aucune protestation.
-Bien, prêtresse, je vous suis, déclara l’escogriffe, contrarié de devoir de nouveau jouer à l’explorateur. »

Ils remontèrent tout deux jusqu’au croisement et empruntèrent cette fois la voie de gauche, bien mieux éclairée. Soma ouvrait la marche, le sabre pointé devant elle, tandis que Diogène surveillait leurs arrières, poignard à la main. Après quelques mètres, des bruits de lutte violente parvinrent à leurs oreilles, bientôt suivis de cris de douleurs. Ils accélérèrent le pas, et atteignirent bientôt la dernière cave des souterrains. La salle était vaste, et soutenue par de massifs poteaux de bois. Quelques cadavres d’adorateurs d’Apophis jonchaient le sol, la peau noircie, apparemment brulée par quelque souffle diabolique.

« Je ne vous attendais pas si tôt, déclara une voix grave. »

XXII

« Ceux qui jouent avec des chats doivent s’attendre à être griffés. » 
-Don Quichotte


« Ce sabre ne tranchera rien aujourd’hui, continua la voix. »
Cette voix, Soma ne la connaissait que trop bien. Un sourire fendit son visage, en apercevant deux étincelles dorées qui apparurent dans un coin d’ombre de la vaste pièce. Seshat sortit tranquillement de l’obscurité, marchant sur ses quatre mains. Du sang tachait son museau, et des estafilades zébraient son pelage, mais il était bien vivant.
« Enfin te voici de nouveau devant moi, mon amie, déclara-t-il en regardant Soma droit dans les yeux. Et tu es toujours aussi belle. Froide comme la nuit, belle comme le jour. »

Il serra la prêtresse dans ses bras, qui se laissa aller à cette étreinte fraternelle, devant le regard étonné de Diogène. Ce grand singe, seul au milieu de cet amoncellement de corps, à la voix grave comme la pierre et douce comme la plume, était une vision unique. De plus, son allure hiératique et ses yeux brillants le rendait nerveux.
« Quel plaisir de te revoir, déclara Soma, coupant court aux pensées de Diogène. Et je vois que tu as réussi à capturer l’un d’eux vivant, dit-elle en regardant l’homme prostré contre un pilier, inconscient et ligoté. Voila qui va nous servir…Et tes blessures ? 
-Superficielles. Cette algarade ne m’a pas causé grand préjudice. Dans quelques jours il ne paraitra plus.
-Et les prisonniers ? J’espère que tous sont vivants.
-La plupart sont vivants, rassure toi. Quelques uns sont morts avant que j’arrive ici, sans doute égorgés en sacrifice au grand serpent pour qu’il sauve ces fidèles emprisonnés ici. Tous sont dans les geôles derrière moi. J’ai combattu et tué ces matamores, et la créature étrange qu’ils transportaient. Regarde, grec dégingandé ; ca devrait t’intéresser, déclara Seshat en lui montrant du doigt le cadavre d’un immense serpent mort.
-Enchanté de te rencontrer, grand singe, dit alors Diogène, puis il se reprit et exécuta une petite courbette devant le primate indifférent à de telles manières d’hommes.
-C’est le plus rude serpent que j’ai eu à affronter jusqu’alors, continua-t-il. Il a bien failli m’avoir.
-Mais tes crocs restent solides, vieil ami, compléta Soma, souriante. »

Diogène se pencha sur le reptile et commença à l’examiner sous toutes les coutures. L’animal était de très grande taille, atteignant sans doute les trois mètres, et épais comme un bras de vétéran. Mais sa peau était constituée d’un assemblage de différentes peaux, dont certaines n’étaient même pas pourvus d’écailles. De plus, dans la bouche de celui-ci, l’érudit grec ne dénombra pas moins de huit crochets à venin. Il se servit de son poignard pour en arracher un, qui disparut aussitôt dans une des nombreuses poches de sa peau d’antilope, puis ouvrit ensuite le serpent sur toute sa longueur. A sa grande surprise, le corps de celui-ci ne contenait pas les froides viscères qui aurait dut s’y trouver, mais seulement de la cendre et de la paille.

«Intéressant, très intéressant, déclara-t-il. »
Ses yeux noisette avaient retrouvé toute leur malice.
« Ce spécimen a été assemblé à partir de plusieurs animaux, dont plusieurs serpents. Cette peau ambrée provient sans doute de crotales du désert, celle-ci plus sombre, d’un cobra, par contre cette peau rêche et poilue…un rat peut être, ou plutôt un hippopotame à en juger par sa taille…On dirait que tout ces morceaux d’épiderme se sont superposés et soudés les un aux autres naturellement. Je ne vois aucune trace de colle, ni de couture… Mais le plus étonnant reste que la vie ait put animée ce serpent artificiel…
-D’autant que son corps était presque aussi solide que la roche quand je l’étranglais, très loin de la résistance de la paille et de la cendre, jeta Seshat. Les adorateurs du grand serpent font preuve de malice et de technique. Mais cet affrontement reste la preuve de leur désorganisation. Cette escouade transportant cette chimère était apparemment perdue, et c’est sous la panique qu’ils ont tenté cette prise d’otages, sans succès.
-Celui-ci nous révélera tout ce que nous voulons savoir, dit Soma, un sourire mauvais aux lèvres, en désignant le serviteur du grand serpent ligoté. »

Une heure plus tard, la police avait fait sortir tout les civils, puis avait brûlé les corps des disciples du grand serpent, sans aucune prières ni momification. L’aubergiste fût reconnu comme complice, roué de trente coups de bâton, puis condamné à l’exil.
« Aucun repos éternel n’attend de tels chiens galeux, avait lancé le chef de police locale, seulement la bouche dévorante d’Anubis. »
Soma avait lavé les plaies de son ami, tandis que Diogène avait retourné de fond en comble le laboratoire souterrain. Celui-ci avait trouvé plusieurs traités rédigés en égyptien dont il faudrait qu’il demande à Kashya quelques éclaircissement sur la traduction parfois compliquée, et aussi de nombreux venins de serpents, de scorpions ou encore de plantes. Les appareils étaient vieux, et celui qui travaillait ici n’était pas revenu depuis quelque temps. Un policier accompagné d’un énorme chien vint le quérir pour voir si tout allait bien, plus par obligation que par politesse. En tant qu’assistant de la grande prêtresse du temple d’Hermopolis, sans doute faisait-il aussi peur à ces pauvres gens. Il s’amusa de cette situation, et demanda seulement qu’on lui laisse la porte ouverte, il remonterait dans quelques instants avec tout ce qu’il aurait trouvé d’intéressant. Une fois seul, c’est dans le plus grand silence qu’il commença à entasser toute ses trouvailles dans la vieille besace en cuir qu’il portait dans son dos, quand un sifflement résonna dans la pièce.

Il se retourna derechef, et aperçut un énorme chat, assis dignement en haut d’une étagère, au raz du plafond. Il tenait dans sa gueule la vipère noire de Diogène, pendant mollement, morte. Il ne l’avait même pas sentit quitté sa cheville. Le félin lâcha sa proie qui s’écrasa deux mètres plus bas, sur le sol poussiéreux. Le chat était imposant, noir comme l’onyx. Des reflets orangés se reflétaient sur son pelage soyeux, au gré des frémissements des flammes des torches. Il paraissait normal, exception faite de son regard. De la turquoise, ses yeux avaient la clarté et le tranchant.

« Voila qui est malin et discret, déclara-il, d’une voix féminine et sensuelle. J’ignorais que les grecs savaient dompter les vipères d’Egypte. Je vois que tu es plus doué que je ne le croyais, continua l’animal de sa voix suave, mais tu sais pertinemment que rien ne peut arrêter le vol du grand serpent. Tiens, voici la femme et le babouin… »

Du bruit dans le couloir se fit entendre. Quelqu’un approchait, et bientôt, la tête de Soma apparut dans le cadre de la petite porte, suivie de près par Seshat.
« As-tu bientôt terminé de…
-Soma ! cria Diogène en se précipitant vers elle. Seshat ! Regardez par ici, continua-t-il vivement en désignant l’étagère où était posté le félin quelques secondes plus tôt. Le chat a tué ma vipère, et m’a parlé, il a…
-Que montre tu, jeune homme ? demanda le babouin. Il n’y a rien par ici.
-Le chat, il était là haut, il y a un instant à peine… »

Mais le chat noir avait disparu, ne laissant pas même une trace dans le fin tapis de poussière.

XXIII

« Elle se lève,
Et prend
Son arme, si blanche,
C’est pour crever
Le corps, de ce… »
-Noir Désir

Le soleil matinal se levait paisiblement quand ils arrivèrent, éclairant toute l’Egypte. Ils venaient de passer les portes du temple, gardés par des soldats royaux, quand Kashya arriva en trombe, ses cheveux bouclés virevoltant autour de son visage. Elle serra tout le monde dans ses bras, même Diogène, surpris, ce qui lui valut une œillade amusée de la part de la musicienne.
Pendant que ses amis se restauraient dans les cuisines du temple, Seshat raconta les événements de la journée et de la nuit qui venait de se dérouler, puis se retira pour aller méditer devant l’immense statue de pierre de l’homme à tête d’ibis.
Kashya et le grec s’installèrent dans la cour intérieure pour étudier les parchemins ramenés du laboratoire poussiéreux, tandis que Soma traina à sa suite le prisonnier, ligoté et bâillonné. Elle l’emmena par plusieurs chemins secrets, s’enfonçant dans les profondeurs obscures du temple. L’air était lourd des odeurs d’encens et la pièce était à peine éclairée. De deux saignées dans le mur, de maigres rayons de soleil tentaient tant bien que mal de percer les ténèbres environnantes. Ici l’obscurité était immobile, immuable. Seul un autel de pierre brut, taillé directement dans la roche, trônait au centre de la pièce. Des visages menaçants de centaines de statues de dieux semblaient se détacher dans l’obscurité du plafond. La pièce devait être bien plus grande qu’il ne le pensait au début.

« Te voici dans le naos, la pièce la plus secrète du temple, déclara Soma. C’est ici que résidait le Khépri que vous avez dérobé lors de votre attaque. Comme tu peux le supposer, ici personne, à part les dieux, ne t’entendra crier. »
Elle ôta le bâillon et les fils qui le maintenaient captif. Elle murmura ensuite quelque chose à voix basse. Les mots, étranges et caverneux semblaient animés d’une vie propre, ils se répercutaient sur les murs et résonnaient dans l’esprit du prisonnier comme une menace. Des liens invisibles saisirent le détenu aux poignets, aux chevilles et à la gorge et le maintinrent fermement au dessus de l’autel. Celui-ci se débattit et cria, sans réponses. Il hurla qu’il ne dirait rien, et tenta maladroitement de cracher sur la prêtresse.
L’homme devait avoir une trentaine d’années. Son visage ingrat allait de paire avec son regard torve et ses cheveux gras. Soma décida de le laisser seul quelques temps, son esprit serait plus malléable et fragile après une journée sans manger. Elle remonta s’entretenir avec Seshat, et s’occupa des différentes offrandes de la journée, puis conseilla quelques scribes venus lui demander conseil. Une fois seule, elle pria longuement, assise devant la grande statue de l’homme à tête d’ibis. Thot était son dieu, son protecteur. Et même si elle devait se battre, mourir une fois encore, elle ne reculerait devant rien.

Après avoir passé une partie de la matinée à étudier les manuscrits qu’il avait ramenés, Diogène dormait allongé dans l’herbe, allongé de toute sa longueur. Kashya avait tout traduit au grec, qui comprenait de mieux en mieux les symboles de l’égyptien, il lui avait même fait promettre de lui apprendre à lire même les hiéroglyphes les plus pointus quand tout ceci serait terminé. « Quel professeur serait plus doué qu’une magnifique prêtresse du dieu de l’écriture ? avait-il déclaré en baillant. » La musicienne l’avait laissé se reposer après la nuit éprouvante qu’il venait de vivre, et continuait de s’interroger sur le sens de ces documents. Elle étudiait en silence les écrits, tandis que Diogène ronflait doucement.

Les papyrus traitaient d’expériences, pour la plupart infructueuses, de créations de serpents artificiels. Les disciples d’Apophis avaient tentés de constitué un reptile aux proportions démesurées, assemblé à partir de dépouilles de plusieurs animaux, tels des cobras royaux, des poissons, ou encore un éléphant. Une fois le réceptacle construit, des prêtres impies insufflait la vie dans ces marionnettes, mais selon l’auteur de ces textes, toutes ces tentatives avaient échouées, le serpent redevenant une enveloppe vide et inanimée après quelques heures tout au plus.
« C’est sûrement car les différents matériaux employés se rejettent mutuellement, déclara Diogène dans le dos de la musicienne, qui sursauta.
-Je ne t’avais pas entendue te réveiller, répondit-elle.
-Excuse-moi, je ne dors jamais très longtemps, dit le grec.
-Mais assez souvent, répondit Kashya avec un sourire.
-Que fait ta maitresse ? demanda-t-il en apercevant Soma se diriger vers le fond du temple, le poignard qu’elle lui avait prêté à la main.
-Elle va persuader l’homme que Seshat a capturé de nous révéler tout ce qu’il sait.
-« Persuader » ? rétorqua le grec avec une moue dubitative.
-Il vaut mieux que tu n’en sache pas plus, Diogène de Mycènes, lui répondit-elle. »
Le grec n’insista pas, et demanda simplement :
« Elle est terrifiante parfois, n’est-ce pas ?
-Parfois. Une force la pousse sans cesse en avant, parfois de manière un peu trop virulente d’ailleurs. Les gens disent qu’elle n’est rien d’autre qu’une fanatique religieuse, mais tous sont content au final qu’elle œuvre du bon côté de la ligne. Soma a perdu bien plus que nous tu sais…
-D’où vient-elle ? demanda l’érudit, curieux.
– C’est une orpheline, que les prêtres ont retrouvé une nuit devant la statue de l’entrée du temple. Seshat veillait sur elle, un sabre serré dans ses pattes. C’était une gamine blessée, aux portes de la mort. Elle a appris les lettres sur les murs du temple, et en quelques mois seulement est devenue une enfant très studieuse. Elle n’avait rien d’autre que nous. J’avais le même âge qu’elle à l’époque, et nous sommes vite devenus très proches.
-D’où venais-tu toi ? demanda le grec, très intéressé.
-Mes parents sont morts quand j’étais jeune, mon père était un scribe travaillant pour le temple et ma mère une tisseuse. Après quelques mois à errer en vagabonde, toujours à trainer dans les rues de la ville, volant pour vivre, je suis finalement venue demander la permission de dormir ici. Des hommes me poursuivaient pour une histoire de bijoux égarés, et je n’avais nulle part d’autre où aller. Et durant la nuit que j’ai passé ici, sur une paillasse humide, Thot est venue me voir dans mes rêves. Je n’ai alors jamais plus quitté le temple. Si on ne m’avait pas tendu la main à ce moment, je serais sûrement devenue putain, vu mon minois. Le grand prêtre nous a formé aux mystères du sacré jour après jour, et nous sommes toutes deux devenues prêtresses du temple. J’ai embrassé la carrière de musicienne et d’informatrice, et Soma est devenue une prêtresse combattante. Tu sais les temples ne sont pas que des lieux de prières, de nos jours, les dieux ont souvent besoin de nous pour exécuter leurs directives sur terres. J’ai appris à laisser trainer mes oreilles partout, comme dans ma jeunesse, et à connaitre tout les bruits qui courent. Soma, elle à appris à se battre, et à combattre ceux qui ont bafoués les enseignements de Thot ou la règle de Maât.
-La loi de l’Ordre et de l’Equilibre…Vous vous ressemblez beaucoup, déclara Diogène. Vous avez la même lueur dans le regard, forte et pure, mais obscurcie d’un voile de tristesse. »

Dans les yeux marron du grec brillait respect et compassion.

« Soma a souffert bien plus que moi, dit la musicienne. Son mari…Je ne sais pas si j’ai le droit de te parler de tout ca, se reprit soudainement l’égyptienne.
-Allons, Kashya ! Ne t’inquiètes pas, ma bouche est une tombe. Et surtout maintenant que tu as commencé, je veux savoir la suite. Tu raconte si merveilleusement les histoires. Tu as bien dit un mari, continua le grec qui bouillonnait de savoir la suite.
-Oui, lui confirma Kashya. Soma était marié, bien qu’elle soit prêtresse. Déjà qu’une femme soit devenue prêtresse avant ses vingt-cinq ans, et qu’elle soit aussi inflexible que la justice elle-même lui a valu beaucoup d’inimitiés. De plus, le fait qu’un singe géant parlant mieux que beaucoup des hommes ne la quitte jamais achevait de la rendre insupportable pour beaucoup. Qu’elle se marie n’a rien arrangé, dit la jeune femme en pouffant.
-Qu’elle jeune femme intrigante, siffla le grec. Mais qu’est devenu son mari ?
-Il a disparu alors qu’il était en mission. C’était un ministre des affaires étrangères travaillant pour Pharaon. Toujours en train de vadrouiller, maniant aussi bien les mots dans une langue que dans une autre. Il est mort dans une embuscade en Nubie. Soma ne l’a appris que des mois plus tard, elle avait déjà accouchée. Son fils a grandi ici, révéla Kashya, devant les grands yeux ronds de Diogène. Tout le monde l’adorait, c’était un enfant des dieux disait-on…
-Par Artémis, qu’elle histoire !
-La suite est encore plus triste, enchaina Kashya d’une voix plus sombre. Son fils à été empoisonné, puis Soma est devenue folle. Mais le chagrin a vite été balayé par une rage aussi noire que la nuit. Elle est devenue quelqu’un d’autre quand elle est rentrée du Sanctuaire, quand des dieux elle n’a pas obtenue les réponses qu’elle espérait. Puis après quelques temps, elle a disparue. Assassinée par son meilleur ami, dirent certains, punis par les dieux eux-mêmes dirent d’autres. »
Le grec était bouche bée.
« Elle est morte ? Mais…que…comment ?
-Thot l’a ramenée à nous. C’est son exécutrice. Sa protégée. L’homme à tête d’ibis a fait d’elle sa fille, et lui a insufflé sa force. Désormais, elle se bat pour lui, sans d’autre but que la recherche de la justice. »

Quand Soma retourna dans le naos, l’homme était déjà moins arrogant, mais une flamme de résistance brillait toujours dans ses yeux. Elle se mit à tourner tranquillement autour de lui, tout en raclant la lame de son poignard contre une vieille pierre à affuter. Elle évoqua ensuite les différentes manières de persuasions qui trottaient dans sa tête :
« -Je pourrais t’attacher sur une chaise percée, et faire pousser un bambou géant juste en dessous de l’assise. Certains bambous d’Asie centrale poussent en quelques jours, et je suis sûre qu’avec un tel arbre grandissant juste sous toi tu vivrais la cohabitation très bien. Enfin, au début… »

Elle parlait lentement, avec une voix mielleuse. Jouant sur les intonations, contente de voir l’homme transpirer à grosses goutes.
« Ou bien, dans le même ordre d’idées, je pourrais tout simplement opter pour le pal, continua la jeune femme. Avec un bout arrondi pour ne pas endommager tes organes vitaux, par un coté…Ou l’autre, selon le choix de l’orifice. Mais tu ne pourrais pas forcement me parler librement. Je peux toujours te couper tout les orteils pour ensuite glisser tes pieds dans de l’eau salée, ainsi tes cordes vocales seraient toujours intactes…Mais toutes ces pratiques exotiques ne sont que divertissement à mon gout, tu as de la chance, dit-elle avec un sourire. J’ai toujours procédé plus ou moins de la même façon, et n’en changerai pas pour toi. Quoique je ne sache pas si ma manière est plus douce que les autres, mais pour moi, seul le tranchant d’une lame peut révéler la vérité. »
Pour appuyer ses dernières paroles, elle trancha soudainement dans la cuisse de l’homme qui étouffa un juron. La longue estafilade saigna tout de suite. Puis elle le lacéra. L’acier déchirait la peau, les muscles. L’homme résistait. Elle déchira ce qui restait de la grande tunique ornée du symbole du serpent. Elle savait ce qu’elle faisait, évitant de trancher les artères, et sourde aux menaces, la grande prêtresse continua de jouer du couteau sur le corps de l’homme. Elle écrivit ensuite sur sa peau les paroles sacrées des pyramides, décrivant la course du soleil dans le ciel, traçant les hiéroglyphes de la pointe de son poignard.
Elle arracha ensuite tous les ongles de l’homme en incisant précisément à leurs racines, pour les décoller proprement, d’un geste vif de levier. Ses yeux étaient fuyants et l’odeur de la peur primitive, viscérale, l’entourait. Les cris de douleur se firent terribles, et lorsque qu’elle approcha sa lame bien affutée de l’entrejambe de la victime, ses cris se firent supplications. Le disciple du grand serpent répondit alors à toutes ses questions.

Elle regarda ensuite l’homme droit dans les yeux. Ses yeux étaient fuyants, implorants, presque larmoyants. Ceux de Soma, eux, étaient terribles. On pouvait y lire la violence de l’orage le plus grandiose, et la détermination de l’étoile filante la plus rapide. Ils semblaient pouvoir tuer uniquement par le regard. Ils le pouvaient à coup sûr. Ce n’était pas de la colère, ni même de la fureur que l’homme vit luire en leurs seins. C’était la froide certitude qu’il allait mourir, la certitude implacable de la mort imminente. Le mouvement fut si rapide qu’il ne vit même pas le poignard traverser son corps.

XXIV

« Qui combat la vérité sera vaincu. »
-Hazrat Ali

« Le rituel est prévu pour cet hiver, déclara la grande prêtresse. » Dans sa grande tunique blanche, les mains tachées de sang ; Soma était terrifiante.
La phrase avait été prononcée sur un ton tranchant comme un rasoir, qui n’autorisait aucunes répliques.
« Ce bougre ne savait presque rien, continua-t-elle. Ce n’était qu’un serviteur comme les autres, manipulés.
-L’homme est un animal qui bien souvent préfère être chèvre que berger murmura Seshat, adossé à une colonne. Qu’as-tu apprise d’autre, mon amie ?
-L’apothéose de leur complot va se dérouler dans trois mois, à la fin de l’automne, le jour du solstice. Je sais aussi que le Khépri est un élément indispensable de leur plan, continua Soma qui se lavaient les mains dans une vasque d’eau claire. De même que les serpents qu’ils fabriquent à partir de dépouilles d’autres animaux, bien que je ne saisisse toujours pas le rapport.
-Le solstice d’hiver marque le jour le plus court de l’année, intervint Diogène. Ce n’est pas qu’un choix symbolique. Ils ont réussi à retarder la course du soleil d’une matinée, et comptent sûrement agir de nuit. Reste à savoir pourquoi la nuit leur est nécessaire pour réaliser leur objectif, et quel est-t-il ?
-C’est la nuit que leur maitre combat la barque solaire d’Osiris, dans le monde souterrain. C’est la nuit qu’il est le plus puissant, lança Seshat de sa voix grave.
-C’est donc qu’ils veulent se servir de sa puissance, compléta le grec. »

Le grec avait encore vu juste. Homme de paroles et non de combats, assis au pied d’un mur du temple, il avait détaché ses cheveux bruns ondulés, qui cerclait son visage. Ses yeux brillaient d’intelligence, tout en gardant leur sérieux. Son regard ressemble à celui du grand prêtre, se dit Soma. Il est vraiment rusé, finalement. 

« Cela ne nous laisse qu’une poignée de semaines, lança Kashya, droite comme la justice. Nous ne pouvons pas permettre que ces chiens fassent comme bon leur semble, et continuent de tuer et de piller librement sur notre terre. Nous devons faire quelque chose. Que sais-tu d’autre ma sœur ?
-Entre ces jurons et ces malédictions, il m’a aussi avoué qu’une troupe de disciples doit être en train de rallier Thèbes la Grande. Ils devaient venir les rejoindre, mais ils ont été démasqués par un policier, puis se sont retranchés en désespoir de cause dans l’auberge avec des otages. La troupe s’est donc totalement désintéressée d’eux et les a abandonnés à leur sort, continuant leur route vers le sud, formant une caravane d’une vingtaine de personnes. Le Khépri est dans cette caravane.
-Enfin une bonne nouvelle, s’exclama le grec, d’un ton trop enjoué pour être vraiment naturel. Nous pouvons donc aller reprendre l’artefact, continua-t-il. Sans le Khépri, ils ne pourront pas mener leur plan à terme.
-Ils ont laissé le scarabée sacré dans une caravane, toujours en mouvement, voila une solution idoine à tout problème de sécurité, observa le babouin. Ils sont malins, pour des aveugles.
-De plus, s’ils se dirigent vers Thèbes, c’est là que doit être implanté leur quartier général. On ne peut mener une telle guerre sans un point de ralliement, et la ville est située entre Haute et Basse Egypte, aux abords du Nil, ce qui en fait une position privilégié pour agir sur tout le territoire, nota Diogène avec justesse.
-C’est bien pour cela que toi et Kashya aller partir pour Thèbes dès aujourd’hui, dit Soma. Vous allez enquêter, avec discrétion, et trouver où se cachent ces félons. Pendant ce temps, nous allons rendre une petite visite à cette caravane. Personne en plein milieu du désert n’entendra crier cette vermine, conclut-elle, les dents serrées. »

Trois heures plus tard, Soma attribuait aux prêtres leurs tâches pour diriger le temple en son absence, puis donna ses directives aux gardes royaux.
Seshat attendait au pied de la statue d’ibis, devant le parvis du temple. L’érudit grec et la musicienne égyptienne le rejoignirent bientôt, prêts à partir. Vêtu comme toujours de sa vieille tunique de peau d’antilope bardée de poches, Diogène contrastait avec le pagne et la simple veste de Kashya, qui ne portait ni bijoux, ni maquillage. Seuls un fin poignard et sa flûte dans son étui de cuir, pendaient à sa ceinture. Soma descendit à son tour les marches du temple, gracieuse, légère, attirant le regard de tous les badauds errant sur la grande place. La vision de cette femme aux yeux d’un vert irréel, à la peau ambrée des régions brûlantes, aux cheveux immenses et brillants, qui serrait fermement un sabre étrange dans ses mains, avait de quoi étonner le plus blasé des hommes.

« Jeune homme, dit-elle en posant sa main sur l’épaule de Diogène, et en le regardant droit dans les yeux, prend grand soin de ma sœur. S’il lui arrive quoi que ce soit, je t’en tiendrais personnellement pour responsable. »
Le grec ne put maintenir son regard plus longtemps et se dégagea calmement de son étreinte.
« Ne t’inquiètes pas, grande prêtresse, je vais en prendre grand soin. Tu as ma parole.
-C’est plutôt moi qui vais devoir prendre soin de lui, intervint Kashya en rigolant, désignant du regard les pieds de l’érudit. »
Celui-ci regarda ses pieds, et découvrit que sa sandale était mal fermée.
« Rien n’est plus sûr, compléta Soma, souriante.
-Rhaaa, maugréa le grec, on dirait les deux lionnes de Mycènes, féroces et sublimes. Va donc, prêtresse, et ramène le Khépri intact : je serais ravi de pouvoir étudier un tel objet, dit-il les yeux brillants. Bonne chance à vous deux, puisse Athéna vous protéger.
-Voyagez bien, tout deux, dit Soma. Que Thot vous accompagne.
-Nous aurons bientôt justice, ma sœur, lui répondit la musicienne, émue. Nous aurons justice. »

Ses yeux étaient humides, et son cœur sûrement incandescent. Soma serra dans ses bras le grec, surpris d’un tel élan de sa part, avant de lui prêter de nouveau son couteau. Puis elle embrassa son amie d’enfance sur les deux joues. Seshat leur adressa un signe de tête, en leur souriant de toutes ses dents. Le tableau était magnifique. Quatre personnes, toutes différentes, se battant de toutes leurs forces. Combattre les ténèbres et le poison, afin que la lumière de l’ordre rayonne sur l’Egypte. Telle est la loi de Maât. Quatre personnes, toutes liées. Une grande prêtresse, exécutrice des volontés d’un dieu ; un babouin doué de la parole, lié à la vie de sa maitresse jusqu’au dernier instant ; une musicienne égyptienne qui jouerait des années encore pour l’homme à tête d’ibis ; et un voyageur grec, féru de connaissances, qui se battait pour le pays qui l’avait accueilli.

Quatre personnes, toutes condamnées d’une manière ou d’une autre, se dit le chat noir, assis sur une corniche du toit du temple, appréciant la scène.
Sans le voir, après une ultime brève prière, les quatre voyageurs se séparèrent sans un mot. Soma et son fidèle ami partirent en direction du désert du nord, pour se battre et reprendre ce qu’on leur avait volé. Kashya et son compagnon se dirigèrent vers le sud, pour gagner Thèbes la Grande, ville aux milles facettes où se terraient leurs adversaires. Personne ne se retourna pour regarder en arrière.
XXV

« Du coup l’aube en sort toute retournée,
Le bourreau a du mal à trancher. »
-Yann Tiersen

Le sabre se ficha profondément dans le sable. Soma pria longuement en silence, accompagné de Seshat, et termina par un mot sacré. Après quelques minutes, le sable devant eux ondula, décrivant des cercles s’agrandissant ; comme le ferait une pierre lancée dans l’eau calme d’un lac. Une luciole sortit du sol, diffusant sa lumière de jade. Puis s’élança aussitôt dans l’immensité du désert.
« Voila qui nous mènera jusqu’à eux, lança Seshat, satisfait. »

Ils avaient ainsi renoncé à louer des montures, afin de ne pas perdre de vue l’insecte, c’était donc à pied qu’ils pourchassaient leurs adversaires. Ils avançaient à vive allure, et ne dormaient que très peu. Tout deux suivait la luciole, qui les attendait quand Soma dormait et se restaurait. Seshat, qui ne dormait jamais, veillait alors sur le sommeil de sa maitresse, lui chantonnant parfois de vieux chants oubliés de tous, que sa voix caverneuse transformait en berceuse. Grâce à la magie de l’homme à tête d’ibis ils savaient exactement où aller, suivant les pistes de roches, les dunes étant de toute façon beaucoup trop épuisantes à gravir, tant les jambes s’enfonçaient profondément dans le sable, quasiment jusqu’à genoux. Malgré la fatigue, Soma ne se plaignait pas. Ils ne s’adressaient pas la parole, économisant leurs souffle ; et de toute manière ils se comprenaient l’un et l’autre sans même se parler.

« Il est beaucoup plus difficile de mentir quand on ne parle pas, avait coutume de répéter Seshat quand il lui dispensait ses leçons. » Je n’étais encore qu’une enfant…pensa la femme aux yeux d’émeraude. Tout ceci lui paraissait il y a des siècles aujourd’hui, si loin…pourtant ces souvenirs restaient nets et précis dans son esprit. La chaleur étouffante ne la dérangeait pas, au contraire. Cette immensité, totalement vide, pure, chaste, était effrayante pour certains, grandiose pour d’autres. Le désert avait son propre rythme, son propre souffle. Il pouvait vous rejeter, vous accabler de souffrances. Vous tuer. Telle était sa loi propre, immuable, éternelle. Mais la grande prêtresse se sentait bien ici. Le désert lui communiquait sa force, la rendant plus forte, la portant au lieu de l’entraver. Leurs empreintes disparaissaient en quelques instants derrières eux, et les dunes ne gardaient aucunes traces de leurs passages. Ils n’étaient que des grains de poussières, mais qui communiaient avec ce lieu mystique.

Après seulement neuf jours de marche, à l’aube, Seshat réveilla doucement son amie. La luciole avait disparue. D’un simple regard, la prêtresse lut dans les yeux de topaze du singe qu’ils étaient arrivés à destination. Elle se leva, et dans le jour naissant, remercia les dieux pour cette lumière. Le primate lui désigna un point à l’horizon, et en plissant les yeux, elle aperçut quelques taches sombres se découper sur le sable. Une caravane, d’une vingtaine d’hommes, tout au plus. Elle était encore loin, et Soma pria avec son ami pendant de longues minutes, en silence. A mesure qu’ils se rapprochaient, les formes se firent plus précises. Le groupe ressemblait à une simple caravane de marchands, enroulés d’étoffes, montés sur des dromadaires. De lourdes provisions étaient harnachées sur le dos des montures, et une nacelle en bois était fixée entre deux dromadaires. Elle était de taille modeste, de telle sorte qu’à peine deux personnes pouvaient se tenir assises dedans simultanément. Puis elle sortit son sabre de son fourreau. L’arme était resplendissante. La lame brillait de mille feux, et semblait irréelle. Ils laissèrent leurs maigres affaires là, et s’avancèrent droit sur leur objectif, d’un pas déterminé. Soma se posta sur la route de l’éclaireur qui ouvrait la marche du convoi.

« Halte ! cria-t-elle à l’homme en pointant son arme sur lui. »

Celui-ci compris immédiatement, et sauta de sa selle en effectuant un saut périlleux, tout en faisant apparaître deux poignard brillants. Joli mouvement, songea la jeune femme, un sourire narquois aux lèvres, ceux-ci sont bien entrainés.
L’homme voulut alerter ces comparses, mais ne se rendit pas compte que sa tête était déjà détachée du reste de son corps. Soma ne s’arrêta même pas, et continua à marcher tranquillement en direction des autres adversaires, une lueur farouche dans le regard. En quelques instants, les paisibles marchands se dépouillèrent de leurs frusques, laissant apparaître leurs sombres tuniques vertes. Des poignards sortirent de leurs fourreaux ; des lances brillèrent au soleil. Seshat joignit ses mains, et entama une incantation mystérieuse. Les mots secrets, portés par sa voix grave telles des feuilles mortes sur le Nil, étaient divins.
De suite, le sabre de Soma crépita, comme si la lame était parcourue d’électricité. Des étincelles voletèrent tout autour de l’arme, qui trancha le bras gauche d’un disciple du grand serpent. Le malheureux avait seulement senti le souffle du déplacement de la jeune femme, qu’elle ne s’intéressait déjà plus à lui.
Puis la douleur le déchira.
Soma était terrible. Sa lame semblait animée d’une vie propre.
Elle esquiva la pointe d’une lance d’une rotation sur elle-même, se laissa glisser le long de l’arme de son ennemi, puis saisit le poignard que l’homme portait à sa ceinture. Elle abattit son sabre sur le poignet du lancier, et lui trancha aussitôt la gorge du poignard dérobé une seconde plus tôt. Dans le même mouvement, elle lança le couteau qui allât se ficher dans la cuisse d’un autre qui accourait pour se battre. Une dizaine de gardes encerclèrent la prêtresse, qui ne recula nullement, et se précipita dans la mêlée. Elle maniait le sabre à la vitesse du vent, tranchant l’air lui-même. Elle tournoyait, ses longs cheveux esquissant des spirales impossibles. La lame allait et venait ; semblait s’allonger, semblait se tordre. Déchirant la chair en l’effleurant à peine. De la pointe de son arme, Soma dessinait des arabesques sanglantes et éphémères dans le ciel immobile du désert. Elle frappait comme la foudre elle-même, apportant la mort et la souffrance. En un instant, la quinzaine de gardes qui tenait tête à la jeune femme, qui pouvait paraitre fragile, furent décimés.
Un couteau avait tracé une vilaine plaie dans son dos, et une lance avait écorchée son épaule droite, mais elle ne sentait même pas ces blessures, détails à ces yeux. Elle sentit un infime souffle sur sa cheville, puis entendit un craquement derrière elle, et se retourna vivement. Un couteau venait de frôler son tendon d’Achille. Un homme gisant au sol, avait tenté une ultime attaque, mais Seshat lui avait aussitôt brisé la nuque entre ses pattes épaisses et noires. Les hommes aux tuniques vertes à l’arrière de la caravane hésitaient à affronter la jeune femme et son énorme babouin. Le sabre d’éclair leur faisait peur, et le regard d’or pur du singe brillait tel le soleil.

« C’est vrai que tu manies le sabre aussi vite que les dieux eux-mêmes, petite fille. »

La voix était chaude et profonde. Une femme était sortie de la nacelle en bois, et se tenait debout, à une trentaine de mètres de l’exécutrice et de Seshat. Elle était fine et élancée, plutôt élégante. Une perruque constituée de mèches de différentes longueurs, encadrait à merveille son visage angélique. Ses yeux de lapis-lazuli, ses joues rosies par le soleil du désert, et son sourire taquin contrastaient avec la longue cicatrice qui barrait le côté droit de son cou. Sa poitrine légère et sa taille menue, étaient couvertes d’une longue robe noire fendue, échancrée, ornée de fils d’or. Des bracelets d’électrum cliquetaient à ses chevilles. Un petit garçon d’une dizaine d’année, au visage sombre, sortit à son tour de la nacelle, et se posta en sécurité derrière-elle.

Soma planta alors son regard dans ces yeux bleu, comme si elle plantait son sabre dans la poitrine de son ennemie.

XXVI

« Un vieil homme est une ruine pensante. »
-Victor Hugo

Le soleil était sur son déclin. L’après midi touchait à sa fin, et les deux voyageurs attablés à la terrasse de l’auberge buvaient une bière brune en dégustant quelques dattes. Les gens allaient bon train dans les ruelles de Thèbes la Grande. Peu préoccupés par les attaques des temples, ou les escarmouches avec les disciples du grand serpent, qui avaient lieu principalement aux frontières. Ils continuaient leurs vies, soucieux de vendre leur pain et de bien dormir le soir. Un olivier était planté sur une petite place non loin, et des singes dormaient sur ses branches. Un âne broutait les quelques touffes d’herbes à son pied.
Après quelques jours de voyage, Kashya et Diogène étaient arrivés par bateau à Thèbes au matin. Ils avaient contacté la plupart des contacts du temple, dans l’espoir de glaner quelques informations de première main, mais sans succès. Le grec, dont les longues nattes étaient comme à son habitude ramenées sur la nuque, connaissait bien la ville. C’était lui qui avait insisté pour prendre quelques instants de repos, après les recherches infructueuses de la journée.
« La plupart de nos informateurs n’en savent pas plus que nous, se plaignit la musicienne. Voila qui ne va pas nous être d’une grande aide.
-Ou ne veulent rien dire, lança Diogène. Peut-être sont-ils au courant de tout, mais sous la menace, préfère se taire. Ce ne sont pas des fidèles aussi pieux que toi ou la grande prêtresse.
-Et le cœur de l’homme est aisément corruptible… rajouta Kashya. Oh ! »

Un chat gris, de belle taille, venait de se frotter aux jambes de la jeune femme en miaulant. Celle-ci le gratta sous le cou quelques instants, le faisait ronronner de plaisir, avant de le laisser filer dans la rue.

« Et bien… En voila un qui n’est pas dérangé par tout nos problèmes…murmura la femme aux cheveux ondulés.
-Nous devrions aller voir un vieil ami à moi, proposa le grec, songeur.
-Un vieil ami à toi ? Je croyais que tu étais un ermite ? le taquina la jeune femme.
-J’ai étudié ici il y quelques mois. Mon ami saura peut-être quelque chose.
-Ma foi, je n’ai rien de mieux à proposer, concéda l’égyptienne. Je ne peux pas forcer mes sources à s’exposer et à risquer de violentes représailles. Allons voir ton ami.
-Très bien, mais d’abord, finissions cette bière, jeta-il, souriant. »
Tout deux se regardèrent, et trempèrent leurs lèvres dans le breuvage parfumé et savoureux.

Le soir était maintenant tombé, et ils gravissaient tout deux les escaliers tortueux de la ville. Diogène guidait sa compagne à travers ruelles obscures et chemins de traverse peu empruntés. Il savait parfaitement où il allait dans ce dédale urbain. Il avait désigné de son index une lueur à la plus haute fenêtre d’une villa vétuste, qui comptait presque cinq étages. Ils continuèrent leur ascension, traversèrent une petite cour bercée par le vent du soir, et après une autre volée de marches, poussèrent une lourde porte en bois.
« Encore et toujours des marches, maugréa le grec, je ne me rappelais plus toutes ces contrariétés.
-Tes pieds ont du vieillir, le coupa Kashya. »

Il n’eut pas le temps de se retourner qu’elle l’avait bousculé, avant de s’élancer dans les marches en rigolant, aussi légère qu’une feuille. Finalement, tout deux atteignirent le dernier étage de la résidence silencieuse.
« Qui est donc cet ami que nous allons voir ? demanda l’égyptienne d’une voix claire.
-C’est un vieil ami, qui fut mon professeur. C’est un alchimiste, si vieux qu’il en a même oublié son nom, du coup, tout le monde l’appelle Cercle.
-Cercle ? Quel nom étrange.
– « Tout est cercle » avait-il coutume de me répéter souvent. La vie, la mort. La course du soleil dans le ciel. Mais on l’appelle aussi ainsi à cause de ses binocles qu’il s’est lui-même fabriqué. De plus on ne sait même pas quel est son pays d’origine, et lui-même ne s’en souvient certainement plus. Il parle plusieurs langues, et connaît énormément de choses, dans de nombreux domaines. L’âge l’a rattrapé, et parfois il n’a plus toute sa tête. Mais il reste un esprit brillant, lui assura le grec. »
Et il toqua trois fois à la porte en piteux état.

« Par Hestia ! Qui donc vient déranger un vieil homme sénile et suranné comme moi dans sa retraite ? râla une voix bourrue. Qui plus est à cette heure-ci.
-Tu n’es pas suranné, et encore moins sénile, dit Diogène. Mais vieux, je te l’accorde.
-C’est donc toi, jeune garnement ! »

Un homme sans âge ouvrit la porte fissurée. Sa barbe blanche fournie et ses cheveux blancs hirsutes contrastait avec ses yeux marron pétillants, semblables à ceux de Diogène. De curieuses bésicles rondes étaient posées sur le bout de son nez, ce qui grossissait ses iris de façon étrange. Sa peau parcheminée était marquée par le temps, et des rides zébraient son visage. Vêtu d’une grande toge blanche en lambeaux, le vieux allait pieds-nus.

« Par Apollon, tu es toujours aussi bien habillé, lança Diogène en apercevant la toge élimée.
-Je peux te retourner le compliment, répondit aussitôt le vieil homme, en voyant la veste en peau d’antilope du grec, elle aussi en piteux état. »

Puis tout deux rigolèrent en même temps. Ils n’accordaient en effet aucune importance à leurs vêtements, et se donnèrent une accolade en souriant. L’ancêtre les invita à entrer. Kashya entra à la suite de son compagnon, et quand elle embrassa la salle du regard, elle crut être tombée dans l’antre d’un dément. Le capharnaüm qui régnait dans la pièce n’avait pas d’égal. Des milliers d’objets tous aussi bizarres et poussiéreux les un que les autres trônaient ca et là. Des instruments de toutes sortes, des cornues de Jâbir ibn Hayyân, des brûleurs au charbon, des étagères comblées par de vieux livres poussiéreux, dont certains étaient écrit dans des langues que la musicienne ne reconnut même pas, des fioles et des bocaux contenant des solutions translucides, ou des scorpions et autres poissons inconnus, mais aussi des miroirs fissurés, des statues grecques, nubiennes, et égyptiennes, des coffres à parchemins, des perchoirs où se balançaient deux perroquets rouge et vert, un vieux râtelier d’armes de collection, que le vieil homme ne pouvait sans doute plus soulever au dessus de sa tête, ou encore des cartes déchirées et des tapis en peau de bête qui jonchaient le sol, constellés d’excréments. Le lieu sentait fort ; l’odeur de la crasse se mêlait à celle de l’encens. Des bougies étaient reparties dans chaque coins de meuble encore libres, et les immenses coulées de cire attestaient qu’elles se trouvaient là depuis toujours. Les flammes ne suffisaient pas pour tout éclairer, de telle sorte que le fond de la grande pièce était plongé dans l’obscurité.

Diogène prit la parole et présenta sa compagne :
« Voici Kashya, jeune musicienne et prêtresse du temple de Thot d’Hermopolis. Nous venons te voir pour te poser plusieurs questions, vieil ami.
-Des questions, toujours des questions, mais toujours trop peu de réponses. Tu n’as pas changé, Diogène de Sparte.
-Je viens de Mycènes, et non de Sparte, lui répondit l’intéressé en souriant. »

Cercle, faisant mine de ne pas avoir entendu la remarque, détailla la jeune femme des yeux, et prit une de ses mains pour l’examiner. Kashya ne dit rien, et lança un regard interrogateur a Diogène qui lui intima de ne pas bouger. Cercle huma son parfum et toucha ses cheveux sombres qui cascadaient sur ses épaules.
« La beauté d’Aphrodite au service d’un dieu de la connaissance, tu as là une charmante amie. Permettez moi de vous admirez encore un peu. Vous êtes ravissante, jeune enfant, dit le patriarche, un sourire bienveillant aux lèvres. Venez donc boire un thé blanc avec moi, nous discuterons après. »

Cercle prépara délicatement les bourgeons et les feuilles de théier, et fit chauffer l’eau. En quelques minutes elle commença à bouillir, et il servit le thé dans trois verres poussiéreux, presque opaques. Son parfum était envoutant, et l’odeur du jasmin et de l’oranger s’élevait telle une caresse pour les sens.
« Le contenant ne change rien au contenu, déclara doucement Cercle. » 

Ils burent tout trois leur thé, rare et délicieux, en silence. Le breuvage faisant plonger chacun dans ses pensées les plus intimes. Après quelques minutes de rêveries, Diogène prit la parole, et expliqua tout à l’alchimiste. Kashya complétait ses dires, apportant des précisions utiles. Cercle suivait la conversation avec beaucoup d’intérêt. Quand ils eurent terminés, il s’éclaircit la voix.

« Ce sont donc bien eux qui sont à l’origine de tout ce grabuge…dit-il. Les attaques des temples, les émeutes, les massacres dans les villages éloignés. Alors que l’armée est mobilisée aux frontières, eux sèment le chaos à l’intérieur du pays…Tel Apollon perçant d’un millier de flèches Python, fille de Gaia ; vous luttez contre un autre serpent divin…
-Nous pensons qu’ils sont établis ici, à Thèbes la Grande, l’interrompit Kashya. Ils préparent quelque chose de terrible. Et il ne nous reste plus beaucoup de temps avant l’hiver.
-Et ils ont le Khépri en leur possession. Avec cet objet sacré, ils peuvent accomplir des merveilles, mais aussi des désastres. J’ai eu vent de plusieurs rumeurs, sur la présence d’hommes étranges, dans les bas-fonds de la ville. Je suis sur qu’il s’agit d’eux.
-Les bas-fonds de la ville ? reprit la musicienne.
-Sous la ville s’étend un immense réseau de souterrains, de caves reliées entre elles, d’égouts archaïques, sur bien des lieues. Personne ne sait jusqu’ou s’étendent ces ramifications obscures, mais je suppose qu’elles doivent faire la superficie de la moitie de la ville au moins.
-La moitié de Thèbes ? s’exclama Diogène.
-Un alter-égo de la surface, continua Cercle. Un monde souterrain, lieu de tous les vices et de toutes les horreurs. C’est là ou vivent les brigands, les évadés, les renégats, à l’abri de la lumière du soleil. C’est un endroit dangereux, même la police n’ose pas y aller. J’imagine que dans un repaire de voleurs et de brigands de toutes sortes, vos fanatiques ne doivent pas jurer avec la population locale. Et pour les expériences que tu as vues, je n’en sais rien, jeune homme. Laissez-moi quelques jours pour étudier mes vieux ouvrages craquelés, peut être révéleront-ils leurs mystères. »

Dans l’ombre de la pièce, un chat noir était assis tranquillement. Ses deux pupilles turquoises brillaient à la lueur des bougies, et ne ratait pas une miette de la scène.

XXVII

« Le tumulte est le fruit du combat. »
-Proverbe Celte

« Qui es tu, sombre femme ? demanda Soma d’une voix sèche.
– Je n’ai pas d’autre nom que celui du Serpent. Et je suis ton ennemie, assurément, petite fille, répondit la jeune femme de sa voix suave, dans laquelle sourdait une pointe de menace. Tu as bien clairsemé l’équipage de ma caravane, petite fille. Pas mal, pour une grande prêtresse, exécutrice des volontés de Thot en personne.
-Cela ne semble pas te déranger outre mesure. Quelqu’un qui laisse mourir ses subordonnés sous ses yeux, si vils puissent-ils être… Voilà une personne qui ne mérite aucune compassion.
– Ne joue pas la sentimentale avec moi ! lança la femme. Ce ne sont que pauvres hères qui suivent aveuglement leurs soifs de récompense. La plupart d’entre eux ne savent sans doute même pas ce qu’ils désirent vraiment, dit-elle, un sourire aux lèvres. Les hommes ont toujours étés si simples à convaincre et à manipuler…Mais le grand serpent se moque bien de ces loques. Seuls ses serviteurs les plus dévoué seront dignes de le servir.
– Des gens comme toi ne peuvent espérer faire offense à l’ordre et la justice très longtemps, déclara Seshat de sa voix grave. Tu es finalement aussi misérablement crédule que les moutons qui t’accompagnent. Nous ne te laisserons pas semer les graines de ta démence et de ton venin plus longtemps.
– Aha…Voila le babouin le plus rusé de toute la Haute et la Basse Egypte réunies. Le fidèle allié de la petite fille. Te voila bien présomptueux, petit singe…
– Pourquoi avoir dérobé le scarabée sacré ?
– Pourquoi…Pourquoi…Que de questions auxquelles les réponses sont si évidentes…
– Pourquoi désirer une nuit qui ne connaitrait jamais le lever du soleil ?
– Bah, je peux bien répondre à ceux qui vont mourir. Sachez bien ceci : Ce n’est que la nuit que les étoiles brillent. Et les yeux d’Apophis sont les plus brillantes des étoiles. »

La jeune femme s’accroupit, et posa sa main à plat sur le sol. Elle murmura un unique mot dans une langue étrange et mystérieuse, une langue faite d’orage et de ténèbres. Un mot tordu, plein de douleur et de mépris.
Un cercle se forma autour de sa main, et le sable sembla s’écouler comme l’eau dans une vasque percée. Un manche apparut au centre du cercle, que la femme saisit et tira hors du sol. Une longue et fine lance se tenait maintenant dans sa main. Longue de plus de deux mètres, à la lame effilée se séparant en deux pointes, fourchue telle une langue de serpent. L’arme était magnifique. La jeune femme se mit en garde, jambes fléchies, bras près du corps, la pointe de lance devant elle. Prête à frapper.
« Ce mot veut dire « Lance », dans la langue du serpent, si tu tiens tant à le savoir, lança la jeune femme avec un sourire. Et celui-ci veut dire « Tempête », j’espère que tu l’apprécieras. » 

Elle murmura un autre mot maudit, aussi dissonant que le premier.

En quelques instants un vent violent se mit à souffler, et tourbillonna entre elles. Un énorme nuage de poussière se forma. Le ciel s’obscurcit, et bientôt Soma ne distingua plus son ami, pourtant à dix mètres à peine d’elle. Voila qui n’est pas pour arranger les choses. Elle appela Seshat, sans entendre aucunes réponses. Elle sentait sa présence non loin, et ne s’inquiéta donc pas. Des dromadaires s’agitaient dans la brume, et couraient en tout sens, affolés. Le sable criblait Soma de ces grains. La poussière forma un véritable brouillard, opaque, à couper au couteau. La brume semblait vivante, changeante, ondulante au gré du souffle du vent, menaçante. La grande prêtresse ne voyait plus que la pointe de son sabre tendu devant elle.

Un cri parvint à ses oreilles, déformé, inhumain. Un cri de souffrance et de rage. Un cri guttural, comme seul un animal pouvait émettre. Elle avait reconnu la voix de Seshat. Soma serra nerveusement ses doigts sur la poignée de son arme, et récita une courte prière. L’étrange fumée portée par le vent se dissipa légèrement, s’éclaircit quelque peu, mais pas assez au gout de l’égyptienne. Elle voulait savoir si son compagnon allait bien, et se maudit de ne pas le retrouver. Elle s’arrêta, et se concentra. Ca ne sert à rien de tourner en rond, se morigéna-elle, sois aussi calme que l’eau du Nil. Cet écran doit sans doute…
C’est à cet instant précis qu’elle sentit une vive douleur la déchirer, comme si un charbon ardent avait été posé à même sa peau.
Puis elle sentit un souffle chaud caresser sa nuque avant de disparaitre :
« Immobile, tu deviens une cible encore plus tentante…murmura la voix chaude de la femme à la longue lance. »

Une lame venait de lui déchirer l’épaule. Une arme tranchante, et bien affutée. Soma porta une main à sa blessure et stoppa le flot incessant de sang en prononçant quelques mots.

« Les mots secrets de ton dieu sont puissants, petite fille, mais cela ne suffira pas pour me vaincre… »

La voix de la jeune femme sans nom lui parvenait de partout et nulle part à la fois, insaisissable. Ses multiples blessures, bien que peu profondes, la faisait souffrir, et Soma sentait battre son pouls dans chacune d’entre elles. La double lame traçait des coupures nettes et très proches l’une de l’autre. On dirait les griffes qu’utilisent les prêtres exécuteurs de Bastet, nota Soma. Des lames doubles pour que les blessures soient trop proches l’une de l’autre pour être recousues. Ainsi, si la cible parvient à s’enfuir malgré tout, elle mourra de septicémie les jours suivants.
Seshat était loin d’elle, et soudain, une lame siffla, et faillit l’atteindre au visage. On voulait sa mort, cela ne faisait aucun doute. Mais peu importe, elle était déjà morte une fois, et ne comptais pas s’avouer vaincue comme ca. Elle frappa droit devant elle, s’en remettant aux dieux pour débusquer son ennemie dans ce maelstrom. Un éclat d’acier étincela à sa droite, et une nouvelle fois la pointe de métal faillit l’atteindre, avant de disparaître à nouveau dans la fumée et la poussière ambiante. Elle avait juste eu le temps de parer le coup, et d’apercevoir l’arme de son adversaire.

Un simple souffle dans le dos de Soma, et la lance de son ennemie effleura sa jambe. Une seconde plus tard, elle échangea une volée de coups. Bien que plus court et plus fin, le sabre court de la prêtresse résistait parfaitement aux fracas et à la violence des coups échangés entre les deux femmes. A chaque choc de l’acier contre l’acier, des étincelles crépitaient. L’étrangère était rapide, et bien entraînée. Apparaitre, percer l’air devant soi en un coup d’estoc fulgurant, disparaitre. Ses mouvement étaient fluides et épurées ; visant l’efficacité tout en demeurant gracieux. Soma n’avait décelée aucune ouverture dans sa garde.

Dans les tourbillons de poussières, elle aperçut les yeux céruléens de la femme à la longue robe noire. Son regard étincelait. Ses iris semblaient deux étoiles, luisant d’un bleu indéfinissable. La grande prêtresse crut distinguer un mouvement.
Et la lame siffla.

XXVIII

« Nos cauchemars, c’est notre âme qui balaye devant sa porte. »
-Jacques Deval

Le temple brûlait.
Les prêtres et les scribes courraient en tout sens dans la fumée noire du brasier. Les flammes ondulaient dans le vent, tendaient leurs mains griffues pour saisir les malheureux et les étreindre. La grande statue de l’homme à tête d’ibis se fissura sous l’effet de la chaleur inouïe, et bientôt se craquela. Puis des morceaux de pierre se détachèrent, et elle s’effondra. Des débris brisèrent les os de malheureux qui passèrent là. Des corps déjà calcinés brûlaient encore un peu partout.
Le grand prêtre était toujours là, allongé sur le dos, un poignard dans le front. Au milieu de ce brasier, Kashya vit deux yeux d’un bleu étincelant. Une femme, vêtue d’une grande robe noire ourlée d’or, se tenait debout au milieu du feu, peu dérangée par ce dernier. Cette femme était démoniaque, et des divinités terribles devaient certainement veiller sur elle. Elle était dangereuse, très dangereuse. Son visage était changeant, tantôt femme, tantôt homme. La musicienne percevait cette aura de haine, de colère, et de puissance, comme quelque chose de palpable, modifiant la structure même e l’espace et du temps. La jeune femme tenait à la main une étrange lance à la lame fourchue, et dans son autre main, elle tenait la tête de Soma, dont les immenses cheveux trainaient par terre, dans le sang et les cendres.

Kashya se réveilla en sursaut. Des perles de sueur ruisselaient sur son front, et la peur avait hérissé ses poils sur sa peau. Elle tremblait un peu. Non loin d’elle, Diogène dormait par terre, sur un matelas de vieux parchemins, enroulé dans une peau d’ours qu’il avait dû dénicher dans tout ce fatras. Elle-même dormait dans un vieux lit de camp militaire, au milieu du capharnaüm du vieil alchimiste. Le cauchemar avait été terrible, si réaliste, si réel. Elle étouffait, elle avait besoin d’air. La musicienne se leva, s’enroula dans ca couverture trouée, enjamba le grec qui ronflait, un coffre à papyrus dont le couvercle avait été arraché et une vieille amphore renversée, et atteignit la terrasse. Une légère brise soufflait, et ce courant d’air frais lui fit le plus grand bien. Elle respira à plein poumons, tentant de penser à autre chose qu’à ces visions de flammes et de mort.

« On rêve trop souvent les yeux fermés, il faut plutôt rêver les yeux ouverts, déclara Cercle dans son dos. J’espère que ce cauchemar ne fut pas si terrible, mon enfant. »
Le vieillard était toujours enroulé dans sa toge élimée, et il tenait à la main deux verres de thé, dont l’une fumait encore.
« Tenez, buvez. Puisse le thé dissiper ces visions nocturnes…
-Merci, murmura Kashya. Jamais je n’avais fait de cauchemars aussi…affreux.
-En Grèce, une vieille légende raconte qu’Hypnos, le dieu du sommeil, était le fils de la nuit elle-même. L’histoire nous dit qu’il vivait dans une caverne près de l’océan, et qu’il eut des centaines, des milliers de fils, qui tous étaient des « Oneiroi ».
-Des…« Songes » ?
-Je vois que le grec ne vous est pas totalement inconnu, ricana le vieil homme. Mais quoi de plus normal pour une servante du dieu de…Quel dieu servez vous déjà ?
-Thot, le père de l’écriture et de la connaissance, répondit Kashya, déconcertée.
-C’est cela, en effet, pardonnez moi, ma vieille tête me joue parfois de vilains tours. Où en étais-je ?
-Les Oneiroi…
– Parmi ces fils d’Hypnos, plusieurs furent connus, tels Ikélos, Phobetor, Morphée ou encore Phantasos…Mais tout ces noms sont très vieux, et je doute que quelconque les connaissent encore…rumina Cercle, comme se parlant autant à lui-même. Ces songes sont tous différents, et on dit que si certains sont très agréables, et d’autres terribles, tous ont un sens…Un sens parfois secret, parfois obscur, mais si les Oneiro vous les ont soufflés à l’oreille pendant votre sommeil, c’est pour une bonne raison… »

Cercle se tut pendant quelques minutes, avant de reprendre :
« Ne trouvez vous pas ces étoiles magnifiques, jeune fille ?
-Si, si, absolument…Mais vous ne continuez pas votre histoire ?
-Quelle histoire ? demanda Cercle, surpris de la question. Vous voulez que je vous raconte une histoire ? Vous n’êtes plus une enfant, jeune fille, ça non. »

Kashya n’osa insister, de peur de froisser le vieil homme.
« Vous saviez que Diogène était un musicien plutôt doué lui aussi ? reprit-il.
-Diogène ? pouffa la prêtresse, qui n’imaginait pas du tout le grec jouer d’un quelconque instrument.
-Je vous assure, qu’avec une lyre entre les doigts, il n’est pas mauvais. Même si ses doigts crasseux ratent parfois quelques cordes, sa musique restait agréable. Ce jeune homme a toujours touché à tout. Je me rappelle, quand je l’ai vu pour la première fois, il n’avait qu’une vingtaine d’année, et voulait découvrir le monde. Il fabriquait des masques pour une troupe de théâtre qui passait par la, puis après une sombre histoire de jeunes filles qu’il avait déguisé en homme pour qu’elle puisse monter sur scène, il fut renvoyé. C’est alors qu’il ma demandé de lui apprendre tout ce que je savais.  Tout ce que je savais ?! s’exclama Cercle, comme si ce jeune homme impétueux pouvait tout retenir dans une si petite tête. Mais bientôt il devint sérieux, et se consacra totalement à ses leçons.
-J’ai du mal à m’imaginer Diogène jeune et sérieux, dit Kashya.
-Oh, il courait quelques filles et voulait s’engager dans l’armée. Quelquefois il disparaissait, pour n’en revenir que quelques nuits plus tard, sale et fatigué, sans rien me dire sur ce qu’il avait fait, mais je ne m’en suis jamais mêlé. Ce n’est pas mon fils, vous comprenez ? Je n’ai été que son précepteur en quelque sorte, et je m’amusais de voir progresser si vite ce jeune garçon… »

Puis Cercle se tut brutalement, et sombra dans le mutisme le plus complet. Kashya finit son thé en silence, et admira les étoiles. Cercle lui désigna quelques constellations de ses doigt crochus, et lui expliqua leurs noms, et ce qu’elles symbolisaient pour les hittites, les grecs, et d’autres peuples qu’elle ne connaissait même pas de nom.
«Si tous voient des puissances célestes terribles dans les astres, différentes selon les cultures, n’importe qui peut venir chercher un peu de réconfort dans leur lumières…»
La jeune égyptienne écoutait avec attention, espérant que l’homme à tête d’ibis se trouvait là haut, à veiller sur elle, et sur Soma.

« Maintenant vous devriez aller vous reposer, mon enfant, dit le vieil alchimiste d’un ton paternel.
-Vous n’allez pas dormir vous-même, Cercle ? questionna-t-elle.
-Ô, à mon âge, on ne dort plus guère vous savez…et les étoiles sont si belles a regarder qu’il serait dommage de s’en passer. Prenez ceci, jeune fille, et jouez en doucement près de ce grec, votre sommeil n’en sera que plus léger, continua le vieil homme en lui tendant un appeau, grossièrement sculpté dans un bois jeune. Un vieux truc qu’une odalisque m’avait révélé sur le coin de l’oreiller, lui expliqua-t-il en souriant. »

Sur ce, il lui tourna le dos subitement, et allât s’allonger sur le dos, à même le sol, sur le balcon. Il regardait les étoiles. Kashya retourna à son lit, et souffla dans l’appeau. Quelques minutes après, le grec ne ronflait plus.

XXIX

« Car mon fils que voici était mort et il est revenu à la vie, il était perdu et il est retrouvé. »
-Bible, Luc : 15.24

Le temps semblait suspendu. Tout se ralentit autour de Soma, comme si l’univers tout entier retenait son souffle. Elle aperçut le fer de lance, à l’acier finement poli, se découper dans les myriades de sables voletant en tout sens. Elle pouvait observer distinctement chaque grain de poussière, ou détailler les décorations de l’arme de son adversaire. Elle para le coup en un éclair, et aperçut dans les ombres mouvantes la silhouette de la jeune femme. Ses yeux bleus brillaient d’une lueur terrible. Le temps retrouva son rythme, et après ce battement de cœur divin, tout sembla s’accélérer. La grande prêtresse se précipita dans sa direction, glissa le long de la lance, et abattit son sabre.
Du manche, la femme bloqua la lame tant bien que mal, qui lui traça néanmoins une longue estafilade sur la joue. Puis d’un violent coup de pied, elle envoya Soma roulé quelques mètres plus loin. Elle reprit sa garde en un instant, puis s’élança sur la femme aux cheveux longs.
Le combat reprit de plus belle. Les lames se fracassaient l’une contre l’autre, encore et encore, sans que l’une des deux combattantes ne prennent le dessus. La lance l’emportait par l’allonge et la puissance, mais le sabre court gagnait sur le plan de la rapidité et de la fluidité. Leurs pas rapides et légers ne s’enfonçaient pas dans le sable du désert. Toutes deux étaient bien entrainées, et toutes deux étaient favorites des dieux. Elles virevoltaient souplement, les immenses cheveux de Soma et la grande robe de l’inconnue volaient silencieusement dans l’air, contrastant avec les râles des guerrières et le choc bruyant de l’acier contre l’acier.
La vision de ces deux femmes, subtiles et masculines, luttant pour la mort de leur adversaire avec une telle grâce était un spectacle saisissant.
Les nuages de poussière se dissipaient au fur et à mesure que la femme à la lance s’impliquait de plus en plus dans son combat.
D’un grand coup vertical, la grande prêtresse repoussa son ennemie pour quelques instants, et pris le risque de se concentrer, de se retirer en elle-même. Elle récita l’incantation qui lui avait permis de vaincre le lémure aux poignets tranchés. Ses yeux crépitèrent une seconde, et à nouveau, la foudre barbelée trancha l’espace devant elle. Son ennemie, debout devant elle, prête à frapper, eut juste le temps de sauter sur le côté en un réflexe fulgurant.
Mais elle ne put pas éviter totalement l’attaque. Rien n’est plus rapide que la foudre, pauvre folle, pensa Soma. L’éclair lui déchira le bras gauche avant qu’elle ne chute lourdement sur le sol. Son arme était brisée en mille morceaux.
Le vent et le sable alentours semblèrent s’évaporer, alors qu’elle râlait de douleur.
Elle se releva pourtant aussitôt, brandissant l’un des fers de sa lance telle une épée, de sa main droite encore valide. Sa robe avait été calcinée par le choc, et laissait apparaître ses petits seins au grand jour. Son épaule semblait démise, et sa peau était noircie. Son bras gauche pendait lamentablement, écorché, inutile, secoué parfois par des tremblements convulsifs. Le combat tournait en la faveur de la fidèle de l’homme à tête d’ibis.

« Tu es plus forte que je ne le pensais, petite fille. Je t’ai sous estimée, cracha l’inconnue, je dois le reconnaître… »
Sa voix était assurée, malgré son visage lacéré et le sang dans sa bouche. Elle murmura un nouveau mot dans la langue du serpent puis secoua sa main. Son arme ondula, comme des volutes de fumée. La lame de sa lance dansa, et s’enroula autour de ses doigts, changeant de forme. L’acier et le bois poli se mélangèrent pour former une griffe double, parfaitement adapté à sa main droite.

« Si la langue du serpent ne peut t’atteindre, ses crochets et le sourire de l’enfant causeront ta perte, déclara la femme. Prépare-toi petite fille, et regarde bien…. »

Un rictus mauvais tranchait son faciès délicat. Elle se retourna un instant, et le jeune garçon sortit des brumes changeantes, presque dissipées maintenant. Il ne devait pas avoir plus d’une douzaine d’années, et semblait endormi, tel un somnambule évoluant dans un rêve permanent. Il marcha vers la grande prêtresse, et elle put voir distinctement son visage.

Le cœur de Soma rata un battement.
Son fils décédé se tenait debout devant elle, hagard.

Les yeux étincelants de son ennemie se reflétèrent dans les iris du jeune garçon. Soma eu tout juste le temps de se retourner, que la griffe s’abattit. Du sang gicla sur le visage de la grande prêtresse, mais aucune douleur ne traversa son corps. C’est alors qu’elle aperçut Seshat, allongé à coté d’elle, la fourrure tachée de rouge.

« Méfie-toi, car tes yeux peuvent te tromper, mon amie, déclara-t-il d’une voix brisée. Ne t’inquiète pas, je suis solide comme un rocher. Maintenant lève toi, et achève cette furie. »

Son ami était là pour la sauver, comme à chaque fois, et le coup terrible de l’inconnue avait tracé deux longues plaies sanglantes sur le poitrail du primate. Son fils était debout à coté du singe, l’air toujours absent. La colère s’empara de l’esprit de la grande prêtresse, et rien ne compta plus à ses yeux que d’exterminer cette femme. Aussi déterminée que le temps qui s’écoule, elle s’élança, fanatique. Elle décrivit un large arc de cercle avec sa lame, et trancha la jambe de son ennemie à hauteur du tibia, sans même sentir l’os se fendre sous l’acier. Dans le même élan, elle pivota sur elle-même et décocha un violent coup de coude au visage de la femme à la robe noire, sans même sentir la mâchoire se fracasser sous la frappe.
Secouée par l’impact et la douleur, celle-ci s’effondra. Avant même de toucher le sol, Soma lui trancha le bras droit au niveau de l’épaule, sans même sentir une résistance quelconque.

En trois mouvements, elle l’avait vaincu.

Elle laissa agoniser la harpie. Sa perruque maculée de poussière, le sang coulant à flots de ses blessures, et la robe déchirée qui laissait voir son corps nu la rendait misérable. Elle n’était plus la jeune femme terrible, au regard d’azur, qui maniait lance et griffe avec habileté. Elle n’était plus que sang et souffrance.

Soma ignora sa propre douleur et courra au chevet de Seshat. Ses blessures étaient sérieuses, mais le regard du singe était toujours aussi pur. Soma enfouit son visage dans la fourrure de son ami, et le serra dans ses bras. C’est à ce moment précis qu’elle sentit le poignard traverser sa cuisse droite.

« Je ne vise plus aussi bien avec la main gauche dans cet état, petite fille, rigola la jeune femme d’une voix entrecoupée de borborygmes. Tu as de la chance…Mais je suis partout et nulle part à la fois… »

Elle se tenait allongé plus loin, sa main gauche brulée encore levée, tremblante. Elle rigola encore, et dans une quinte de toux cracha du sang une dernière fois. Puis ses yeux brillants s’éteignirent.

La douleur fit vaciller Soma, qui tomba à côté de Seshat. Le jeune garçon accourut à ses côtés, différent, traversant un nuage de minuscules lucioles bleues, particules de lumière en mouvement. L’enchantement qui pesait sur ses épaules semblait s’être rompu. Elle n’était plus si sûre de reconnaître son fils dans le visage de l’enfant. L’éclat de ses yeux était différent, comme si il venait d’un autre monde.

« Qui es-tu ? murmura la jeune femme.
-Je suis le Khépri, dit-il d’une voix claire. »

XXX

« Trompe la Mort et tais toi, trois petits tours et puis s’en va…»
-Noir Désir


Soma ouvrit les yeux.
Une lumière vive comme le soleil la brûla immédiatement, si bien qu’elle les referma aussitôt. Elle respira profondément, et se réveilla doucement. Tout son corps n’était plus que douleur. Elle tenta de remuer les orteils mais n’y parvint pas. Son épaule douloureuse la lançait, et sa jambe droite était glaciale.
Allongée dans un lit, elle ne savait pas ou elle était. Elle se redressa tant bien que mal, et ouvra doucement les paupières. Elle était dans une petite pièce basse de plafond, où régnait un désordre sans nom. Des livres poussiéreux s’entassaient sur des tapis de papyrus et supportaient le poids de statuettes de bois étrange. Seshat était allongé à ses cotés, dans une baignoire improvisée en lit, sur un tapis de coussins et de couvertures. Des plumes noires et blanches trainaient autours de lui. Son poitrail était déchiré. De la pommade et des bandages masquaient partiellement les blessures. Il semblait dormir d’un sommeil agité. C’était la première fois que Soma voyait son ami dormir, les yeux fermés dans la souffrance.

Le jeune enfant qu’elle avait pris pour son fils était assis au bout du lit. Ses cheveux noirs coiffés en arrière, vêtu d’un pagne blanc, il semblait être un garçon comme les autres si ce n’était ses yeux brillants comme ceux de Seshat et l’aura étrange qui semblait se dégager de lui. Une onde apaisante semblait se diffuser de son petit corps, comme s’il était l’innocence même. Le Khépri la regardait fixement, un sourire aux lèvres.
« Reposez vous, lui dit-il calmement, sinon le poison va se réveiller.
-Le…poison ? réussit à balbutier Soma.
-Ses armes étaient enduites de venin de crotale, ce qui ralentit votre respiration et paralyse quelque peu vos mouvements. D’autres effets peuvent survenir mais je ne les connais pas.
-Et Seshat ?
-Il va bien. Fermez les yeux, je vais apaiser votre souffrance. »

Il tendit sa main, qui irradiait d’une lumière banche, douce et apaisante. Il la posa sur le visage de Soma, qui ferma les yeux et sentit une vague de chaleur se diffuser dans son corps. Elle s’endormit aussitôt.

Des images étranges traversèrent alors son esprit embrumé. Un chat noir aux yeux bleus. Un vieil homme se tenant au dessus d’elle pendant qu’elle dort. Un temple perdu, creusé dans la roche d’une montagne rouge. Un serpent menaçant, la fixant de ses yeux dorés. Elle se voyait ensuite dans les airs, volant à travers les nuages, portée par un oiseau noir et blanc. Le Nil serpentait au sol, tranchant de son eau la sécheresse du désert…

Elle se réveilla au son mélodieux de la flûte de Kashya. Elle se tenait là, assise dans un coin de la pièce, jouant pour son amie sans avoir vu que celle-ci avait ouvert les yeux. Soma jeta un œil sur la couche de Seshat, mais le primate avait disparu. Elle sentait qu’il n’était pas loin; elle referma alors les yeux et apprécia quelques minutes la musique harmonieuse et apaisante. Elle se redressa ensuite dans son lit laborieusement. 

« J’ai faim, déclara-t-elle.
-J’aurais du m’en douter que tu aurais soif d’autre chose que de musique, répondit son amie, lui rendant son sourire. Comment te sens-tu ?
-J’ai mal à l’épaule, et mon corps est engourdi. J’ai l’impression que mon sang ne circule plus qu’au ralenti dans mes veines. De plus, ma jambe est totalement paralysée, je ne sens plus rien, comme si elle était coupée. Et Seshat ?
-Ses blessures étaient graves, et n’importe quel homme y aurait succombé, mais il est loin d’être un homme. Il s’est réveillé de sa torpeur il y a deux jours, et a veillée sur toi un moment. Nous avons mis des heures à le convaincre de manger un morceau et de se reposer. Mais un vieil ami à lui sut le convaincre. Mais l’important désormais c’est de te reposer. Cercle a enduit de pommade cicatrisante les plaies de ton épaule, et les quelques écorchures que tu avais. Il était disciple d’Asclépios dans sa jeunesse d’après Diogène. Et ta…
-Asclépios, le dieu grec des guérisseurs ? Cercle ? Mais où suis-je donc ? s’exclama Soma.
-A Thèbes la Grande, chez Cercle, un vieil alchimiste un peu fou qui est un ami de Diogène, mais également de Seshat. Tu peux avoir confiance en lui, lui répondit Kashya, souriante. »

Un homme extrêmement vieux, aux cheveux blancs hirsutes et à la barbe abondante entra dans la pièce avec un plateau. Deux drôles de petits verres ronds étaient posés sur le bout de son nez, faisant ressembler ses yeux à ceux d’un hibou. Il était seulement vêtu d’une grande toge sale et trouée. Il déposa une tasse de thé encore fumante et quelques dattes sur un tabouret à côté de son lit. Il regarda Soma en souriant qui le remercia d’un signe de tête et sortit de la pièce sans un bruit. Dans la rue, elle l’aurait pris sans problème pour un prédicateur errant de fin du monde.

« Et comment suis-je arrivé ici, reprit la grande prêtresse, des centaines de lieues nous séparaient toi et moi. Le dernier souvenir que j’ai, c’est le visage angélique d’un jeune garçon…
-Il y a trois jours, un ibis gigantesque s’est posé sur le balcon. Ses plumes étaient magnifiques, noir comme l’encre, blanche comme la neige. Son regard était fait d’or pur. Il te portait évanouie dans ses serres, toi et le Khépri. Il t’a déposée au sol, et s’est métamorphosé sous nos yeux en babouin. C’est alors qu’on a tous reconnu Seshat, qui s’est aussitôt écroulé. Nous l’avons soigné, et il a vite récupéré. Le poison qu’employait cette femme n’a eu que peu d’effets sur lui. Par contre il s’est répandu beaucoup plus vite dans tes veines, car le poignard que tu as reçu a permis au poison de se répandre directement dans ton muscle. Il ne te sera sûrement pas fatal, enchaina Kashya d’une voix hésitante, et Diogène est en ce moment même en train de chercher les ingrédients pour tenter de confectionner un antidote selon les directives de Cercle, mais…
« Qu’est ce que tu ne me dis pas, ma sœur ? demanda doucement Soma, je sens que quelque chose te dérange.
-C’est ta jambe. Aucune magie, ni aucun remède ne ta la rendra. Elle est définitivement perdue. »

XXXI

« Mieux vaut se briser la jambe que briser sa parole. »
-Proverbe Touareg


Soma passait son temps alitée, alternant de longs sommeils cauchemardesques et quelques moments de lucidité où elle parlait seule à seule avec le Khépri. L’enfant divin lui apprit tout ce qu’il savait sur le projet des adorateurs d’Apophis, le faux-dieu, que ceux-ci tentait d’obscurcir le ciel afin de provoquer la nuit pour qu’elle engloutisse la lumière du jour.
« C’est dans ce but qu’ils mon capturé, avoua le jeune garçon. En me torturant, il m’empêchait de me concentrer sur mes prières afin que le soleil ne se lève, avoua le jeune garçon en dénudant son dos zébré de traits encore rouge. Heureusement, les dieux créateurs on jugés bon de me doter d’une résistance telle que je ne ressens pas la moindre douleur, déclara le Khépri en riant. »
Le rire clair de l’enfant, son sourire innocent, tout rappelait à Soma son fils perdu, et pourquoi elle se battait. Mais se battre serait pour elle compromit, elle ne pourrait sans doute plus jamais se tenir debout. L’antidote confectionné par Diogène l’avait purgé du poison, mais sa jambe la relançait continuellement, et ses multiples tentatives de se lever se soldèrent toutes par un échec cuisant. Personne n’osait rien dire, refusant de voir la vérité en face, et tous continuaient de fouiller dans les multiples ouvrages de Cercle dans l’espoir d’une solution.

Seul Seshat passait ses journées sur le toit à méditer, priant avec Khépri le matin, et discutant dans une langue étrange avec le vieil alchimiste le soir. Le jeune enfant invoquait tout les matins à l’aurore, demandant au soleil de se lever, et sous ses yeux dorés, l’astre d’or se levait, écoutant les demandes de cet enfant. Un tel pouvoir dans un corps si fragile, voila qui est subtil.

Le soleil brillait sans interruption depuis plusieurs jours, et la température devenait insupportable dans l’atelier de Cercle. Personne n’osait envisager d’amputer la grande prêtresse, ce qu’il faudrait inéluctablement faire afin d’écarter définitivement le risque d’expansion du poison. C’est en allant chercher du poisson séché, des lentilles et de l’eau fraiche qu’il eu l’idée de la transposition. Il laissa tomber ses provisions en bas des escaliers, et grimpa deux à deux les escaliers, manquant de s’empêtrer dans sa toge. Le regard brillant, haletant de sueur, n’importe qui l’aurait pris pour un fou, mais quand il déclara qu’il pouvait sauver Soma, tous l’écoutèrent avec attention :
« Par Hermès, pourquoi n’y ai-je pas pensé plus tôt ?! s’exclama-t-il. La transposition. Voila ce qu’il nous faut. Si jambe il n’y a plus, jambe nous… »
Diogène, Kashya et Khépri regardèrent tout trois le vieil homme avec le même air ahuri.
« La transposition, dit l’alchimiste en reprenant son souffle, est un vieux rituel seldjoukide, si ma mémoire est bonne, ou perse, je ne sais plus…
-Perse, le coupa Seshat qui rentra alors dans la pièce depuis le balcon, marchant sur les mains. C’est le guérisseur Muwafatt qui l’a mis au point il a de cela de nombreuses années.
-Exactement ! Ce rituel est encore utilisé dans de très rares occasions par certains grands prêtres d’Hathor. Grace à la magie des perses et aux soins appropriés, ce rituel peut redonner une nouvelle jambe à votre maitresse. 
-Quel soulagement, souffla Kashya, je croyais que les dieux nous avaient définitivement abandonné. Que nous faut-il pour réaliser cette opération au plus tôt ?
-Oh presque rien, tout les livres nécessaires doivent trainer par ici. Il faut juste de quoi faire une pommade cicatrisante, des linges, de l’eau claire, et un sabre bien affutée pour trancher sa jambe morte, et celle qu’on lui offrira.
-Vous voulez vraiment trancher sa jambe ? déglutit Diogène.
-Pour la remplacer par une autre volée sur quelqu’un ? continua la musicienne.
-Exactement ! tonna Cercle, un sourire radieux aux lèvres. »
La situation était impensable. Le Khépri, qui n’avait pas encore dit mot, pris la parole : 
« Prenez ma jambe, monsieur. Je ne ressens pas la douleur, et je veux être utile à votre bataille.
-Inenvisageable, riposta aussitôt le vieil homme. Tu es bien trot petit, et le sang divin coulant dans tes veines empêcherait le bon fonctionnement du sortilège. De plus la douleur ne sera que temporaire, une fois la jambe sectionnée, le sort refermera aussitôt la plaie, annulant toute souffrance physique, comme si la jambe avait été ainsi depuis toujours. Non il faut quelqu’un d’autre d’assez fou pour offrir sa jambe, voila tout. »



XXXII

« L’homme est un animal qui ne peut être endoctriné que par la cruelle expérience. »
-Casanova.

« Prend ma jambe, ma sœur, je ne serais jamais aussi forte que toi, déclara Kashya.
-Hors de question, répliqua aussitôt la grande prêtresse. Je ne me le permettrais jamais. »

La musicienne eut beau insister, Soma détourna le regard et se blottit dans ses couvertures. Blessée, elle était redevenue l’enfant qu’elle avait été. Personne n’osait parler, sauf Cercle qui fouinait dans ses vieux papiers en chantonnant une vieille chanson nubienne. Diogène évoqua la possibilité de prendre la jambe d’un condamné à mort, ou d’un criminel quelconque, mais trouver un tel homme prendrait sûrement plusieurs jours.

La lune brillait haut dans le ciel, aux cotés des étoiles lumineuses. Kashya emprunta une grande cape sombre à large capuche dans un coffre éventré, et passa son poignard à sa ceinture. Un plan prêté par Cercle était plié dans sa ceinture. Si elle ne pouvait ni offrir sa jambe, ni se battre contre un Dieu, elle pouvait ramener une jambe à celle qu’elle considérait comme sa sœur. Elle avait longuement discuté avec le vieil alchimiste qui lui avait expliqué le fonctionnement du rituel, et elle avait élaboré un plan.
Cercle dormait sur le balcon, malgré la fraicheur nocturne, et Diogène ronflait aux cotés du Khépri, qui lisait un livre parvenu du grand Est jusqu’ici. Seshat devait sûrement veiller sur Soma, elle pût ainsi facilement se faufiler dans l’escalier et disparaitre dans les ténèbres. La colère qu’elle éprouverait pour elle-même, pour sa faiblesse et son inutilité aveuglait son esprit.

Elle erra quelques temps dans les rues de la ville, seulement peuplées de catins et d’ivrognes que les tavernes vomissaient à intervalle régulier. Marchant d’un pas rapide et léger, elle s’engouffra dans une artère sombre, et poussa une lourde porte de bois. Elle prit quelques instants pour regarder le plan, et après quelques mètres dans des caves abandonnées de tous, mais pourtant éclairées de point en point, et trouva l’entrée secrète qu’elle cherchait. Un tapis élimé dissimulait mal la large trappe que Kashya souleva non sans mal. Elle décrocha une torche d’un des murs de la cave, et éclaira le trou béant s’ouvrant devant elle. Une échelle de bois était fixée tant bien que mal au mur, et s’enfonçait dans l’obscurité. La musicienne poussa du pied un caillou dans les ténèbres, qui atteignit le sol au bout d’une ou deux secondes. La descente ne sera donc pas longue. Sur ce, elle s’engouffra sous terre, refermant la lourde trappe derrière elle.

Elle descendit les barreaux avec prudence, tenant sa torche loin de ses vêtements ; et son pied toucha bientôt le sol irrégulier du souterrain. Elle y était, dans les sous-sols de Thèbes la Grande, le penchant sombre de la cité, où se réfugiait toute la vermine de la métropole.
La main sur son poignard, l’autre tenant sa torche, elle avança. Les tunnels étaient innombrables, parfois simplement creusés dans la terres et soutenus par quelques poutres, parfois de vastes caves spacieuses et presque entretenues. Se séparant parfois en quatre ou cinq artères différentes, et Kashya n’eut d’autre choix que de s’aventurer au hasard dans ce dédale, la carte étant devenue obsolète. Quelques gros rats détalèrent devant elle, tout comme quelques araignées galopant au plafond. Elle croisait parfois des formes sombres dormant sous des paillasses grouillantes. Plusieurs ne semblaient plus bouger depuis longtemps. D’autres semblaient se mélanger, copulant dans la saleté. Elle tenta d’interroger certains de ces hommes, mais aucun ne semblait parler égyptien, ou ne voulait pas l’aider. Plutôt normal, se dit la jeune femme, dans un lieu comme celui-ci ou chacun lutte pour sa propre survie.  Certains hommes grands comme des montagnes gardaient silencieusement l’entrée de quelque propriété d’un riche négociant ou contrebandier, ignorant la petite musicienne comme si elle n’était qu’une souris.
C’est alors qu’un hurlement de douleur se répercuta sur les parois des souterrains. Kashya identifia la provenance du cri, et s’élança dans la direction qu’elle pensait être la bonne. Par chance, pour elle uniquement, d’autres cris inhumains continuèrent d’arpenter les couloirs. Elle courait maintenant, pour sauver la victime hurlant sa douleur, quand au détour d’un couloir elle aperçut une silhouette, sombre et hirsute, frappant d’un bâton clouté une jeune fille rampa devant lui. L’arme vulgaire s’écrasait avec un bruit horrible sur le dos de sa victime dont ont entendait les côtes se briser sous l’impact. Son dos était maculé de sang et de poussière, et l’homme sale et puant l’invectivait tout en levant à nouveau son arme ensanglantée.

« Arrête ! »

L’homme, qui devait faire deux têtes de plus qu’elle, la regarda droit dans les yeux. Sa puanteur était un véritable mur entourant toute sa personne, et la musicienne n’arrivait pas à faire la différence entre les haillons, les poils, et la poussière qui l’habillait.

« Toi aussi tu en veux, ma jolie ? lui répondit l’homme en bavant. »
Il s’avança vers la jeune femme, son arme baissée, tendant la main en avant pour caresser la poitrine de Kashya. Celle-ci, luttant contre sa répugnance le laissa faire, et attendit que le sauvage soit près d’elle, assez près pour lui palper les seins avec rudesse.

« Voila, si tu es sage, je ne te ferais aucun mal, petite chienne, cracha l’homme, et si par ta… »
L’ogre était assez près. Le couteau se plantant dans sa gorge l’empêcha de poursuivre sa phrase. Mais la mort ne l’emporta pas de suite. Il repoussa Kashya violemment, et malgré le sang gargouillant dans sa gorge déchirée, il envoya dans un dernier sursaut de rage sa masse d’arme improvisée vers la musicienne, qui ne put éviter la frappe. Les clous de l’arme lui entaillèrent profondément l’épaule, et lui arrachèrent un cri. Le matamore s’écroula la seconde suivante sur le sol, avec fracas, comme s’écroulerait une pyramide sur elle-même.

Pas aussi prompte et résistante que Soma, elle n’arrivait pas à canaliser la souffrance qui irradiait son bras. S’asseyant quelques minutes contre un mur afin de reprendre son souffle, elle pansa sa blessure en déchirant un bout de sa cape. Sa torche s’était presque éteinte, mais luisait encore faiblement dans la noirceur des boyaux souterrains. Elle qui voulait réussir à capturer une disciple du grand serpent pour lui offrir sa jambe à Soma, se rendit compte de son attitude téméraire. Elle n’était pas de taille à lutter contre de tels adversaires, si même une crapule n’ayant pas vu le soleil depuis des années était capable de la mettre hors d’état de nuire si facilement. Elle n’avait pas réussit à trouver un disciple du faux-dieu, et l’homme qu’elle venait d’abattre, bien qu’il mérite largement qu’on lui arrache sa jambe, ne pourrait jamais convenir étant donné sa corpulence. Et même s’il aurait été plus svelte, dans son état elle n’aurait jamais put le remonter jusqu’à l’air libre. C’est alors qu’elle pensa à la jeune fille qu’il était en train de battre à mort.

Elle se redressa tant bien que mal et s’approcha de la silhouette au sol. Presque nue, les vêtements en lambeaux, la gamine qui ne devais pas avoir vu plus d’une quinzaine de printemps, ne respirait presque plus. Le sang s’écoulait de ses blessures, et sûrement rien ne pourrait plus la sauver. La seule chose que pouvait faire la musicienne était de rendre son tourment moins pénible.

Elle prit la tête de l’enfant, et la déposa délicatement sur sa cuisse, puis sortit sa flûte. Elle la porta à sa bouche, et entama un air mélancolique, ponctué de quelques fugues brèves et joyeuses. Son bras endolori ponctuait de quelques fausses notes la musique qui pourtant envahit toute l’atmosphère autour deux. Bientôt, un fin sourire se dessina sur les lèvres de la jeune inconnue, qui mourût ainsi.

Elle pria ensuite longuement pour le repos de l’inconnue dont la vie venait de quitter le corps ; puis tenta de la porter sur son dos. Elle ne pouvait se permettre de revenir blessée, sans aucun résultat. Il fallait qu’elle rachète son attitude irresponsable. Même si on devait la punir dans l’autre monde, elle se battrait, elle aussi, pour protéger ce qui lui était cher. Pardonnez-moi, maître, j’accomplis cette action à regret, mais pour le bien de la loi de Maât.
Elle pouvait marcher lentement, mais ne pourrait lutter contre d’autres éventuels ennemis, et encore moins remonter l’échelle avec son fardeau, si encore elle arrivait à la retrouver. Elle maudit une fois de plus sa faiblesse, et son entreprise futile et irréfléchie. Le corps pesa bientôt sur son épaule meurtrie, et elle s’écroula au sol. Les larmes du désespoir commencèrent à apparaitre aux coins de ses yeux, quand une lueur de torche déchira la toile noire du tunnel qui s’étendait devant elle.

« Ainsi te voila enfin, Tâches de Rousseur, déclara affectueusement Diogène, souriant. »

XXXIII

« Rien ne se perd, rien de ne se crée, tout se transforme. »
-Sagesse populaire

Kashya reposait sur son lit, pendant que Diogène bandait son épaule avec soin.
« C’est Cercle qui t’a vu sortir, et qui me l’a dit. J’ai réussi à suivre ton parfum, mais heureusement que tu as joué de la flûte, sinon je ne t’aurais jamais retrouvé, déclara le grec, souriant. Tu as été formidable, Taches de Rousseur.
-Non, j’ai été stupide, lui rétorqua la musicienne aux éphélides. J’ai foncé dans la gueule du loup sans réfléchir, me croyant assez forte, et je vais déshonorer le corps de cette jeune fille innocente.
-Tu t’es battue pour la sauver, je suis sûr qu’elle serait ravie que son corps puisse servir pour le bien de tous. Et là où elle est, elle ne doit pas en faire grand cas.
-Tu es bien un grec, Diogène de Mycènes.
-On ne se refait pas, lui répondit-il.
-Merci, murmura Kashya dans un souffle. »

Le soleil se levait seulement, et Thèbes la Grande commençait à prendre vie. Les premiers étals apparaissaient dans les rues, et les ouvriers partaient travailler. Seshat descendit souplement du toit pour atterrir sur le balcon, aux cotés du vieil alchimiste.
« Pense tu que cela va marcher ? lui demanda-t-il.
-Je l’espère bien, vieil ami, répondit Cercle. Le corps est encore frais, et pourrait correspondre. Nous verrons bien si cette femme est vraiment protégée de vos dieux. »

L’astre d’or brillait, haut dans le ciel, à son zénith. Le rituel était prêt. Seshat avait expliqué comment la cérémonie de transposition allait se dérouler, et Soma avait hoché de la tête en silence, une lueur de détermination brillant dans ses yeux verts. Kashya dormait, droguée par la médecine douce du vieil alchimiste, le Khépri veillant sur elle ; et les deux grecs, jeune et vieux, s’activaient. Diogène avait rapproché deux lits ; Soma reposant sur l’un, la jeune fille morte sur l’autre. La grande prêtresse tenait la main de sa froide voisine, la priant de lui pardonner son vol. Ce qui allait se passer la répugnait, mais elle n’avait aucune autre idée.
Cercle apparut un bol fumant à la main, et le tendit à Soma, qui bût le breuvage infect sans poser de questions. De suite, le liquide brûlant descendant dans sa gorge lui prodigua une sensation de flottement, comme si son esprit se détachait d’elle-même. La suite, elle ne le vit qu’à travers une brume épaisse.

Seshat leva son sabre effilé, et frappa le corps de la jeune fille étendu à coté d’elle. La lame qui semblait crépiter, comme parcourue d’électricité, s’écrasa sur la jambe droite de la morte. Le primate dut porter quatre coups pour sectionner le membre, déjà raidi par la rigidité cadavérique. Puis sans perdre de temps, il pivota, marqua un instant d’hésitation, et frappa le corps de Soma. La jambe droite se sépara aussitôt du corps de la prêtresse, la lame continuant son chemin jusqu’à s’enfoncer dans le bois du lit. Le sang gicla derechef et se répandit à toute vitesse sur les draps, comme une armée rouge envahissant un territoire de neige.
Soma, qui flottait au dessus de la scène, n’eut aucune conscience de la douleur terrible qui parcourait son corps. Cercle passa à Diogène le membre rongé par le poison, et plaça contre la cuisse de Soma la jambe droite de la jeune fille inconnue. Diogène mit au contact de la cuisse de la morte la jambe de la jeune femme aux immenses cheveux noirs. Puis Seshat et Cercle mirent chacun une de leurs mains sur chaque corps, et récitèrent une interminable incantation. La transpiration perlait sur leurs fronts.

Enfin, ils se turent, et une grande lumière blanche irradia des deux corps côte à côte.
Le rituel de transposition marchait.

Soudain, la grande prêtresse se sentie aspirée par son propre corps, et le réintégra comme si elle percutait le sol après une chute interminable et vertigineuse. La drogue apaisante avait cédé la place à la douleur. La douleur vive et brutale, comme si un fer rouge transperçait sa jambe, encore et encore. Des larmes perlèrent à ses yeux, et elle s’évanouie aussitôt.

Bien plus tard, après que Seshat ait lavé et installé sa maitresse sur le balcon, Diogène était allé remettre la jeune fille aux services de police de la ville, leur demandant de la part de la grande prêtresse de la préparer et de l’acheminer au temple d’Hermopolis, afin qu’elle repose sous une sépulture décente. Il ne s’attarda pas auprès des autorités, tant son statut de grec et son étrange requête pouvait lui poser préjudice.

La lune brillait dans le ciel, et une légère brise soufflait sur le visage de Soma. Elle ouvrit les yeux, et remercia l’homme à tête d’Ibis de lui offrir encore une chance.

XXXIV

« La vie est un combat. Accepte-le. »
-Mère Theresa

Le contremaître de la mine caressait son fin collier de barbe blanche, signe que tous ses ouvriers savaient de bon augure. En effet, l’extraction d’or du filon découvert quelques mois plus tôt avait très bien avancé, presque sans problèmes. Seuls deux éboulements mineurs avaient pris la vie de quatre ouvriers.
Debout devant sa cabane en hauteur, le vieil homme regardait s’activer la mine. Les mineurs sortant les pépites dorés, brillantes sous les rayons du soleil ; les ouvriers réparant et lavant les pioches et les autres outils les plus usés ; la dizaine de gardes patrouillant tranquillement derrière les barrières dressées autour de la mine, surveillant les relais qui acheminait toute la journée de l’eau puisée à l’oasis la plus proche.
Bien que non loin des grandes villes, la mine royale était néanmoins perdue dans une immensité de sable, à perte de vue. Seuls Pharaon et quelques hauts magistrats connaissaient son emplacement exact, et les ouvriers ne pourrait rentrer chez eux que lorsque le filon serait tari, et jouir de congés bien mérités. Aucuns ne se plaignaient de cette situation, se rappelant les architectes et autres ouvriers travaillant à l’édification des pyramides, à qui l’on coupait la langue pour qu’il ne divulgue aucuns secrets sur les tombes royales.

Perdu dans ses pensées, contemplant les hommes travaillés comme des fourmis sous son regard, le contremaitre ne sentit qu’une sensation froide et barbelée sur sa gorge.
Puis le sang chaud.
Puis plus rien.

La journée ensoleillée tirait à sa fin, et les échoppes fermaient les unes après les autres. Soma et ses compagnons étaient réunis à la terrasse d’une auberge, dans la périphérie de la ville. La grande prêtresse avait tenu à sortir des qu’elle avait put. Sa jambe ne la faisait déjà plus souffrir le lendemain matin, et elle pouvait déjà remarcher. Le rituel était formidable. Elle s’était fait la promesse de se rendre sur la tombe de la jeune fille à qui elle avait volé sa jambe pour se faire pardonner, et avait chaleureusement remercié Cercle pour son hospitalité.
Ce dernier buvait tranquillement une bière grecque, en regardant les passants à travers ses bésicles. Kashya et Diogène grignotaient quelques dattes, pendant que Seshat faisait danser Khépri sur ses épaules. Le groupe pour le moins hétéroclite intimidaient tant les gens que pas un client n’avait osé s’installer à une table voisine ; ce qui n’était pas plus mal afin qu’aucune parole ne tombe dans une oreille indiscrète.

« Récapitulons tout ce que nous savons, commença Soma.
– Les disciples du grand serpent ont besoin d’une journée sans soleil, afin de mener à bien leur plan maléfique, lui répondit Khépri. Et cette journée sera celle du solstice, dans plus d’un mois. De plus, ils ont besoin de neutraliser Atoum, le soleil qui se couche ; et moi-même, le soleil qui se lève.
-Existe-il quelqu’un comme toi, qui fais briller le soleil du midi, brillant à son zénith ? demanda Diogène.
-Heureusement non, c’est Amon-Rê en personne qui brille dans le ciel, chaque midi, et aucun faux-dieu ne peut stopper sa course immuable. Même si je manque à ma mission, comme lorsque l’on m’a torturé pour que je ne puisse faire se lever le soleil, l’astre d’or apparait néanmoins à midi, et ce depuis des siècles, acheva l’enfant en souriant. »

Son sourire rappelait à Soma son propre fils.
« Les aboiements des chiens ne blessent pas les nuages, lui murmura Seshat à l’oreille. Sois forte mon enfant. »

« Notons aussi les multiples attaques dans toute l’Egypte, lança Diogène, concernant aussi bien les villages frontaliers brûlés sans raisons apparentes, que les temples dans les grandes villes. Tout ceci afin de déstabiliser le pouvoir en place…
-Et de noircir la foi des égyptiens en leurs dieux, surenchérit Kashya. C’est pourtant leur foi qui les protège depuis des siècles.
-Nous savons aussi que leur repère est sous Thèbes la Grande, sous la surface, déclara le vieil alchimiste, avec un regard étrange pour la musicienne. Et que cet endroit est plus que dangereux.
-Nous irons en temps voulu nous jeter dans la gueule du loup, que savons-nous d’autres ?
-Que les adorateurs d’Apophis tentent de le ramener à la vie, en sculptant des chimères mêlant les corps de plusieurs animaux, comme nous l’avons trouvé sous l’auberge qu’ils avaient investie. Mais apparemment leurs expériences ne se soldaient que par de cuisants échecs.
-Les abominations qu’ils créent dans leurs souterrains sont peut être éphémères, mais je peux t’assurer qu’elles sont dangereuse, répliqua Seshat, qui avait affronté à mains nues la chimère de serpent qu’avait étudié l’érudit grec.
-Que devons nous faire ? demanda Khépri.
-La véritable question serait plutôt : «  Que pouvons nous faire ? » rectifia Diogène en souriant.
-Bien sûr que non, le coupa Soma. Nous ne pouvons nous permettre d’être limités par le champ des possibles. Ce que nous devons faire est de plus évident. Nous devons empêcher Apophis le scélérat de fouler cette terre sainte de ses écailles, et s’il y parvient nous devons le renvoyer dans l’au-delà, là où aucunes étoiles ne luit. »

La grande prêtresse avait prononcé ces mots avec une détermination simple et évidente, froide et dure comme la lame de son sabre, comme si la tâche était aisée. Ils lui avaient tout pris, son amour, son fils, sa propre vie. Et était revenue d’entre les morts pour se venger et faire briller la justice rayonnante de la Loi de Maât, et si elle devait tuer un dieu pour cela, elle le ferait sans hésiter.

XXXV

«L’érotisme est un pouvoir sexuel sans bornes, illimité, démesuré. Il faut le craindre.»
-Marquis de Sade

La nuit douce et calme régnait sur la Thèbes la Grande. Les étoiles incandescentes dans les cieux se reflétaient sur la surface de l’eau, et le vent nocturne faisaient voleter les rideaux de la chambre. Il la regarda, et trouva dans ces yeux d’ambre la lumière du désir. Sa longue tunique blanche tomba à ses chevilles, et révéla son corps parsemé d’éphélides. Le regard de l’homme survola sa poitrine fièrement dressée, ses hanches généreuses, la toison brune de son sexe, appréciant chaque détail de la superbe jeune femme. Il s’approcha d’elle, qui le déshabilla à son tour, une moue taquine sur les lèvres. Puis elle enlaça l’homme plus grand qu’elle de deux têtes, et sur la pointe des pieds, déposa ses lèvres sur les siennes. Leurs langues se goutèrent, se mêlèrent. Ils se caressèrent, et s’allongèrent tout deux. Les doigts croisés dans les siens, le corps harmonieux de la jeune femme ondula sous la bouche masculine et charnue qui buvait à la coupe de son intimité. Puis le corps du jeune homme se raidit sous la bouche féminine qui jouait avec sa fleur charnelle. Ils firent l’amour longtemps, amoureusement, comme les vagues de la mer revient sans cesse à l’assaut de la plage nue. La nuit continua, et seules les étoiles les virent s’unir tout deux dans la chaleur et l’apaisement de l’amour.

« Quelqu’un sait où sont Kashya et Diogène ? lança Cercle à l’assemblée, en servant du thé à tout le monde. Ce grec s’entrainait au tir à l’arc sur le balcon tout a l’heure, mais je n’entends plus ses traits toucher la cible. C’est qu’il n’était pas mauvais dans sa jeunesse, ce petit…
-Aucune idée, lui répondit Soma, souriante, j’imagine qu’ils se promènent tout deux sur des sentiers que l’ont n’arpentent qu’a deux. Mais parlez moi plutôt de vous, vieil homme. Après tout je ne sais pas grand-chose de vous.
-Ma foi, ma vie est loin d’être morne et reposante, et vous la narrez cette nuit serait un exercice qui me laisserait creux. Et puis ma mémoire me joue de vilains tours, et je ne saurais me souvenir avec précisions du passé, fut-il le mien.
-Juste une histoire, demanda Khépri, les yeux pétillants. Je suis sûr que tu en connais plein, avec tous ces livres que tu as là.
-Bah, je pourrais vous raconter comment je me suis retrouvé poursuivi par les gardes de la bibliothèque d’Alexandrie pour des livres que je ne faisais que consulter…
-Que tu avais dérobé, à mon avis, intervint Seshat. Raconte-leur plutôt la fois ou tu as vaincu à l’escrime un grand guerrier oriental.
-Oh, ma foi pourquoi pas, cette anecdote reste vivace dans mon esprit. »
Soma, et Khépri la tête calée contre elle écoutaient avec attention.
« J’étais jeune, et mes pérégrinations m’avaient mené loin à l’Est, dans un pays où les rois montent des éléphants pour se déplacer, et se font sans cesse la guerre. Un de ces puissants souverains m’avait engagé pour lui servir le thé quand il en avait envie et lui enseigner des rudiments de grec, et j’avais accepté, ravi de pouvoir voyager en accompagnant un tel homme lors de ses déplacements. En tant que suivant de sa cour, on m’affubla d’un uniforme de guerrier, et on passa prestement une lame courbe à ma ceinture, moi qui ne m’étais jamais battu de ma vie.
« Tu seras mieux protégé ainsi, par le fer de la lame, et par le blason de ma famille, m’avait déclaré alors le seigneur que je servais. »

« Quel fou j’ai été d’accepté ! A peine quelques semaines plus tard, nous traversions une ville frontière, entre deux principautés voisines, où des gens de tout horizons circulaient librement. Mon seigneur m’avait laissé quartier libre pour aujourd’hui, et suivant le cortège en bout de file comme à mon habitude, je me perdis bientôt dans ses rues inconnues pour moi, et bondées. Qui aurait put s’attaquer à moi, représentant d’un des clans les plus puissants ? Ainsi, je me baladai tranquillement dans cette grande cité, sachant que nous ne repartirions que dans quelques jours. Je visitai les temples et les jardins, m’arrêtant devant les échoppes pour en ramener quelques objets rares. Puis un guerrier, sûrement sans emploi, sûrement aussi d’un clan ennemi, me bouscula sans ménagement. Voyant que j’étais un étranger, que je n’avais point la carrure d’un combattant, et que pourtant j’arborai un blason et l’épée de son pays, il se dit que j’étais une proie facile pour glorifier son nom.
« Vous m’avez bousculé ! rugit le provocateur. »
 Moi, quelque peu sonné, je restai bouche bée quelques instants devant ce type patibulaire, qui me dominait d’une tête.  
« Et de plus, vous ne vous excusez pas ! Quelle offense ! Cela mérite réparation, tonna-t-il de sa voix tonitruante. »
Aussi, je m’excusai platement devant la brute qui me faisait face, et tenta de lui expliquer ma situation. Malgré le fait que je ne m’exprimais pas encore parfaitement dans sa langue, celui-ci ne voulut pas comprendre mes excuses, et continua de vouloir se battre. 
« Mais je ne suis pas un guerrier, je suis un simple serviteur chargé du thé, lui répondit-je. 
-Quelle absurdité, reprit de plus belle le buffle qui me faisait face, qui oserait emprunter l’identité d’un guerrier d’un clan si puissant, justement quand son souverain est ici. Dit plutôt que tu as peur, je vois d’ici la tête de ton seigneur quand il saura que les étrangers qu’il emploie ne sont que des lâches. »
Pris au piège, et ne voulant pas ridiculiser mon maitre, qui m’avait pris sous son aile, moi qui n’était qu’un étranger, je ne pouvais pas refuser le duel. Je demandai néanmoins un sursis, qu’il m’accorda, et il me donna rendez vous le soir même près d’une forêt de bambous proches. Et le guerrier partit tranquillement faire affuter son épée.

XXXVI

« Un homme qui a maitrisé l’art n’utilise pas le sabre,
Et l’adversaire se tue lui-même. »
-Takuan

« Terrifié, perdu, je ne savais que faire entre fuir, ou ridiculiser mon maitre. J’en étais la, dans ce pays étrange aux coutumes exotiques, presque à pleurer, quand je sentis une main ferme se poser sur mon épaule. Je me retournai et croisa le regard d’un vieil homme. Celui-ci me mena sans bruits jusqu’à son école, et il m’expliqua qu’ici il enseignait le maniement des armes aux jeunes guerriers vagabonds. Il avait suivi l’altercation dans la rue, et proposa de me donner une leçon en échange d’un bon thé. Désespéré, j’acceptai aussitôt, et croyant que ca serait peut être la dernière fois que je servirais que je boirais une tasse de thé, j’y mis tout mon cœur. J’oubliais le sort funeste qui m’attendait pour me plonger dans la préparation du thé. Mon interlocuteur ne ratait aucun de mes gestes, puis quand je lui présentai la tasse après l’avoir mélangé avec un fouet de bambou, celui-ci me lança un regard que je n’oublierais jamais.
« Votre maitrise de vous est excellente, me dit-il. Vous avez toutes les compétences nécessaires pour vaincre le malotru qui vous défie. Les jeunes gens comme lui ne pensent qu’à vaincre, ils ne parlent que techniques. Mais vous, fier étranger, vous vous intéressez à la concentration, à la paix intérieure, à la connaissance de toutes choses. Venez, je vais vous enseigner comment gagner ce combat. »
Etonné de ces paroles, je finis en vitesse ma tasse, et suivit le vieil homme dans une salle d’entrainement aux armes. Il dégaina mon épée et se mit en garde.
« Quand vous serez face à votre adversaire, imaginez que vous allez lui servir le thé. Entrez dans un profond recueillement et imaginez que c’est votre invité. Tirez ensuite votre épée aussi tranquillement que possible, et positionnez-la comme ceci, au dessus de votre tête. Restez ainsi, les yeux mi-clos, en état de vigilance Quand vous entendrez le cri d’attaque de votre adversaire, abaissez simplement et vigoureusement votre arme. »
Non rassuré de ma mort que j’estimai prochaine, je demanda à mon professeur s’il n’y avait aucunes autres méthodes, mais celui-ci me regarda droit dans les yeux et m’invita à lui faire confiance, moi qui ne le connaissais pas.
Ce que je fis, bizarrement. Le vieil homme me montra ensuite comment faire siffler ma lame devant moi, coupant l’espace en deux. Je m’entrainai ainsi jusqu’à l’heure convenue, oubliant dans la pratique mes craintes. Puis je me dirigeais vers la forêt de bambous, accompagné par mon mentor qui me servit de guide et de témoin, sûrement curieux qu’il était de voir comment tout cela allait se terminer.
Mon adversaire était déjà sur place, et bien qu’étonné de me voir ainsi arrivé aux côtés d’un célèbre maitre d’armes, ce dernier fanfaronna devant ses camarades. Je me contentai de le saluer avec bienveillance, et aussi impassible qu’un lac de montagne, je dégainai mon épée et me positionna comme me l’avait appris le vieux maitre d’escrime. Je restai ainsi, comme une statue, immobile et calme. Mais mon esprit était tendu à l’extrême, pensant qu’il allait se précipiter sur moi pour me mettre en pièces. Je ne pensais à rien d’autres. Puis, les yeux mi-clos je fis progressivement le vide dans mon esprit, attendant que résonne son attaque, le signal, pour abaisser ma lame. L’attente me sembla interminable, chaque minutes qui s’écoulaient me paraissaient une éternité. Le maintien de ma garde, le poids de mon épée, tout me devint pénible et douloureux, au point que mon calme en fut troublé et que j’ouvris les paupières. Par Hermès, quelle surprise ! Mon adversaire était loin, très loin de la forêt, traversant la vallée en contrebas avec ses compagnons, son arme jetée en travers de la route.
« Cet homme, pourtant très fort, pense qu’il t’a sous estimé, me dit le vieil homme. Il a bien essayé quelques approches, quelques feintes complexes, sans pour autant réussir à briser ta garde. Ta concentration, étranger, était parfaite, sans faille, au point que ton adversaire n’a pas osé se mesurer à elle. »
Je souris à l’homme qui venait de me sauver la vie, et lui donna mon épée. Quelques jours plus tard, je laissai mon seigneur et repartit. Heureux de ma rencontre, mais encore un peu effrayé d’avoir frôlé la mort si jeune. Voici comment j’ai réussi à vaincre, acheva le vieil alchimiste, souriant de n’avoir pas perdu le fil de son récit, et de voir briller les yeux de Khépri et de Soma.

XXXVII

« Notre ombre n’éteint pas le feu. »
-Paul Eluard

Soma remonta une ruelle marchande, s’arrêtant parfois pour humer les épices, admirer un papyrus, ou acheter une pierre ponce à aiguiser. Seshat l’accompagnait, et tout deux se baladait depuis l’aurore, heureux de se retrouver après la blessure de la grande prêtresse. Cercle avait décrété une journée de repos pour tout le monde, et personne, pas même Soma n’avait osé protester. Le vieil alchimiste était parti dès l’aurore, personne ne savait où. Kashya apprenait à jouer de la flûte à Khépri, qui se montrait particulièrement doué. Diogène les avait laissé ensemble, et avait mis à profit ce temps libre pour recoudre sa tunique en peau d’antilope, de plus en plus élimée. Tous semblaient désireux d’oublier l’équilibre instable dans lesquels ils se trouvaient, ainsi que le terrible combat qui les attendaient tous, d’une manière ou d’une autre.

« Tu te sens assez forte pour faire face, mon enfant ?
-Le grand serpent ne me fait pas peur, je ne sais pourquoi, car je ne suis pas plus forte qu’avant. Mais une certaine sérénité s’est installé en mon cœur, et apaise mes craintes et mes peurs.
-Peut-être est ce justement cette sérénité qui fait ta force, répliqua Seshat.
-La loi de Maât doit rayonner, c’est la seule chose qui importe. Sans équilibre, il ne peut y avoir de vie. Peut-être ma foi me permet-elle de faire face en toute quiétude ? répondit à son tour Soma. Mais que dirais tu de venir méditer avec moi, puis de nous entrainer tout deux, j’ai besoin de voir si ma jambe bouge aussi bien qu’avant.
-Très bien.
La jeune femme, vêtue de blanc, son sabre court et étrange à la main ; et le babouin, énorme, aux yeux pleins de malice, se dirigèrent vers la sortie de la ville. Personne ne leur barra le passage, tant l’aura qui se dégageait d’eux était forte.
Ce n’est qu’à la tombée de la nuit que Soma s’écroula dans l’herbe. Même Seshat, pourtant infatigable, transpirait. Ils avaient tout deux médité, répétant les mots sacrés, encore et encore, de plus en plus fort. Ici, loin des regards indiscrets de Thèbes la Grande qui fourmillait loin en contrebas. Puis Soma avait dégainé sa lame, et l’avait fait siffler, encore et encore, de plus en plus fort. L’acier déchirait l’air, tranchant l’espace, simple lumière fugitive mais néanmoins affutée comme un rasoir. Et avec son fidèle compagnon elle s’était refugiée dans l’ivresse de l’entrainement jusqu’à la nuit.
« Tu bouges avec facilité, mon amie, clama le grand singe. La transposition s’est déroulée à la perfection, et la flamme brûlant au fond de ton âme est toujours aussi vive.
-Je ne te savais pas si soucieux de moi, vieux singe, lui répondit Soma, taquine.
-Bah, même si ton alacrité n’est en rien une coquecigrue, dans tes yeux smaragdins luit encore ta tendance à jaspiner…
-Ah, voila le Seshat que je connais bien, toujours à radoter comme un vieux papyrus, dit-elle en riant. Allez viens, mon estomac crie famine, et les autres vont s’inquiéter, rentrons. »

Et tout deux main dans la main, regagnèrent la cité, puis remontèrent ses rues encore animées jusqu’aux quartiers d’habitations de Cercle. Ils ne leur restaient que deux tournants avant d’y arriver, quand des gens les bousculèrent, courant en tout sens.
Pris d’un mauvais sentiment, la femme et le singe pressèrent le pas. C’était bien là, le même olivier où les deux aras du vieil alchimiste aimaient à se poser, les mêmes escaliers…Tout était semblable à ce matin, mis à part les flammes qui dévoraient tout le dernier étage. Des langues de feu s’échappaient des lucarnes et du balcon pour s’élever vers le ciel en mains fourchues. Une épaisse fumée noire, parsemée de petites étincelles bleutées étranges, accompagnait les flammes.
Soma se précipita vers l’entrée du bâtiment, qui apparemment avait été évacué à temps, tant le silence régnait dans la bâtisse. Seul le bruissement de l’incendie lui parvenait des étages supérieurs. L’exécutrice monta les marches trois à trois, le sabre à la main, suivie par Seshat. Au dernier palier, juste avant de gagner les quartiers de Cercle, elle s’arrêta net. A ses pieds gisait le Khépri. Elle s’agenouilla auprès de lui, et pris sa tête dans ses mains. Le petit corps de l’enfant remua, et il balbutia d’une voix entrecoupée de toussotements :
« Il n’est pas ce, ce qu’il prétend…plus lui…grec…trop tard…crachota le garçon. »
Puis la vie qui lui avait été donnée, si divine soit elle, quitta son corps alors qu’il articula un dernier mot : merci.

XXXVIII

«L’or est le souverain des souverains.»
-Rivarol

L’excitation brillait dans les pupilles du jeune garçon. Eclairé par les quelques torches déchirant l’obscurité il entama son récit :
« Le feu brûlait depuis quelques heures déjà quand une grande et belle femme à l’abondante chevelure, vêtue d’une tunique blanche, s’engouffra dans le bâtiment. Derrière elle, venait un babouin énorme. C’était étrange, comme si il était dressé par la jeune femme aux immenses cheveux noirs. Apres, j’ai pas vu grand-chose, mais un grand bruit se fit entendre, comme si des choses se brisaient. Et l’espace d’un instant, j’ai aperçu sur le balcon la même femme. Autour d’elle, des rafales de vent s’enroulaient comme les robes d’une danseuse. Un ouragan de tissus !
-Un ouragan, voyez vous ca ! Faut toujours que t’en rajoute…
-Mais c’est vrai ! Et de ses mains, elle semblait diriger le vent, et elle soufflait les flammes. Elle était terrible. En quelques minutes à peine, elle à éteint l’incendie, et sans une seule goutte d’eau ! Puis après, elle est sortie du bâtiment, portant le corps d’un gamin dans ses bras. Et le babouin portait lui la dépouille toute carbonisée d’un vieil homme je pense. Mais dans l’état ou il était, ca aurait put être une vieille femme. J’ai vu qu’il avait des petits cercles de métal et de verre sur les yeux, dont le métal avait été rougi par la chaleur des flammes. Et après, la grande dame a posé plusieurs questions aux badauds, mais personne n’avait rien vu. Des policiers sont venus, et ont pris en charge les corps, et le grand singe est parti avec eux, comme s’il voulait surveiller que tout ce passerait bien. Personne n’osait rien dire, et la jeune femme s’approcha de moi.
– De toi ? Comme par hasard !
-Pas exactement de moi. Elle a fendu la foule juste à coté de moi, et j’ai même pu voir qu’elle avait comme une épée bizarre sous sa tunique, j’te jure. Et au pied de la bâtisse, sur la route en direction des plaines, en dehors de la ville, y’a deux arbres, et des perroquets étaient perchés sur ses branches. La femme s’est approché, et les oiseaux se sont envolés, c’était trop bizarre. Et elle a trouvé accroché à un buisson épineux un morceau de peau d’antilope, et quand elle a vu ca, elle l’a serré très fort dans ses mains. Elle avait l’air très énervée. Et une autre fille, plus jolie s’est approché d’elle, et l’a prise dans ses bras. Et toutes les deux sont parties. Si c’est pas une histoire incroyable ca ! »

Le jeune garçon avait fini son récit, et levait les bras en signe de victoire.
« Bah, c’est surtout ton imagination qu’est incroyable mon vieux ! lui rétorqua la gamine assise sur une caisse en face de lui en lui envoyant une claque sur l’épaule.
-Et encore, j’t’ai pas dit que le singe il parlait ! J’te jure, écoute…
-J’ai pas le temps, faut que j’aille bosser, j’suis sur un gros coup là, et ca paye bien. Toi aussi si t’avais moins la tête dans les nuages tu trouverais de bons coups à faire, déclara son amie, railleuse.»
Vêtue d’un simple pagne usé, elle n’avait pas plus d’une douzaine d’année. Le jeune malandrin qui venait de lui narrer son histoire paraissait avoir le même âge. Elle sortit de la cave où ils discutaient, et traversa quelques rues, jusqu’à s’engouffrer dans une ruelle étroite. Elle allait pieds nues, se faufilant entre les passants, la tête haute et le regard fier. Le marchand de poterie ne s’aperçut pas le moins du monde que la bourse pendant à sa ceinture venait de disparaitre dans les replis de tissu de la gamine qu’il venait de croiser. Elle disparut derrière une petite porte en bois rouge. Trois minutes plus tard, elle en sortait, débarbouillé, une perruque presque propre sur la tête, et vêtue d’une petite tunique de servante. Seul un œil exercé aurait put déceler qu’il s’agissait toujours de la même adolescente. Puis d’une démarche beaucoup plus calme, la tête baissée, elle traversa plusieurs ruelles, jusqu’à atteindre un des quartiers huppés de Thèbes. Elle s’arrêta devant une grande masure, entourée d’un jardin verdoyant et fleuri. Elle passa sans hésitation le portail et prit la direction de l’entrée des serviteurs.
« C’est à cette heure-ci que t’arrives ?! lui cria une grosse cuisinière dont la moustache dégoulinait encore d’une sauce inidentifiable. Plutôt joli pour un premier jour. Dépêche-toi d’aller dresser la table pour huit convives, Madame reçoit ce soir. Et fais vite le diner est presque prêt. »

La jeune fille acquiesça de la tête, et se dépêcha d’aller mettre le couvert dans la salle à manger. Puis elle servit tour les tours les invités pour l’instant en train d’écouter des poèmes dans le kiosque du jardin. Elle disposa sur la grande table des oignons doux, du poisson séché, des poireaux et des fèves, des cotes de bœuf grillées, du fromage de chèvre et quelques melons d’eau. La cuisinière apporta elle-même du vin rouge au bouquet parfumé. Quand tous les estomacs furent rassasiés, la gamine débarrassa sans souffler mot, et amena des gâteaux nappés de jus de caroube sous l’œil autoritaire de la chef de la maison qu’elle servait.
Une heure plus tard, alors que les invités partaient et que les serviteurs dégustaient les restes du festin, la maitresse de maison rentra dans la cuisine et invectiva la nouvelle servante sur son retard et son manque de conduite.
« Dépêche-toi d’aller préparer mon lit pendant qu’on me démaquillera, si tu ne veux pas être renvoyée, lâcha-t-elle d’une voix sèche. »
De toute façon, dès demain tu ne me reverras jamais, grande garce, songea l’apprentie servante, un sourire aux lèvres.  Sans mot dire, elle s’exécuta, et se dirigea vers la seule chambre de la masure.
Des grandes armoires finement sculptées trônaient la, hiératiques et menaçantes. Quelques étoffes pendaient aux murs, et un tapis en peau de lion s’étalait de tout son long au sol. D’une pression elle constata que les armoires étaient toutes trois fermées à clef, mais trouva son bonheur dans un petit tiroir de la table de nuit. La boite a bijou, bien que verrouillé elle aussi, ne résista pas aux talents de la jeune voleuse, qui l’ouvra sans difficulté avec un petit levier en fer forgé, roulé dans sa ceinture. Sous ces yeux brillaient les lapis-lazuli, les bracelets d’or et d’électrum, les turquoises et un petit rubis enchâssé dans un pendentif. Elle tria les bijoux en un instant, et mis tout ceux en or dans une bourse de cuir qui trainait sur la table, comme on lui avait ordonné. Répugnant à laisser les autres là, ceux-ci disparurent eux-aussi entre ses doigts habiles.
La première phase du plan se passe comme sur des roulettes, voyons pour la deuxième phase maintenant. Aussitôt elle inspira, et cria du plus fort qu’elle put, teintant sa voix de panique. Elle dévala ensuite les escaliers en criant qu’un énorme serpent était dans le lit de Madame. Derechef, les serviteurs s’affolèrent en tout sens, allant chercher de l’aide, sous l’œil affolé de leur maitresse. Dans la précipitation, personne ne remarqua la jeune servante qui s’était évaporée.
Une heure plus tard, celle-ci de nouveau vêtue de son pagne élimé et pieds nus arpentait une artère peut fréquentée en cette heure tardive. Elle obliqua sur la droite et gagna une petite cour privée. Dans l’ombre elle distingua la silhouette qu’elle cherchait. Elle s’approcha, peu rassurée, de l’ombre mouvante.
« Tenez, voici tout l’or que j’ai put trouver, monsieur, dit-elle en tendant la bourse. »
Un homme grand et svelte, vêtu d’une tunique moulante d’un vert sombre, saisit les bijoux et estima la marchandise. Elle put alors détailler son interlocuteur. Les traits de son visage étaient cachés par sa capuche, mais elle remarqua un blason noir représentant un serpent sur son poitrail. C’est sûrement un de ces hors-la-loi qui semait tant de grabuge ces jours-ci, peut –être est il dangereux, se dit elle, peu rassurée, quand elle vit le poignard à sa ceinture. 
L’homme laissa tomber les bijoux d’or dans sa bourse, puis compta plusieurs grandes pièces d‘argent qu’il déposa dans une grande bourse de cuir, qui atterrit dans la petite main de la jeune fille.  Après tout tant qu’il paye bien, peut m’importe qui c’est ! 
« Merci, monsieur, lança la voleuse avant de disparaitre à nouveau dans le dédale des ruelles. »

XXXIX

« Puis à la question réaliste sur les faiblesses du genre humain, ma réponse serait peut-être les tremblements de ma main, grattant la ballade pour un traitre. »
-One Shot


Diogène.
Soma priait en silence depuis l’aube. Les premiers rayons matinaux caressaient son visage harmonieux. Aucune colère ne brillait dans son regard, seulement une détermination ébranlée, comme une fresque de verre fissurée. Seshat s’approcha d’elle, et la prit dans ses bras.
Traître.
Cela faisait une semaine qu’ils étaient rentrés à Hermopolis, dans le temple de l’homme à tête d’ibis. Leur seul véritable foyer. Depuis l’incendie, ils parlaient peu, bataillant avec leurs propres pensées, leurs propres doutes. Dans les flammes, la grande prêtresse n’avait retrouvé que le corps carbonisé du vieil alchimiste. Khépri, elle l’avait retrouvé dans les escaliers, poignardé. Sa dernière parole avant de rendre son dernier soupir avait été une mise en garde contre le grec.
Diogène. Traître.
Le traître qui avait mis le feu. Le traître qui avait tué l’homme qui le considérait comme son fils. Le traître qui avait poignardé Khépri, poignardé l’innocence. Et celui qui leurs avait tous menti depuis le début. Cet homme que le vizir lui-même leur avait recommandé pour ses connaissances en serpents. Ce traître. Un morceau de sa tunique avait été retrouvé sur la route de sa fuite. Des témoins avaient même affirmés aux policiers qu’un homme vêtu d’un grand manteau à capuche s’était enfoui en pleines steppes.
Soma serra son poing, et respira profondément. Le désespoir commençait à conquérir son cœur de glace. Personne ne savait où était le grec. Ni lui, ni où se terraient les adorateurs du grand serpent, plus obscurs que l’ombre elle-même, rampant dans les souterrains de Thèbes la Grande.
La seule véritable information dont elle disposait, c’était une date, le solstice. Une date qui resplendissait dans ses pensées, aussi tranchante qu’un couperet. C’est à cet instant que Kashya arriva. La musicienne n’avait trouvé que le travail comme refuge à son chagrin et sa colère. Depuis leur retour au temple, elle n’avait pas cessé un seul instant d’interroger tout les informateurs et mouchards qu’elle connaissait, envoyant des pigeons voyageurs et des messagers à tout-va. Aussi bien à ses amis d’enfance, toujours enfants des villes, qu’aux autres dirigeants des grands temples d’Haute et Basse Egypte.

« Mon enquête à porté ses fruits, clama-t-elle, triomphante. Je sais qui est cette jeune femme au regard de glace que tu m’a dis avoir affronté. Plusieurs de mes contacts croit la connaitre, ca serait une danseuse de la cour, qui aurait fuguée il y a trois mois. Des yeux bleus tel que tu me les as dépeint sont chose rare, et certaines filles qui la connaissaient on fait mention d’un fait étrange. Les yeux de Khémetensen, c’est ainsi qu’elle s’appelait, étaient d’un brun des plus foncés. Et quelques jours avant sa disparition, ils sont devenus d’un bleu glacial et perçant, sans raisons apparente. Elle a alors renié son prénom, et elle a disparue, laissant derrière elle son nom et tout ce qu’elle possédait. Ces témoignages datent un peu, donc ne sont pas entièrement fiable, mais je pense qu’il s’agit bien d’elle.
-Une danseuse…répéta Soma. Cela pourrait expliquer sa souplesse et sa dextérité, voir aussi son maniement de la lance, mais sa maitrise des mots sacrés me font penser qu’elle est bien plus que cela. Si c’est bien elle, comment aurait-elle pu devenir aussi forte en un laps de temps aussi bref ? Même si elle a été choisie par le grand serpent, elle ne pourrait savoir se battre aussi efficacement en quelques mois à peine. Et je ne vois pas pourquoi l’avoir choisie elle. Et qu’on donnés tes recherches sur Diogène, ma sœur ? »
A la mention de son prénom, la musicienne tressaillit. Il l’avait séduite, l’avait charmé, comme il aurait charmé un serpent. Elle s’était laissé prendre à son jeu, et ne pouvais se le pardonner. Mais au fond, elle ne pouvait croire à ce que le grec avait fait.
« -Presque rien, malheureusement. Les policiers de Thèbes n’ont pas retrouvé sa trace. On ne sait pas ce qu’il est devenu. Tes prières ne t’ont apportées aucune réponse ? »
Un sourire s’esquissa sur le visage de Soma.
« -Si. Seshat et moi partons pour le Sanctuaire. »

XL

« Prendre conscience, c’est transformer le voile qui recouvre la lumière en miroir. »
-Lao-Tseu

Quatre jours. C’est le temps qu’il fallut a Soma pour atteindre la montagne sacrée ou se nichait le Sanctuaire des Dieux. Sur le dos de Seshat, sous sa forme d’ibis majestueux, le voyage était des plus agréables. Le vent faisait voleter l’interminable chevelure de la prêtresse qu’elle avait détachée à cette occasion, et le soleil caressait sa peau. Après trois jours de vol, au dessus du sable du désert et des flots du Nil, ils atteignirent leur destination.

Seshat atterrit sur un plateau, le plus haut possible, où Soma dormit quelques heures, puis il gagnèrent l’entrée du Sanctuaire en escaladant tout le quatrième jour durant la paroi, plutôt facile à gravir tant les saillies étaient nombreuses. Seshat arriva le premier, puis aida son amie à gravir le dernier mètre.

Un petit plateau s’étalait sous leurs pieds ; seulement flanqué d’un abreuvoir rempli d’eau de pluie et de neige, et de quelques arbustes ondulant sous la caresse du vent. La porte les surplombait de sa taille démesurée, un immense rectangle d’obscurité déchirant le bleu du ciel. Encadrés de deux énormes piliers djeds, symboles de stabilité, l’édifice avait une sévérité plaisante, pensait Soma en se désaltérant. Aucunes statues n’encadraient l’entrée, aucuns hiéroglyphes n’ornaient les piliers.

« Je t’attends ici. Je n’ai pas ma place à l’intérieur, prêtresse.
-Très bien. Je n’en aurais pas pour longtemps, répondit Soma en s’avançant. »

La première salle était immense. Immensément vide. Le plafond disparaissait dans les ténèbres, plus d’une trentaine de mètres au dessus du sol. Un couloir gigantesque, aux murs lisses. Quelques braseros tentaient courageusement de percer la nuit de la montagne, sans succès. Soma prononça quelques mots, et des lucioles sortirent des paumes de ses mains, pour éclairer ses pas. Des années s’étaient écoulées depuis la dernière fois qu’elle était venue ici, depuis son accession au rang d’exécutrice. Rien n’avait changé. Le temps n’avait pas cours ici. La première porte éclata en un million de fumerolles de couleurs irisées quand Soma la percuta d’un mot de pouvoir de destruction. La seconde disparut sous ses yeux quand des lianes la recouvrirent. Apres la destruction, la création. La troisième et dernière porte, Soma la traversa tout aussi simplement qu’elle l’aurait fait d’un rideau de pluie. Elle se tenait au centre d’une pièce ogivale, aux murs ornés d’un millier de statues. Tous étaient là. Les neuf de l’Ennéade, leurs enfants, les autres, ceux du Nord et ceux du Sud, les hommes devenus demi-dieux. Osiris et Isis, le couple divin, étaient avec Ra, Ptah et Amon, parmi les statues les plus démesurées. Soma discerna sans mal l’oiseau de Thot, les cornes d’Hathor, et les crocs de Sekhmet la terrifiante femme à tête de lionne. Dans l’ombre se dissimulait les sculptures plus petites de Sobek, Bastet ou d’Anouket. Les bras de Noun, l’océan créateur encadrait toute la pièce depuis le plafond obscur, ses mains s’encastrant dans les piliers porteurs de Geb sur la gauche, dieu de la terre, et sa sœur et épouse, Nout sur la droite, déesse des cieux. L’ensemble avait une majesté sublime, un million de détails symboliques ornait chaque idole, toute peinte de couleurs différentes. Des centaines de bougies lévitaient dans la pièce, baignant les visages des dieux dans la clarté. Soma s’agenouilla humblement. Puis elle pria.

Seshat faisait mine de dormir quand la prêtresse ressortit du sanctuaire. Les étoiles brillaient au firmament, la lune baignait les hauteurs de ses diaphanes rayons. Soma ne le vit pas, mais elle aperçut le jeune homme qui la fixait du regard. Accoudé à la paroi, il était simplement vêtu d’une tunique rouge, au ceinturon de cuir à la boucle d’argent. Une barbiche droite prolongeait son menton, et ses cheveux bruns frisés encadraient son regard noisette.

« Regarde-toi, fillette. Une fanatique religieuse, furieusement déterminée, terriblement forte, et pas capable de voir plus loin que le bout de son épée.
-Et toi, Imhotep, qui te dit fils de Ptah. Tu te crois sublime car tu as réussi à empiler quelques blocs de pierre les uns sur les autres ? Ton artisan de père, tout divin soit-il, à oublié depuis longtemps de veiller sur les mortels, perdu qu’il est dans son obscurité. Et toi tu tiendras toujours plus d’Isfet que de Maât, à ce que je vois. Tout ce savoir est peut être trop pour ta petite tête à barbichette.
-Tu ne seras jamais assez forte pour tuer ce chat, fillette. Tu le sais bien. Ce n’est pas un émissaire divin, ni même un dieu, c’est autre chose, venu d’une terre bien plus loin que l’Egypte. Je peux t’offrir mon pouvoir, celui de mon père, celui de le détruire, morceau par morceau, tout ce que je te demande… »

La colère étendait sa main griffue sur le cœur de la femme aux cheveux longs. Froide et brulante à la fois. Les dieux n’avaient pas répondu à sa prière, laissant l’émissaire qu’elle était dans le bouillard de l’ignorance.

« Ne perds pas ton temps, je vais prendre ce pouvoir, pour le bien de tous, même si je dois encore me salir les mains. Tes pactes avec les ténèbres n’ont pas prises sur moi.
-Tu ne peux pas utiliser ces mots-là, ca t’es interdit.
-Je décide que cette interdiction est levée, les dieux comprendront. Et ta mort n’est rien dans la balance. »
Soma leva son sabre, et frappa tout en clamant les mots profanes.

« Non, cria-t-elle, tout en lançant son arme sur la prêtresse qui parlait avec sa voix, qui bougeait avec son corps. »

L’arme traversa la chair qui se délita en grains de sables, vite dispersés par le vent. Soma, hébétée, ne comprenait pas. Tout lui revint alors en mémoire. C’était elle qui avait prononcé ses mots et ses menaces. Elle qui avait tué ce fils divin. Elle qui avait laissé sa rage froide devenir un fanatisme brûlant. Elle qui avait perdu dans ce combat, qui avait transgressé et perturbé l’équilibre de Maât, malgré les prodigieux pouvoirs profanes qu’elle avait dérobés. C’est les dieux qui l’ont tuée, pour la punir. Dalsim n’avait pas eu ce courage, même s’il était néanmoins fautif. Les dieux lui avaient donné une seconde chance.

« C’était une épreuve, mon amie, et tu l’as remportée cette fois, déclara Seshat. Le voile est levé. Excuse-moi de t’avoir menti sur ce point. Tu n’étais pas encore prête. Et je n’avais pas envie de te revoir sombrer dans la démence. Tu étais incontrôlable, une fanatique terrible et sublime. Les exécuteurs des dieux doivent rester plus proches du mortel que du divin pour en comprendre les troubles. »

« Elle a réussi, enfin, à passer au dessus de sa colère et de son chagrin, tonna la voix caverneuse d’Apis à tête de taureau.
-La tristesse est un venin terrible, lui répondit Selket, femme sublime à la chevelure de scorpions.
-Espérons que dans cette vie, elle a la force de vaincre, dit Anubis le noir chacal. Je serais ravi d’escorter ce chat.
-Ce n’est pas un chat, même s’il a neuf vies, s’offusqua Bastet. Seulement un esprit venu de l’Est lointain.
-Un esprit malin, en tout cas, l’interrompit Osiris.
-Pourra-t-elle vaincre ? s’inquiéta Khnoum à tête de bélier.
-Elle vaincra, vous verrez. Et nous voteront à nouveau à l’issue du combat, pour décider si sa balance mérite une récompense ou une punition. »
Ainsi parla Thot. 

XLI

»Citation »
-Auteur

« Les dieux ont finalement répondu à mes questions, commença Soma, et m’ont promis par trois fois leur aide. Notre ennemi a plusieurs vies, et n’a pas de nom, même si celui d’Isfet, et celui du désordre pourrait très bien lui convenir. Le culte d’Apophis et ses partisans n’est qu’un moyen, et non une fin en soi, pour que cet esprit aux yeux bleus puisse prendre possession de son corps.
-D’où vient il ? questionna Kashya.
-D’un Est lointain, selon toute probabilité, répondit Seshat, assis sur le bord de la fenêtre, moitié dedans, moitié dehors.
-Nous devons l’arrêter, et j’ai bien pour cela une petite idée ou deux derrière la tête. Dans deux jours, l’éclipse aura lieu, et c’est ici, à Hermopolis que leur rituel se déroulera. Ce chat m’en veut personnellement, je pense même que le temple sera le lieu de leur attaque, pour la seconde fois. Ils viendront en force, quelques centaines de soldats, tous entrainés. Aucune attaque n’a eu lieu depuis trois jours, ils sont sur la route.
-Ils se réunissent, tonna Diogène. »

La tête du grec, passablement essoufflé, se découpait dans l’encadrement de la porte de la chambre de Soma. Vêtu comme un mendiant, il n’arborait plus ses beaux cheveux tressés, tombés sous la lame d’un rasoir. Ses fioles et sacoches n’ornait plus son ceinturon et de nouvelles cicatrices décoraient son visage.

« -Vous n’auriez pas quelques dattes a grignotez, à tout hasard ? lança-t-il, souriant.
-Comment oses-tu ?! explosa la musicienne. Si tu crois que…
-Silence, ma sœur, coupa Soma, d’une douce mais néanmoins sans appel. Diogène n’est pas le traitre que nous avons soupçonné. On nous observe depuis le début, surveillant notre progression. Il a été capturé, interrogé, et si mes visions sont correctes, a réussi à fuir les cultistes d’Apophis grâce uniquement à son sourire, un crotale, et un manche de pioche. Et il aura tout le temps de nous raconter son histoire tout à l’heure. J’aimerais tout d’abord savoir ce que tu sais sur leurs déplacements, sur le chat aux yeux bleus, et tout ce que tu jugeras important. Après seulement, tu pourras manger, boire, et dormir tout ton saoul, je te le promets. »

Dix-huit heures plus tard, tout le monde se préparaient pour la bataille du lendemain. Tous avaient partagés un grand repas, avec tous les disciples et les gardes de Pharaon qui protégeaient le temple. Repas a l’occasion duquel Soma ne manqua pas de tenir un bref discours, sur la nécessité de l’ordre, de la foi, et de l’engagement, comme un général parlerait à ses troupes avant l’assaut. Sauf qu’en guise d’armée je ne peux au final compter que sur un babouin géant, une musicienne, un érudit grec, une poignée de soldats d’élites, et ma propre lame. Aucun des autres exécuteurs divins ne viendra me seconder, ce combat sera le mien. Et même si les dieux lui avait promis leur aide, il n’interviendrait pas directement dans sa mission. Ils se contenteraient d’observer, comme toujours, songea-t-elle. Malgré tout elle n’avait pas peur. Demain tout sera terminé.

Kashya avait préparé un espace pour accueillir les blessés, et n’étant pas une combattante de taille à faire faces aux tuniques vertes, elle travaillait à composer une mélodie censée soutenir et rendre plus fort les combattants de la justice. Diogène décochait flèche sur flèche dans la cour centrale, s’usant les doigts sur la corde d’un grand arc égyptien qu’il avait déniché on ne sait où, et même si ces traits n’atteignait le centre de la cible qu’une fois sur quatre, il était loin d’être mauvais tireur. D’autant plus qu’il avait réussi à sauvé les bésicles de Cercle des flammes et à les conserver. Et une fois équipé sur le bout de son nez, il gagnait un ridicule qui valait bien la peine, ses tirs perforant alors le centre de la cible quatre fois sur cinq.
Seshat, quant à lui méditait sur le toit, assis sur un fronton.

La main de la grande prêtresse glissait le long des murs, effleurant les hiéroglyphes aussi calleux que ses paumes. Ces symboles qui lui avaient tout appris, ses symboles qui l’avait rendue si forte, ces symboles représentaient aujourd’hui toute la connaissance et les idéaux pour lesquels elle se battrait demain. Elle déambulait dans les couloirs du temple, se remémorant sa vie d’avant, son enfance, son fils, les choses qu’elles a dut faire. Son exil, sa punition, et son retour parmi ceux qu’elles aimaient. Elle s’interrogeait sur ou était finalement sa place quand un garçon vient lui amener la pierre à aiguiser qu’elle avait demandé en début d’après midi. Elle le remercia, et s’installa sur le parvis du temple pour fourbir ses armes. Elle vit les gens se bousculer, rirent, discuter nonchalamment. Elle surprit même deux jaunes amants s’échanger un fugitif baiser. Même s’ils se doutaient de quelque chose, malgré ce léger malaise ambiant, ils continuaient de vivre, comme ils l’avaient toujours fait.

XLII

« Offre donc à Indra ce Soma, aussi ardent qu’il peut l’être lui-même ; ce Soma, ornement du sacrifice, joie des mortels, aimé du dieu qui descend vers nous et nous donne le bonheur. »
-Rig- Veda, Hymne 4, section première.

Aujourd’hui était le grand jour. Réveillée par la cloche de la garde, Soma sauta au bas du lit, s’habilla consciencieusement, et parti retrouver les autres. La plupart avaient les yeux auréolés de cernes. Un coq déchira le silence de l’aube de son cri strident. Tous mangèrent, s’équipèrent, et partirent sillonner les rues, attendant l’éclipse du mieux qu’ils le pouvaient. Les soldats prévenaient les citoyens, leurs intimant l’ordre de rester cloitrés chez eux, un édit de Pharaon avait même été prononcé dans ce sens.

Les minutes s’écoulèrent lentement. Les lèvres étaient closes. Soma attendait devant l’entrée encore noircie du temple, Seshat quelques marches plus bas, près des oliviers de la place. Le temple avait été barricadé, seule l’entrée principale demeurait béante, prête à se refermer sur les blessés comme une plante carnivore sur sa proie. Une cinquantaine de gardes de pharaon en armure était arrivée le matin même en renfort des effectifs déjà présent sur place, ce qui portait le nombre de combattant à une soixantaine. Plus un babouin. Tous portaient leurs amulettes personnelles, et Kashya avait distribué des pendentifs symbolisant l’Ankh, croix de vie les protégeant du venin et du mauvais œil.

C’étaient les heures désormais qui se succédaient les unes après les autres, épaisses, lourdes. Peu de paroles avaient été échangées depuis que l’astre d’or se rapprochait de plus en plus du zénith. Un soldat placé en amont du temple arriva en courant, gueulant son message :
« Ils sont la ! Sorti de nulle part, je vous jure ! Quatre par ci, deux par la, et ils se sont réunis, et ils sont tout un cortège maintenant, au moins trois cents tuniques vertes ! »

La nouvelle jeta un froid dans les rangs des soldats, pourtant vétérans pour la plupart. C’est l’expérience qui les fait blanchir leurs phalanges sur la poignée de leurs armes. Des gamins assoiffés de gloire n’auraient pas eu conscience de ce que représentaient les chiffres des deux camps. Soma avança, descendit quelques marches, radieuse dans son ensemble blanc. Elle avait exceptionnellement passé une veste de cuir clouté sans manches par-dessus. Ses cheveux était nouées ensemble en une interminable tresse dans le plus pur style égyptien, et ondulait derrière elle comme un serpent qui danse. Son regard était froid. Aussi glacial que pouvait être brûlant le soleil loin, très loin au dessus deux tous.

Au loin dans l’avenue déserte qui se déroulait en face du temple, un bruit de tonnerre suivi d’un nuage de poussière. Des formes indécises se discernaient déjà dans la brume. Un cobra géant ondulait lentement, tranquillement. Haut de plusieurs mètres, le serpent se rapprochait de ses proies inexorablement. Un homme ou deux jurèrent derrière la prêtresse, qui ne les entendit même pas. Pas plus qu’elle ne prêta attention à ceux qui priaient à voix basse.

Un claquement se fit attendre, et une silhouette humaine émergea de la brume, avant de s’écrouler, une flèche aux plumes écarlates dans le poitrail.
« -Et de un, s’exclama gaiement l’escogriffe du haut de son perchoir.
-Soit tu es plus courageux que je ne l’espérais, soit plus stupide que je ne le pensais, lui répondit Soma.
-Retenons plutôt la première solution pour les chansons.
-Loge toutes tes flèches dans ces fils de chienne, et je te chanterai moi-même tes louanges, Diogène de Mycènes. »

La musique de Kashya se répandit alors. Insidieusement, lentement, et traversa les rangs arrière pour parvenir aux oreilles de Soma. D’abord timide, puis de plus en affirmée, la mélodie était simple et profonde. Les airs que la musicienne était capable de jouer a la flute avait toujours eu ce pouvoir de susciter des tableaux sublimes dans les pensées des auditeurs. La chanson était reprise d’une prière guerrière d’Anouris et de Myosis, dieux guerriers auxquels les soldats rendaient hommage ; mais Kashya l’avait modifiée pour la rendre plus grave, plus solennelle. C’est un bon choix mon amie, tous ici la connaissent, et ca leur remontera le moral de se savoir soutenu par les dieux. Le disque solaire rentra en contact avec la lune, qui commença lentement à l’obscurcir.

La tête d’or symbolisant Apophis déchira l’écran de poussière, et tous purent voir le char de bois qui transportait la statue, démesurément grande. Entièrement recouverte d’écailles d’or, on pouvait discerner une peau pale entre celles-ci. Haute d’environ six mètres, la sculpture représentait le corps d’un serpent enroulé sur lui-même, la tête relevé en position d’attaque, les côtes déployées pour gonfler son cou comme deux ailes. Au pied de ce dernier, une femme s’avança. Vieille d’une bonne trentaine d’année, elle était vêtue d’une tunique noire, brodée de fils d’or. Un serpent vert sombre avait été brodé sur le tissu épais, et un fin collier d’émeraude et de turquoise ornait son cou. Les yeux brillaient d’une ardente flamme bleutée. Des croyants en tunique vertes encadrait le char, et formait un cortège de plusieurs dizaines d’hommes. Tous armés et dangereux.

« Voici venu le temps, commença la femme, d’une voix forte…
-Ce corps ci est moins joli que le précédent, chaton, l’interrompit immédiatement Soma. Quoique tu as bon gout néanmoins, en ce qui concerne les femmes égyptiennes. Celle-ci a les jambes solides et les bras puissants. Une femme pratiquant l’artisanat de la glaise peut être ? Ou du métal.
-De la corde, concéda la femme, dont les avant bras noueux faisait désormais tournoyer une hallebarde au manche noir d’ébène, et à la lame forgée dans l’argent, vue d’ici.
-Vous êtes venu trop tôt, esprit de l’Est, lança Seshat, démontrant par la même une alacrité et une assurance qui ne sont que témérité et outrecuidance. J’espère que ces rimes légères vous permettront d’ouvrir les yeux sur vos mésinterprétations. L’éclipse vous permettra peut être de prendre possession du cadavre géant que vous avez confectionné, mais il vous faudra encore attendre une dizaine de minutes avant qu’Amon-Ra soit complément masqué. »
La femme parut surprise un instant, et se ressaisit derechef.
« Et qu’est ce tu crois que cela va changer pour toi, petit singe ?
-Ca me laisse tout le temps de t’abattre avant que l’éclipse soit complète, voila ce que change, trancha Soma. »

Elle ponctua sa dernière phrase d’une longue incantation clamée dans le Verbe des dieux, et s’élança sur la femme. D’une vitesse prodigieuse, elle ouvrit le corps d’un cultiste en deux d’un coup de taille terrible, ouvrant ainsi véritablement le début du combat. Tout les gardes se mirent en branle et la suivirent, malgré leur infériorité numérique flagrante. En quelques secondes, la mêlée débuta. Et avec elle, les cris. Des tuniques vertes virevoltant entre les lances des gardes, du choc de leurs épées contre les boucliers des soldats royaux, du sang se répandant dans les rues, Soma ne vit rien. Seule lui importait l’enveloppe femelle abritant actuellement son ennemi. Le choc de l’acier contre l’argent, de son regard vert déterminé contre l’arrogant regard bleu, cela seul comptait pour elle.
A peine eut-elle contré le premier coup de Soma qu’elle sût qu’elle ne sera pas de taille. La prêtresse de l’homme à tête d’ibis était trop forte, bien plus que la dernière fois, lors de leur duel dans les dunes. Elle était ici chez elle, et le corps démesuré qui serait bientôt sien ne l’intimidait pas le moins de monde. Et elle savait tout. Ses propres mains tremblèrent sur le manche, accusant les assauts successifs du sabre court orné d’une émeraude. Soma enchainait bottes vicieuses visant les poignets ou les chevilles et les frappes effrayantes qu’elles portaient en tenant son arme à deux mains, de toute sa force. En haut, en bas, jouant sur les hauteurs et les distances, la prêtresse ne lui laissait pas une seconde de répit, et pis que tout, ne semblait même pas se fatiguer. Elle se jouait de sa hallebarde comme elle l’eut fait d’un morceau de roseau, passant dessous, s’enroulant autour tel un serpent.

Quand enfin elle put la repousser d’un coup contondant porté avec l’autre extrémité de la hallebarde, une flèche lui siffla aux oreilles, lui écorchant l’épaule gauche. Gagner du temps, à tout prix.
La femme bougeait bien, mais pas assez. Elle arrivait à assurer sa défense, mais n’avait aucune ouverture, et la lune continuait sa course, dévorant le soleil inexorablement. Un mot de pouvoir monta dans sa gorge, et la lame de son sabre s’embrasa d’un feu verdoyant. Elle dégaina son poignard de la main gauche, et reprit le combat, pressant son adversaire qui ne pouvait rien faire d’autre que de garder ses distances par l’allonge de son arme, que Soma faisait voler dans tout les sens.

Chacun des mouvements qu’elle commandait a son arme envoyait voleter des nuées d’étincelles vertes, attisant par la même l’acier de la lame, qui aveuglait tout le monde. Les autres combattants s’étaient écartés autour des deux femmes, obnubilés pendant quelques secondes. Le feu capta un instant le regard bleu céruléen. Exactement ce que je désirais, songea l’exécutrice tout en déchirant la main droite tenant la hallebarde de son poignard.
Un coup de pied porté dans l’intérieur dans la cuisse agenouilla la femme, et Soma enchaina huit frappes rapides de ses deux armes en une tornade mortelle, débitant le corps de son adversaire devenue charpie.

XLIII

«Mourir en combattant, c’est la mort détruisant la mort. Mourir en tremblant, c’est payer servilement à la mort le tribut de sa vie. »
-William Shakespeare

 
Un nuage de particule s’éleva du cadavre au moment où un dernier borborygme passa la barrière des lèvres ensanglantées, et se précipita sur Soma. Le pendentif brilla, et le nuage fut repoussé violement. Soma trancha, et les particules se reformèrent en un clin d’œil, avant de se déplacer à une vitesse inouïe sur le corps d’un cultiste taillé comme une montagne. Soma ne prit même pas la peine de réciter l’incantation, et la foudre jaillit de la prunelle de ses yeux, désintégrant littéralement le guerrier-montagne. L’esprit s’enfuit derrière le char, tournant autour de la statue serpentiforme. Soma le suivit à travers la mêlée, tranchant sur son passage toutes les tuniques vertes qu’elle voyait. Thot guidait son bras, elle le sentait. Elle était terrible, telle une déesse parmi les mortels. Ses bras battaient l’air telles les deux ailes immense d’un ibis translucide, sa longue natte semblait faite de plumes noires et blanches, et sa lame recourbée évoquait le bec de son protecteur. Les quelques estafilades qui zébrait sa peau, elle ne les avait même pas senti.

Des lourds craquements et tremblements ébranlèrent le sol. Elle se retourna, et vit, émergeant du temple par-dessus la bataille, les statues, désormais vivantes, animées, de toutes les divinités du panthéon.
« Des Ushabtis, cria-t-elle a Seshat, dont la fourrure était engluée de sang, je croyais que ca n’arrivait jamais !
-La ruse du serpent a du les inspirer. Et techniquement, ce n’est pas une intervention directe, gueula-t-il en réponse, souriant de tous ses crocs. »

Les statues se mirent en marche, beaucoup plus rapidement qu’on ne les aurait cru capable étant donnée leurs masses et leurs poids, et débutèrent leurs sinistres moissons. La mâchoire de pierre de Sobek à tête de crocodile happa un vénérateur d’Apophis, tandis que les mains de Nout en broyaient un second. L’air était saturé de magie, et la mélodie curative de Kashya transparaissait parfois, dans les quelques moments de silences. Les traits de Diogène fusaient, touchant assez régulièrement leurs cibles. C’est dans ce maelstrom le plus complet de violence et de fanatisme, que l’esprit poignarda Soma dans le dos, glissé dans le corps d’un jeune homme d’une quinzaine d’années.
« Il n’est pas empoisonné, mais il fera l’affaire. »
La lame s’était profondément enfoncé entre les côtes le la guerrière, perforant un poumon.
Celle-ci se retourna, et vit Seshat sauter à la gorge du gamin pour la déchiqueter. La lune avait bientôt achevé sa course, et le soleil était presque invisible derrière le disque obscur. Le nuage passa ensuite dans le premier corps vêtu d’une tunique verte qui se présentait devant lui, comme apeuré. Corps de suite écrasé par un pilier djed de pierre manié comme une masse par un Ushabtis d’Osiris. Puis dans un autre corps, percé d’une flèche empennée de rouge, et dans un autre incinéré par Seshat qui cracha un mot de pouvoir qui sortit de sa gueule sous la forme de flammes griffues, et dans un autre encore, que Soma elle-même abattit en lançant son poignard sur ce dernier, qui roulant au sol, fut transpercé par deux lances de pharaons. L’obscurcissement s’acheva, l’éclipse de soleil était complète.

Les deux paupières dorées du serpent s’ouvrirent, dévoilant des prunelles jaunâtres. Le nuage bleuté, tel un feu follet survolté, s’enroula autour de la sculpture gigantesque, et bien vite le regard reptilien devint saphir. D’un coup de queue fatal, il envoya à terre une quinzaine de combattants, amis comme ennemi, et percuta Soma, l’envoyant valdinguer quinze mètres plus loin, au bas des marches du temple. Déjà Kashya était sur elle, la soutenant pour se réfugier a l’intérieur.
« Non, je dois y retourner, ahana-t-elle, en crachant plus de sang que de paroles.
-Pas dans cet état, je dois panser tes blessures, je dois…
-Non ! Je…
-Tais toi, ma sœur, ne m’oblige pas a t’endormir de force, la coupa vertement la musicienne, désormais guérisseuse. Cela ne prendra que quelques minutes.
-J’arrive, je viens t’aider. J’ai toujours rêvé d’être médecin, dit en souriant Diogène.
-Non, remonte là-haut, ils ont besoin de toi.
-C’est ici qu’ils ont besoin de moi. Et je n’ai plus de flèches de toute façon, la moucha-t-il. »

Un des murs du temple trembla, tant le choc fut violent. Les braseros furent soufflés, plongeant le monde dans les ténèbres. Soma se releva tant bien que mal, un cataplasme a moitié collé dans le dos. Autour d’elle, des soldats blessés crevaient sur des tables de pierres. Parvenue à l’entrée du temple, elle vit la scène comme si elle était en train de rêver. Cela ne pouvait. Hébétée, elle descendit lentement quelques marches, la lame de son sabre raclant par terre. Tout n’était plus que sang, et mort. Déjà quelques mouches bleutées survolaient les corps. Les statues divines avaient toutes été disloquées sous les coups du cobra d’or. Seuls une poignée de tuniques vertes, peut être deux douzaines, se tenaient debout derrière la sculpture vivante. Dans ces crocs, le serpent achevait de broyer la dépouille d’un babouin. Il cracha le corps de Seshat qui vient rouler au pied de son amie.
Soma descendit les derniers degrés, n’entendant plus les remarques que lui décochait le chat aux yeux bleu depuis son corps divin, ne sentant plus la douleur lui vrillant le corps, ne se rendant pas compte que les larmes brouillaient sa vue et cavalaient sur ses joues. Enfouissant son visage dans la fourrure du singe qu’elle empoignait, elle hurla. Elle secoua le corps de son ami qu’il se réveille enfin, mais les prunelles ne brillaient de la malice qui leurs étaient coutumières. Alors, un rayon de soleil, le premier libéré du noir carcan qui les voilait, alla frapper les mains de Soma. Elle leva la tête, et vit dans cette lumière fugace, le sourire de Khépri, ainsi que celui de son fils.

Alors et se leva.
Puis elle se mit à courir, courir, courir, de toutes ses forces, déchirant les muscles de ses cuisses. Elle courrait vers son ennemi. Elle courrait vers sa fin. Mais elle n’avait plus peur.
Elle devint courant d’air, rafale, ouragan. Elle devint Vitesse. Elle devint le Vent.
Puis elle devint Sabre. Dans un instant suspendu, hors des règles qui régissent d’ordinaire ce monde, Soma trancha son adversaire. Utilisant toutes les ressources que son corps pouvait lui offrir, jusqu’à la dernière étincelle de force, l’ultime goutte d’énergie, ainsi que tout le pouvoir que son dieu lui avait octroyé, elle frappa.
Plaçant toute son existence passé, présente et future dans un unique coup d’épée ; ultime et parfait, un coup d’épée à trancher le monde en deux, Soma tua.
Pour la dernière fois.
La gravité reprit ses droits. Le temps reprit son cours. Les cris et le tumulte de la bataille qui continuait de faire rage dans la ville remplit l’air à nouveau. La poussière s’était figée recommença a voltiger en tout sens dans la lumière, comme autant d’âmes perdues.
Le gigantesque serpent d’or, aux yeux bleus comme les saphirs les plus purs, tranché en deux, s’écroula. Avant qu’il n’ait touché le sol, le regard qui l’animait avait disparu. A jamais.

« -Ca fait neuf. C’était ta dernière vie, chaton, cracha Soma, avant de mourir à son tour. »

Epilogue

Les palmiers dattiers s’étendaient à perte de vue, formant des lignes ondulantes de végétation où se mêlait sycomores et genévriers. Des hommes et femmes cultivaient la terre sereinement, plantant les fèves de la vie dans la terre. Ils faisaient l’amour, aussi simplement qu’ils buvaient et mangeaient, à satiété. La lumière était apaisante, blanche et douce. Khépri, appuyé contre un tronc, jouait avec un petit lézard. Un autre enfant courrait derrière. Seshat se laissa tomber souplement du haut de l’arbre.

Le bec de l’homme à tête d’ibis dessinait une ombre précise comme un coup de sabre sur le sol. Bien plus grand qu’elle, ses yeux d’émeraude brillaient comme un phare dans la nuit marine.

« Pourquoi ai-je eu droit à une seconde chance père ?
-La perte de ton enfant fut une punition assez sévère pour qu’une éternité d’errance soit superflue. Etant grand ordonnateur  du Verbe, j’ai changé les textes de certaines lois divines. L’équilibre mérite parfois quelques tricheries, lui répondit Thot en ricanant. Ton sacrifice mérite récompense, ma fille. Tu es désormais Soma, fille de l’ibis et du babouin, du calame et de la lame, tout comme ma fille Seshat. Les mortels loueront ton nom, symbole du sacrifice. Tu resteras ici, dans les champs d’Ialou, avec ton fils. »

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