Que vient-il de se passer ? Ce n’était pas réel, c’était juste un rêve. Ou peut-être… un flash-back. J’avais le désagréable sentiment que mon esprit était dans un corps que je ne contrôlais pas. Je me voyais réagir face aux évènements, mais parfois je ne comprenais même pas mes propres réactions.
Mais l’évidence me frappe de plein fouet. Je contemple le sol, les yeux ronds. Ce garçon aux yeux bleus et à l’assurance indéniable est en réalité celui qui se tient devant moi. Pourquoi son contact m’a-t-il fait cet effet ? Je reste immobile, essayant de faire le tri dans ce trop-plein d’informations.
Je sens presque le goût de l’alcool sur ma langue et je grimace de dégoût. Je me tire de mes pensées, lève la tête et sursaute en voyant qu’il s’est penché pour me fixer.
— Eh bien, mon ange, je croyais que tu n’allais jamais te réveiller !
Je serre les dents à m’en faire mal à la mâchoire et enfonce un doigt dans sa poitrine.
— Ne m’appelle plus jamais comme ça, t’as compris ? Et ta boisson, là, c’est écœurant ! dis-je le plus sèchement possible.
Il recule, et lève les paumes vers le ciel, mimant l’étonnement.
— D’accord, d’accord, pas besoin de t’énerver chérie !
Je ne supporterai plus longtemps ces surnoms absurdes. Je lui lance un regard noir. Enfin, j’essaie, puisque je ne tiens pas plus de deux secondes devant l’intensité de ses yeux bleu clair. Il a les mains posées sur les hanches et me toise. Pourquoi ne part-il pas ?
— Qu’est-ce que tu me veux ? je crache.
— Rien du tout. A moins que tu ne veuilles errer sur cette île toute seule jusqu’à la fin de tes jours…
Il a raison. A deux, on aurait plus de chances de survie. Je soupire et lui fais signe de me suivre. Comme je ne retrouve pas mon feu d’hier soir — grâce à mon infaillible sens de l’orientation —, nous nous asseyons sur un tronc d’arbre tombé. Clyde fait des brochettes de poissons, les pose sur un carré de mousse et s’éloigne. Mais où va-t-il ? Et pourquoi a-t-il laissé ses prises ici ? Peu importe. Je ne vois pas pourquoi je me pose ces questions. J’essaie de me convaincre d’être indifférente de sa situation, mais la curiosité prend le dessus et je le suis en prenant garde qu’il ne me voie pas.
Tout en marchant, je me retourne pour voir d’où je viens ; je trébuche instantanément sur un rocher et tombe dans une fosse profonde. J’atterris sur le côté, le souffle coupé. Je me relève et époussette mes vêtements. Le fossé est boueux, des racines noueuses ressortent de la terre humide et des fourmis rouges grouillent autour de moi. Je crois que je suis tombé en plein sur une fourmilière. Bien décidée à ne pas me faire ensevelir par ces insectes répugnants, je cours vers le bord et saute, mais mes bras sont trop courts. Après plusieurs essais infructueux, j’abandonne, non sans chasser énergiquement du dos de la main les fourmis qui carapatent sur mes jambes.
Soudain, une tête dépasse d’en haut : Clyde. Etonnamment, il s’approche, pose des rondins de bois qu’il tenait sous le bras et s’accroupit. Avant qu’il ne dise quoi que ce soit, je lâche sur ton neutre :
— Je n’ai pas besoin d’aide.
Pour confirmer mes dires, je me retourne et croise les bras.
— Donne-moi ta main. Tu me remercieras.
Si je refuse, je pourrai bien rester ici pour toujours. Mais si j’accepte, il aura sûrement ce sentiment de triomphe que j’obtiens rarement, et je ne veux pas lui faire ce plaisir. Mais le deuxième choix l’emporte sur le premier.
Je soupire et lui donne ma main. Il me la prend fermement puis me soulève avec une facilité déconcertante. Je serre les dents à cause de cette décharge qui me traverse quand il me touche. Finalement, on dirait que ses muscles ne sont pas issus d’heures passées à faire de la gonflette. Je retire rapidement ma main, me relève à sa hauteur et chasse les dernières bestioles sur mes jambes.
Il me fixe intensément, attendant quelque chose. Et je sais ce qu’il attend : que je le remercie. Mais je m’éloigne sans un mot.
— Au fait, il te reste encore une fourmi sur la tête, il lance d’un air enjoué.
Agacée, je secoue mes cheveux et les remets en place. Clyde m’exaspère plus que tout. Il est sarcastique, prétentieux, orgueilleux et vaniteux : le genre de mec que je déteste. Je vais peut-être devoir le supporter encore quelques temps.
Il amasse ses rondins à côté du tronc d’arbre et frotte deux pierres l’une contre l’autre. Comme il ne se passe rien, il râle en accélérant ses mouvements. Au bout d’un moment, une étincelle jaillit des deux cailloux et du rouge apparaît sur le bois. Une lame de lumière jaune surgit d’entre les brindilles et ondule comme les vagues de l’océan. Le sommet est pâle et la base rougeoyante. Je regarde le phénomène qui se déroule sous mes yeux, fascinée, et passe un doigt. C’est chaud.
Beaucoup trop chaud. Je retire ardemment ma main et la secoue en soufflant dessus. Ça fait mal.
— C’est ce qu’on appelle du feu, Amalia, se moque-t-il.
Ah oui. Je m’en souviens maintenant qu’il a prononcé le mot. Je frotte mes yeux, me sentant un peu idiote, et m’assoit sur le tronc. Clyde prend ses brochettes et les passe au-dessus du brasier. Il m’en tend une, la tête baissée, son autre bras posé sur ses genoux. Son sourire habituel a disparu. Je lui prends des mains, lentement et sans rien dire, ne comprenant pas trop pourquoi il agit comme ça. Ses yeux sont vides de toute expression, on dirait qu’il s’est déconnecté du monde extérieur.
Je me lève. Il m’imite et se tourne vers moi. L’éclat de ses yeux a réapparut.
— Bon, c’est pas que je m’ennuie, mais presque, dit-il en étirant ses bras. Viens, on va aller explorer le coin.
— Pourquoi ne pas tout simplement faire des signaux de détresse ?
Il hausse un sourcil interrogateur.
— Je ne sais pas moi, on pourrait dessiner un grand « SOS » dans le sable ou faire un feu sur la plage.
— J’ai déjà essayé et ça n’a rien donné. Allons voir s’il y a d’autres survivants.
Je soupire une énième fois, lui emboîte le pas et marche à vive allure.

Le soleil a presque disparu et j’ai mal aux pieds, qui sont noirs et couverts de blessures. Je découvre avec stupeur que Clyde n’est plus derrière moi. Je le cherche des yeux quand il apparaît de derrière un arbre ; un arc, un carquois et une sacoche à la main.
— Où as-tu trouvé tout ça ? je demande, étonnée, alors qu’il s’approche de moi.
Pour toute réponse, il se retourne et pointe du menton quelque chose. Je m’écarte pour mieux voir. Un cadavre. Des lambeaux de tissus recouvrent quelques parties du corps — enfin, de ce qu’il en reste —, et la chair en décomposition m’arrache un haut-le-cœur. Ecœurée, je reporte mon attention sur l’arc.
— Tu sais tirer ?
— Je suis un vrai pro. Pourquoi ?
Clyde fait preuve d’une modestie incomparable. Je passe une main sur mon visage, excédée. Il ricane et inspecte le contenu de la sacoche pour en sortir une petite carte blanche avec un code barre et une lettre. Il l’ouvre, la lit et me la donne. Plus de la moitié des mots est effacée, sûrement à cause de l’humidité.
« Je me suis enfui…sauvages…compagnons…. ligotés…au plus profond…forêt… traversais…à vive allure,… sont brusquement arrêtés, comme bloqués par quelque chose…passé sans encombre…une carte blanche…ignore l’utilité… tu liras cette…mort ou encore…tu pourras…ce mystère. »
— Charmant. Tu as compris quelque chose ?
— Non, et je n’en ai pas envie.
Comment peut-il être si indifférent à ce genre de chose ?
— Mais tu n’as pas envie de savoir ce qui a bloqué ces « sauvages » ?
— Rien à carrer.
Bon…très bien. Je m’en doutais de toute façon. J’aurai espéré pouvoir mettre toutes les chances de mon côté pour résoudre cette énigme qui éveille ma curiosité. Mais comme Clyde n’est pas de mon avis, je chercherai toute seule.
— Moi j’ai envie de savoir.
— Et comment vas-tu t’y prendre ? réplique-t-il en levant les bras. Tu ne connais pas mieux cette forêt que moi, et on ne sait même pas d’où il vient. Laisse tomber, Amalia.
Il vient de me lancer la réalité au visage. Je grogne intérieurement. J’ai horreur d’avoir tort. Tort de vouloir partir à l’aventure alors que je ne sais même pas par où commencer. Mais ma curiosité est tellement forte ! Malheureusement, ça devra attendre. Je fourre la lettre dans le tissu autour de ma taille.
— Mais bon, si tu veux t’enfoncer dans cette jungle en pleine nuit, je serai ravi de te suivre, plaisante-t-il avec un sourire en coin.
Il ne peut vraiment pas s’en empêcher, celui-là. Je lève les yeux au ciel et change de sujet.
— Je vais aller dormir dans cet arbre, il commence à faire nuit.
— J’aimerais bien voir ça !
Bizarrement, je sais au fond de moi que j’en suis capable. J’évalue et jauge l’arbre comme un ordinateur l’aurait fait. La branche la plus basse est à environ deux mètres de hauteur. Je prends de l’élan, cours le plus vite possible, puis prend appui sur une souche avant de bondir. Je pose mon autre pied en travers du tronc à environ cinquante centimètres du sol et j’agrippe la branche. Je me hisse avec souplesse et continue à grimper de deux ou trois mètres. Je trouve un creux en forme de V dans le tronc et je m’y installe.
— Bonne nuit ! je crie en faisant un signe de la main.
Je l’entends renifler bruyamment et je jette un coup d’œil en bas. Il met l’arc, le carquois et la sacoche autour de son torse. Contre toute attente, il répète les mêmes mouvements que moi, avec une aisance encore plus marquée, et en grimpant encore plus vite. Arrivé à ma hauteur, il me fait un clin d’œil et se hisse à quelques mètres encore au-dessus de moi. Il n’a pas fait tomber une seule flèche.
— A toi aussi !
Je grommelle. Qu’est-ce qu’il peut m’énerver quand il s’y met…
Un crissement aigu parvient jusqu’à mes oreilles. Je tourne la tête et remarque un perroquet au plumage ayant des reflets métalliques. Chaque plume paraît faite d’acier et ses griffes sont anormalement acérées. Son bec recourbé et tranchant est percé de nombreux clous. Je n’ai jamais vu pareil animal. Je lui balance une branche et il s’envole à tire-d’aile en grinçant.

Je suis réveillée en pleine nuit par des bribes de voix venant d’en bas. Deux voix plus précisément, dont une que je ne reconnais pas. Clyde est en bas et parle avec quelqu’un. À tâtons, je me dirige de l’autre côté du tronc et je distingue deux silhouettes qui se dessinent à travers les rayons lunaires. Je retiens ma respiration et tends l’oreille.
— Tu t’es vu, mon pauvre ? On dirait un rat tout droit sorti des égouts !
Une réplique digne de l’amabilité de Clyde, sans aucun doute. Soudain, j’entends le bruit sourd d’un coup, suivi d’un grognement de douleur. Je plisse les yeux et vois que Clyde se tient la mâchoire. Je ne dois pas les laisser faire ; on a déjà assez de problèmes comme ça. Je me précipite pour descendre, mais une branche trop fine craque sous mon poids et je tombe avant de m’effondrer lourdement sur le dos. Heureusement pour moi, un tapis de mousse a adouci l’impact de ma chute. Je m’appuie sur un coude en grommelant et lève la tête. Clyde est debout, vainqueur, et l’autre est affalé devant. Les deux me regardent, sans bouger d’un pouce. Ils ont arrêté de se battre, comme je le voulais, mais pas de la façon dont je m’imaginais. Je me lève et râle :
— Clyde, tu ne peux pas faire moins de bruit ?
— Tu n’as qu’à le dire à cet abruti ! réplique Clyde.
L’abruti en question s’approche de moi.
— Amalia ?
En voilà encore un qui dit me connaître ! Je ne peux pas voir son visage, mais je crois avoir déjà entendu sa voix. Peut-être que s’il me dit son prénom, quelque chose le concernant me reviendra…
— Mais tu le sais déjà, mon nom est Nathaniel ! s’exclame-t-il.

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