Kat.

Je serre tellement mes dents que j’ai une crampe à la mâchoire. Je ne dois surtout pas crier, ou tout le monde sera averti de ma présence. Mes mains pressées sur le bandage sanglant qui entoure ma taille, le revolver de Clyde posé sur mes jambes allongées, je tente de me relever pour le saisir. Je penche mon buste et ma blessure m’arrache un gémissement étouffé. Je suis prise d’une quinte de toux incontrôlable que j’essaie de camoufler au creux de mes mains et plie une jambe. L’arme glisse vers moi et je prends la crosse, puis glisse un doigt tremblant dans le pontet avant de le poser sur la détente glacée. Je frissonne : le toucher de cette arme est plus que désagréable. J’enclenche le chien avec mon pouce et un cliquetis m’informe qu’une des deux balles restantes est prête à être tirée.
Pendant un instant, je songe à utiliser ce revolver autrement que pour tuer les autres. Après tout, personne n’a besoin de mon aide. Je ne suis qu’un boulet pour l’équipe, ils sont entrés sans moi dans la salle et m’ont laissée en plan, effondrée contre le mur. Je lève lentement le pistolet vers moi et pose le cercle froid du canon sur ma tempe. J’enfonce à peine la détente et des hurlements me font suspendre mon geste. Clyde est en train de brailler le prénom d’Amalia, et vice-versa. Un brouhaha naît dans la salle à côté.
Entendre ma meilleure amie hurler ainsi, c’est la pire chose qui soit pour moi. Tout ne s’est pas passé comme prévu, et mes amis sont sûrement en mauvaise posture. Je dois aller voir ce qui se passe. Je mets quelques temps à tenir debout sans retomber, une main toujours plaquée sur ma plaie bandée, le revolver dans l’autre. Je m’approche en titubant de l’entrée et me cache juste derrière la porte en tendant l’oreille.
— Ambre, va donc vérifier si ces quatre insouciants n’ont pas amené des amis.
— Très bien, mère.
Je ne connais pas ces deux personnes mais la voix la plus mûre est chargée d’assurance. Peut-être que cette femme est la directrice du laboratoire. Une idée lumineuse germe dans mon esprit, mais je doute d’être capable de l’appliquer. Je jette un coup d’œil discret et observe une petite fille faire une révérence à sa mère puis marcher dans ma direction. J’entends le bruit de ses chaussures sur la vitre transparente qui couvre le sol et compte ses pas qui deviennent de plus en plus forts.
Au moment pile où elle passe devant moi, je me découvre et tends mon pistolet vers sa tête. Elle s’immobilise.
— Je peux paraître menue et faible, je lance, mais je ne te manquerai pas si je tire.
Les mots sont sortis tous seuls. Jamais je n’aurais menacé quelqu’un avec un revolver — si les circonstances ne l’exigeaient pas.
— Retourne-toi.
Elle s’exécute en croisant ses mains derrière sa tête et je prends l’arme qu’elle avait dans la poche arrière de son jean pour la mettre dans la mienne. Je passe mon bras autour de sa gorge, le calant sous sa mâchoire, et pose la bouche de mon arme sur son front. Mon bras tendu étire les muscles autour de ma blessure et me fait souffrir encore plus, mais je tiens bon. Elle est plus petite et plus chétive que moi et doit bien avoir douze ou treize ans. Mon propre geste m’écœure. Devoir menacer une gamine d’un revolver, c’est un comportement digne des pires criminels qui soient. Je ravale un sanglot et j’entame ma marche dans le sens inverse ; jusqu’à la mère de mon otage. Cette dernière paraît horrifiée et accourt vers sa fille. Mais je lui hurle :
— Restez où vous êtes ou je lui explose la cervelle !
J’ai utilisé cette expression dans le seul but de l’impressionner, mais je me dégoûte de plus en plus. Elle pile net et je continue :
— Je suppose que vous tenez à la vie de votre fille. Et qu’elle tient à vous. Que diriez-vous de faire un petit échange ? Cette gamine contre mes amis. Et ce n’est pas une proposition, en fait.
La femme ferme un poing et le cogne contre la table. Bien. J’ai fait l’effet escompté. Soudain, elle est prise d’un fou rire hystérique et je lève un sourcil, ne comprenant pas trop ce qui cloche chez elle.
— Mes expériences comptent bien plus pour moi que la vie de ma fille. Tu peux t’en débarrasser, elle ne me sert plus.
Est-ce que j’ai bien entendu ? Sa mère vient de dire qu’elle ne la considère plus que comme un simple jouet tout juste bon à jeter à la poubelle ? La petite commence à pleurer à chaudes larmes, gémissant le nom de sa mère entre deux sanglots. Elle ne s’arrête pas de pleurer et je retire mon arme.
Je n’ai pas besoin de dire à cette hystérique qu’elle a un cœur de pierre, je pense qu’elle le sait elle-même. Elle passe une main dans son dos, sous sa blouse, et en sort un revolver qu’elle pointe sur moi. Peut-être que ce n’était qu’une mise en scène pour me déstabiliser, après tout. Et peut-être que je vais mourir maintenant. Je ferme les yeux et attends que le coup parte.
— Mais si tu refuses de le faire, je vais m’en charger.
Et elle tire. Je ne sens rien. Je baisse la tête vers la fille : son front est percé d’un trou noir et rouge. Une giclée de sang est étalée contre ma chemise. La petite, la bouche ouverte, les yeux révulsés, tombe lourdement. Je lâche mon revolver et soutiens son petit corps fragile avant qu’il ne s’affale par terre.
Comment a-t-elle pu ? Comment peut-on faire ça à sa fille ? Je frissonne d’épouvante, mes yeux s’embuent, ma lèvre inférieure tressaille et je fonds en larmes. Je ne connaissais pas cette petite mais c’est horrible. Il n’y a rien de plus effroyable que d’enlever la vie de quelqu’un de sang-froid.
— V…vous n’êtes qu’un monstre, je pleure. Vous êtes abominable…A-bo-mi-nable, vous m’entendez ? Vous n’avez donc aucun respect ? Aucune pitié ?
J’ai haussé la voix même si elle me paraît toujours aussi faible. Je ferme délicatement les paupières de la fille. Si jeune et tuée par sa propre mère. Je pose ma tête sur la sienne et serre ses mains contre mon cœur en murmurant des excuses.
Je me lève et me rapproche de la femme. Je découvre rapidement le fond de la salle et remarque au centre Amalia dans un des aquariums dont avait parlé Nimaël. Je pose une main ensanglantée sur ma bouche pour retenir un cri de panique. Je dois vite la libérer et trouver les autres, mais cette femme m’en empêche. Je dois gagner du temps.
— Quel effet cela fait-il ? je demande calmement, même si au fond je bouillonne. De tuer son propre enfant ?
Elle passe derrière son bureau, juste devant l’aquarium d’Amalia, et pose ses mains dessus en me regardant. Je vérifie que le revolver de la fille est toujours dans ma poche arrière.
— Je te retourne la question. Prendre une petite fille en otage devant sa mère, ce n’est pas très décent.
— Mais ce n’est rien comparé à ce que vous avez fait !
La femme passe à gauche de l’estrade et j’avance vers la droite, très lentement, toujours en la fixant.
— J’ai simplement écarté un obstacle sur le chemin de la réussite, elle affirme.
— Quelle réussite ?
— Celle de nombre d’expériences pour le bien de l’humanité.
Elle s’éloigne encore un peu et je ne suis plus qu’à quelques pas d’Amalia. Elle a l’air tellement absorbée par ce qu’elle raconte qu’elle ne se soucie même pas de la direction que je prends. Je ris jaune.
— Pour le bien de l’humanité ? En enfermant des hommes et des femmes dans des bocaux, en emprisonnant des innocents ?
— C’est une passe difficile, certes, mais elle mènera à l’arrivée des clones. D’autres expériences bénéfiques à notre race sont encore en cours.
Des clones ? Deux Amalia ? Impensable.
— Je ne suis sûre que d’une chose…
J’inspire lentement et crache les derniers mots :
—…vous êtes folle.
Je dégaine mon pistolet et lui tire dessus. Le coup de feu résonne dans mon bras et dans ma poitrine et fait vibrer mes tympans. Je tourne la tête pour ne pas voir son expression et je mets un coup de crosse dans la vitre. Une infime anfractuosité se forme. Je m’acharne sur le verre et il se brise en mille morceaux. L’aquarium se vide de toute son eau en quelques secondes et mes pieds sont trempés. Je rattrape de justesse le corps inerte d’Amalia et arrache le tuyau blanc collé à sa bouche, ainsi que d’autres plus petits sur ses bras. Sa poitrine se soulève faiblement et elle est prise d’une quinte de toux violente. Elle a très mauvaise mine. J’écarte ses cheveux trempés de son visage et je la rassure :
— Je suis là, Amalia… On va devoir libérer tout le monde. Où sont les autres ?
— J…je…
— Je vais m’occuper de briser les autres vitres pendant que tu iras les chercher, ça marche ? je débite sans lui laisser le temps de parler.
Elle hoche la tête et se relève, puis m’enlace en me remerciant. Je la stoppe avant qu’elle ne parte entre deux aquariums et lui tends le revolver. Je reprends le mien près du cadavre de la petite fille et commence à détruire les aquariums en jetant des coups d’œil furtifs vers la femme agonisante.

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