Amalia.

Je glisse le revolver dans ma poche. Je suis passée dans le couloir où on a emmené Nimaël, car c’est elle qui va se faire tuer en premier. Je cours de plus en plus vite et arrive devant une unique porte : « SALLE D’EXECUTION ». Je déglutis.
Je ne peux pas l’ouvrir ; c’est une porte automatique. Je sors la carte au code barre de ma poche et prie pour que ça marche tandis que je la passe dans une fente. Les deux battants s’écartent l’un de l’autre.
La pièce est plongée dans le noir complet. Un spot projette une lumière blanche sur une chaise noire et une personne est assise dessus. Je reconnais la silhouette : c’est celle de Nimaël. Je m’approche d’elle pour dénouer ses liens. Elle se relève et la pièce entière s’illumine. La lumière intense m’aveugle et je prends Nimaël par le bras pour la diriger vers la sortie. Nous courons mais la porte se ferme et quatre gardes sortis de je ne sais où nous encerclent pour nous coincer contre le mur, leurs armes chargées dirigées vers nous. Je passe ma main derrière mon dos et empoigne la crosse du pistolet. Je jette un coup d’œil à Nimaël : on est sur la même longueur d’onde. Je tire sur deux hommes et elle assomme les autres en exécutant une série de mouvements complexes et fluides. Elle sait se battre, c’est une certitude.
Je hoquette de surprise. Mais je ne dois pas m’effondrer à nouveau. « Tu as fait ça pour tes parents, ne l’oublie pas. » m’a dit Clyde. Je me répète cette phrase pour m’en convaincre et parviens à me maîtriser.
J’ouvre la porte avec la carte et nous sortons de la salle ainsi que du couloir. Kat a brisé quatre aquariums. Je lui lance un sourire d’encouragement et indique à Nimaël la salle où Nathaniel a été emporté. Elle accourt et je m’enfonce dans le couloir où j’ai vu disparaître Clyde.
J’entre dans la pièce. Des demi-arches métalliques soutiennent des murs incurvés et une grande allée se présente à moi. J’avance lentement et aperçois une table tout au fond, reliée à de nombreux câbles qui courent partout dans la salle. C’est Clyde. J’accélère et arrive devant lui le souffle court.
Ses bras et ses jambes sont fixés à la table avec des attaches métalliques et son torse est recouvert d’électrodes reliées à un électrocardiographe placé plus loin. C’est sûrement pour mesurer sa réaction face aux charges. Il a l’air épuisé : ils ont déjà dû lui fait endurer plusieurs attaques électriques. J’entreprends d’arracher toutes les électrodes ainsi que la source des charges transmises en prenant soin de ne pas le blesser, puis soulève sa tête. Il grogne et ramène ses coudes sous sa poitrine. Je pose une main sur sa joue et il la recouvre de la sienne. Mon cœur bat à cent à l’heure tant je suis pressée de sortir d’ici. Je l’aide à se lever et me précipite pour lui donner sa veste et son arc. Il tend un bras mais commence à trembler et se rattrape sur la table. Je lui enfile rapidement le vêtement, lui donne mon revolver qu’il saura manier plus facilement que l’arc et accroche l’arme dans mon dos. Je le pousse à avancer et me dirige vers la sortie.
Une sonnerie assourdissante résonne et des lumières rouges scintillent un peu partout. Je sors l’arc ainsi qu’une flèche et accélère le pas. On doit atteindre la sortie le plus vite possible. Clyde a du mal à suivre mais tient le coup. Je l’encourage en regardant aux alentours : les gardes ne devraient pas tarder à arriver.
Nous arrivons devant la porte et j’entends une cavalcade derrière moi. Je me retourne et tends mon arc pour tirer sur le premier venu avant de remarquer avec horreur qu’ils sont une bonne vingtaine. Je tire Clyde par le bras et le projette de l’autre côté. Je me lance à sa suite et au moment de sortir de la pièce, quelque chose m’arrache l’épaule. Je hurle de douleur et de surprise alors que je passe de l’autre côté et referme la porte avec la carte. Les gardes sont restés dans la salle.
Je me laisse glisser contre le mur en tenant mon épaule et me recroqueville sur moi-même en gémissant. Ce genre de douleur est atroce et est encore plus intense après l’impact. Clyde rampe vers moi et observe mon omoplate.
— Un garde t’a atteint avec une balle de revolver, il annonce gravement. Il va falloir que tu tiennes le coup, on ne peut rien faire pour le moment.
Je pince mes lèvres et nous nous soutenons l’un l’autre en traversant le couloir.
Kat, Nimaël et Nathaniel sont en train de détruire les derniers aquariums. Plusieurs individus de la tribu de Nimaël sont sains et saufs. Je cherche mes parents des yeux et je les vois. Je les reconnais. Ma mère et sa longue chevelure bouclée et mon père avec sa barbe d’artiste et ses yeux vairons. Je me hâte de les rejoindre et saute dans leurs bras en écartant mon épaule blessée. Je soupire de soulagement : je les ai enfin retrouvés.
— Amalia, qu’est-ce qui t’est arrivé ? s’inquiète mon père.
— Quelqu’un m’a tiré dessus ; mais ça va.
Non, en réalité ça ne va pas, ça fait un mal de chien, même si je me garde bien de le dire. Ils me serrent dans leurs bras à m’étouffer et je me recule pour regarder les autres. Tout le monde a été sorti des aquariums et je remarque Kat et Nathaniel avec leurs parents. Nimaël est avec sa sœur et toute sa tribu réunie. Il ne nous reste plus qu’à nous en aller. Nimaël nous fait signe et tout le monde la suit vers la sortie. Nous pataugeons tant bien que mal dans l’eau qui recouvre toute la surface du sol ainsi que nos pieds. Les aquariums se sont entièrement vidés du liquide amniotique.
Nous arrivons devant l’ascenseur mais il a été endommagé par l’eau et ne marche plus. Nathaniel pointe du doigt une sortie de secours. Nous gravissons les escaliers métalliques en jouant des coudes pour se faire de la place parmi la foule et arrivons enfin au rez-de-chaussée. C’est une chance que personne ne nous ait suivis pour l’instant, et c’est d’ailleurs assez surprenant. Nous nous arrêtons et je reprends mon souffle, les mains sur les genoux, puis nous continuons jusqu’à la réception.
L’alarme retentit à nouveau. Nous nous pressons pour atteindre le point d’eau quand des gardes sortent de partout et se précipitent sur nous. La tribu de Nimaël est armée et sait se battre, mais je ne connais rien de l’art du combat au corps-à-corps. Alors je m’éloigne et tire sur des gardes isolés ou blessés. Des tintements d’aciers résonnent, des coups de feu retentissent, et la confusion est telle que je distingue à peine mes amis. Des poignards reflètent la lumière du soleil et tachent de rouge les combinaisons blanches des gardes. Des indigènes tombent à genoux, une balle dans la tête ou dans la poitrine. Je m’efforce de les débarrasser d’un nombre trop grand d’envahisseurs, ne m’arrêtant plus de tirer. Mais il arrive forcément un moment où je suis à court de flèches. Je referme mon poing à plusieurs reprises dans mon dos, au-dessus de mon carquois vide. Je jure et vois Kat recroquevillée dans un coin de la pièce, terrorisée, Nimaël juste devant elle, donnant des coups de couteau à ceux qui veulent attaquer ma meilleure amie. Nathaniel se débrouille avec son revolver mais Clyde n’a pas d’arme. Je l’aperçois au fond de la salle, les poings devant le visage, fauchant du pied quelqu’un, tordant la nuque d’un autre, plaçant un uppercut à la mâchoire d’un dernier. Je ne sais pas où il a appris à se battre comme ça, mais c’est impressionnant.
J’évalue le nombre d’individus dans les deux camps : le nôtre se fait littéralement submerger par les gardes. Nimaël l’a remarqué elle aussi et lâche un cri de guerre. Tous se replient vers la sortie en se défendant tant bien que mal. Je file vers Kat et l’aide à avancer. Elle tremble comme une feuille. Nathaniel est devant, mais où est Clyde ? Je le cherche des yeux, en vain. Les autres suivent le mouvement de la tribu et je m’arrête. Tous les gardes ont disparu. Ils se sont volatilisés.
Je reviens sur mes pas et cours rejoindre Clyde, assis contre un mur. Je frissonne d’horreur en le voyant : il serre entre ses mains crispées le manche d’un poignard qui dépasse de son flanc. Un filet de sang s’écoule de la lame rougeoyante et un rictus de douleur déforme son visage d’ange. Je m’agenouille à côté de lui en balbutiant :
— Oh mon dieu, Clyde, c-comment as-tu…
Les mots ne sortent pas tant ma gorge est nouée par le choc et la peur. Je regarde tour à tour le poignard et ses yeux. Il pose une main ensanglantée sur ma joue.
— Va-t’en, Amalia.
Sa voix est brisée et très faible. Je ferme les yeux et laisse une larme rouler sur ma joue.
— C’est hors de question. Je ne peux pas.
— Si. Va rejoindre les autres.
Je lâche un sanglot incontrôlable. Je n’ai aucune raison de le laisser ici, il doit venir avec moi. La tribu, mes parents et mes amis m’attendent à l’entrée. Ils nous attendent. Je contrôle mes pleurs et essaie de parler mais ma voix est fébrile.
— Ça va aller, je vais t’aider à…
Il pose un doigt sur ma bouche et je me tais. Un petit bruit, infime, sort d’une bouche d’aération. Soudain, le sol vrombit, les murs tremblent et le plafond se fissure, laissant tomber des morceaux de béton armé.
— J’aimerais une dernière chose avant que tu t’en ailles, chuchote-t-il.
Au fond de moi je bouillonne, je brûle de lui hurler que je ne le laisserai pas ici, mais je l’écoute. Les décombres qui s’effondrent autour de moi ne forment plus qu’un fond sonore. Seule sa voix m’importe.
— Approche-toi.
Je m’exécute et il passe sa main sur ma nuque. Sans que je comprenne quoi que ce soit, il dépose un baiser léger comme une plume sur mes lèvres et tout mon corps est pris de frissons. Il se recule légèrement et d’une main, il décroche la partie noire de son pendentif Tai Chi qu’il dépose dans ma paume en repliant mes doigts dessus.
— Pars. Maintenant.
Je serre les dents et sanglote encore plus. Quelqu’un martèle le sol derrière moi et passe ses bras sous mes épaules pour me soulever. Ma bulle est percée et j’entends à nouveau le fracas tonitruant du laboratoire qui tombe en ruine. Je me débats et hurle à pleins poumons, mais celui ou celle qui me tient résiste à mes coups. Tandis qu’il ou elle m’éloigne de Clyde, un énorme pan de plafond tombe devant lui et je ne le vois plus. La dernière image que j’aurai gardée de lui aura été de le voir mourant contre un mur, un poignard planté au côté. Epuisée, je me laisse faire, tenant la moitié du pendentif dans mon poing fermé.

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