J’arque mes sourcils vers le haut et ouvre la bouche. Je ne crois pas ce que je viens de voir. Non, je ne veux pas y croire.
J’ai vu mon père. J’ai reconnu son visage. Il était terrifié, et moi aussi. Où sont mes parents en ce moment ? Sont-ils encore vivants ? Ils me manquent terriblement. Et combien y a-t-il de rescapés ? Je lève les yeux vers Kat.
— Où sont les autres ? je demande en m’adressant à tout le monde.
— On l’ignore, Amalia.
Personne ne sait ce qu’il est advenu des autres passagers du navire. Je m’inquiète tant pour eux. Je veux savoir à tout prix s’il reste des survivants. Peut-être que les humains qui vivent sur cette île en sauront plus.
Clyde se lève et marche vers moi dans le ruisseau avant de me lancer une gerbe d’eau d’un coup de pied en faisant semblant de regarder autre chose. Je suis trempée jusqu’aux os. Mon débardeur me colle au torse mais mes cheveux ont été épargnés. Je serre les dents, d’abord furieuse.
Mais j’en ai marre des émotions négatives. D’abord le doute, la rage, la mélancolie. C’en est trop. Je ne sais pas s’il a fait ça pour détendre l’atmosphère ou pour me chercher mais dans tous les cas, je saute sur mes pieds et lui rends la pareille. Nathaniel et Kat se joignent à nous et nous jouons comme des enfants lors d’un jour de pluie.
Fatigués mais euphoriques, le souffle court, nous nous rasseyons. Ça fait vraiment du bien. Clyde s’allonge sur le dos et regarde la cime des arbres, les mains croisées derrière la tête. Je ramène mes genoux sous ma poitrine et les entoure de mes bras. J’ai l’impression qu’il est redevenu lui-même. Le reste du temps, il est orgueilleux, sarcastique. Comme s’il cachait sa véritable nature. Mais peut-être que je me fais des idées. Peut-être est-il vraiment prétentieux. Je ne sais pas. Déchiffrer les émotions des garçons comme lui ne fait pas partie de ma trousse à outils. Nathaniel observe Kat qui essore ses cheveux trempés et frisés en jurant.
Clyde nous informe qu’il va chasser et prend l’arc qu’il avait autour du torse. Je pars chercher du bois aux alentours pendant que Nathaniel et Kat engagent la conversation.
Au bout de quelques heures, un feu est allumé et Clyde n’est toujours pas revenu.
— Bon sang, qu’est-ce qu’il fait ? s’énerve Nathaniel en faisant les cent pas autour de nous.
— Tu me stresses, assis-toi, dis-je en pointant du doigt une souche.
Il s’exécute et plaque ses paumes sur son visage. Nathaniel a tout de même raison. L’inquiétude m’enserre de ses griffes et ne me lâche plus, alors je leur fais signe de me suivre et nous partons à sa recherche. Le soleil ne va pas tarder à décliner et nous hurlons son nom dans toute la forêt. Jusqu’à présent, nous avons suivi son sillage dans les fougères et ses traces de pas dans la terre humide. Nous tombons sur des gouttes de sang mais aucun cadavre à l’horizon. Le stress me gagne de plus en plus.
Soudain, une flèche se plante entre mes pieds. Je lève la tête. Mais quel abruti.
— Eh ben alors, on s’inquiète pour moi ? demande-t-il d’une voix faussement triste.
Il est assis sur une branche basse, une jambe se balançant d’avant en arrière.
— Arrête de te la péter, Clyde, grince Nathaniel.
Ignorant la remarque, il saute agilement de son perchoir, trois petits singes pendants sur son épaule.
— Bon, c’est pour aujourd’hui ou pour demain ? dit-t-il en désignant ses prises.
— Mais c’est horrible ! Comment peux-tu tuer des animaux aussi mignons ? s’offusque Kat.
— Si tu n’en veux pas, ça en fera plus pour nous, ironise Nathaniel.
Je ricane. Je reconnais bien ma meilleure amie. Elle s’éloigne et nous tourne le dos, les bras croisés. Comme une gamine.
Ce sont des hurleurs roux. Ça me dégoûte de devoir manger des singes, mais c’est ça ou rien. Je me dis que Clyde doit être vraiment doué pour réussir à attraper des bêtes aussi agiles. Nous marchons vers une clairière et je remarque un trait incurvé au sol, comme une ligne de brûlé. Les autres ne l’ont pas vue.
Alors que nous nous apprêtons à nous installer pour manger, un hurlement me fait sursauter. Tout près. Je fais volte-face et vois Kat affalée par terre, les pieds ligotés, criant à pleins poumons et plantant ses doigts dans la terre pour ne pas se faire emporter. Son corps glisse dangereusement vers l’arrière. Je saute au sol mais referme ma main sur du vide. Elle a disparu. La dernière chose que j’ai vue d’elle a été ses yeux écarquillés et ses traits déformés par la peur. Je referme mon poing et frappe violemment un caillou. Je m’ouvre la paume. Du sang chaud s’écoule mais je n’y fais même pas attention.
Je me relève et regarde le trou par lequel elle est partie. Un fossé semblable à un terrier. Je suis bien déterminée à la retrouver, même si je dois pour cela m’enfoncer dans ce trou.
— On y va.
— On va où ? rétorque Clyde, apparemment indifférent de la situation.
Je lui lance un regard noir.
— A ton avis ? bougonne Nathaniel.
Il hausse les épaules. Ça m’est égal si Clyde me suit ou non. Je m’assois au bord du trou.
— Tu ne vas quand même pas rentrer là-dedans pour retrouver cette godiche ?
Je serre les dents et tourne la tête en arrière, sans le regarder.
— Cette « godiche », c’est ma meilleure amie, je grince.
Et je saute. Je dévale une pente sur plusieurs mètres, me griffant les jambes sur les rochers rugueux. Je fais des roulés boulés et atterris lourdement plus bas. Je reste un bon moment au sol, incapable de bouger. Puis je me relève en gémissant et titube. Je ne vois rien. Pas la moindre source de lumière. Une odeur fétide de charbon brûlé et de rat mort se dégage de ce que je suppose être une galerie, car les ondes de la voix de Nathaniel se répercutent sur les murs en formant un écho lointain.
— Tout va bien ?
— Oui, tu peux descendre, je lui réponds en entourant ma bouche de mes paumes pour faire porter ma voix jusqu’en haut. Mais fais attention, la pente est très raide.
Je l’entends descendre et l’aide à se relever alors qu’il tombe comme une masse.
— Et Clyde ? demande-t-il.
— Qu’il vienne s’il en a envie, je réponds simplement.
Je tâtonne les murs. C’est de la roche naturelle et rugueuse. J’avance un peu et découvre une latte de bois verticale.
— C’est une galerie soutenue par des piliers, j’informe Nathaniel. Je suis sûre que si on suit ce chemin, on tombera sur ceux qui l’on construite.
Alors que je m’apprête à entamer ma progression, Clyde dévale à son tour la pente et atterrit sans se ramasser. Il a dû laisser ses prises en surface. J’espère qu’il les a cachées. Il ne dit rien et je sens qu’il nous suit alors que nous partons. Le clapotis incessant et régulier d’une goutte d’eau qui s’écrase par terre me tape sur le système.
Nous déambulons pendant quelques minutes encore. Le bruit sourd d’un bouchon de bouteille que l’on retire résonne dans mes oreilles et un trait de lumière blanche s’échappe du fond de la galerie. Des pas autres que les nôtres foulent le sol dur et une torche s’allume. Puis deux. Une dizaine de petites lumières apparaissent.
— On doit revenir en arrière, je chuchote.
Nous sommes sûrement sur leur propriété et je préfère ne pas me confronter à eux. Nous reculons lentement. Mon rythme cardiaque est lancé au maximum et une sueur froide coule dans ma nuque. Les lumières s’approchent puis virent à gauche. Nous nous retrouvons de nouveau dans le noir. Je m’efforce de me calmer.
— Par où sont-ils arrivés ? demande Nathaniel d’une voix étouffée.
— Une espèce de trappe au fond. Allons-y.
Nous marchons jusqu’à elle et Nathaniel trébuche sur des escaliers. Un caillou roule et le bruit produit résonne dans la galerie. Je me crispe. J’espère que personne d’autre que nous trois n’a entendu. Nous attendons, figés, conscients du danger imminent. Des bruits de pas de plus en plus forts parviennent jusqu’à nous. On est repérés. Je crie aux garçons de monter. Nous grimpons les marches quatre à quatre et Clyde, le plus grand d’entre nous, ouvre le loquet de la trappe et nous sortons. Et là, quelle n’est pas ma surprise en découvrant où l’on a atterri.
Lances en bois et en pierre, arbalètes, arcs, dagues, poignards, machettes, haches, tomahawks… Une centaine d’armes pointées vers nous, prêtes à être lancées ou à tirer. Nous nous sommes mués en statues de marbre et seuls nos yeux fous observent chaque détail qui nous entoure.
Ceux qui nous menacent sont vêtus de peaux de jaguar et de panthère noire, mais aussi de fourrures couleur fauve, de plumes colorées, le tout tenu par des lanières de cuir cernées de perles et de coquillages ; ils portent des bracelets, des colliers et des bagues en os et sont chaussés de simples sandales plates. Une ronde d’hommes à la peau couleur caramel, aux mêmes cheveux noirs de jais et aux yeux identiques ; des yeux translucides, à l’iris bleu pâle et à la pupille inexistante. Ils paraissent tous hypnotisés, vides comme les coquilles qu’ils portent, morts et vivants à la fois. Parfois, ils lâchent un cri ou des paroles incompréhensibles.
Une parcelle de terre nue et de la végétation luxuriante nous entourent. Plus haut, des ponts en bois permettent l’accès à des sortes de huttes en torchis construites dans les arbres, formant de nombreuses liaisons entre chacune d’elles. Des silhouettes à contre-jour sont figées là-haut et tournées vers nous.
Un homme plus grand et plus imposant que les autres, bariolé et décoré de partout, se fraye un passage dans le groupe. Il a le même regard absent. Il frappe le sol avec son bâton ornant une tête de mort décorée de plumes et tout le monde se tait. Nous nous tournons lentement vers lui en regardant le sol. Il aboie un ordre dans sa langue ; tous les hommes s’activent à nous ligoter les poignets derrière le dos avec des cordes rêches. Je serre les dents pendant que le lien coupe la circulation sanguine de mes mains. Nathaniel et Clyde ferment les yeux, sachant comme moi que nous devons nous laisser faire, étant donné le nombre d’ennemis qui nous encerclent. Nous sommes tous les trois attachés les uns derrière les autres par une autre corde et les indigènes, encore plus menaçants, avancent vers leur village. Nous les suivons docilement, sans broncher, mais furieux de l’intérieur.
Je cherche Kat des yeux mais je ne la vois pas. Que lui ont-ils fait ? Ce sont forcément eux qui l’ont capturée. S’ils ont osé toucher un seul cheveu de ma meilleure amie, je me battrai sans hésiter, indigènes armés jusqu’aux dents ou non.
Nous montons un escalier étroit en colimaçon taillé dans un arbre de plusieurs mètres de large et d’une cinquantaine de mètres de haut puis nous arrivons sur une des nombreuses passerelles accrochées en hauteur. Nous passons à la queue-leu-leu sur les ponts chancelants reliant les habitations, manquant de les briser à chaque pas trop lourd ou trop rapide.
On nous emmène devant une maison plus grande que les autres, aménagée sous les premières branches de l’arbre le plus imposant de ce village. Trois indigènes, la tête haute, le dos droit, nous poussent violemment à l’intérieur et je manque de trébucher sur la marche du perron. J’ai l’impression qu’il m’a déboîté l’épaule.
Un homme bien en chair est assis — non, plutôt affalé — sur un trône emberlificoté de fourrures, de plumes et de carapaces de crocodiles, touchant presque le plafond de la petite maisonnette ; il tient un sceptre deux fois plus gros que l’homme qui en portait un tout à l’heure. Oui, enfin, j’appelle un sceptre cet espèce de vulgaire bâton taillé dans du bois avec une tête de mort posée dessus.
L’homme est quant à lui vêtu de la même façon que les autres, mais avec encore plus de toques et de bariolages. Et il a toujours ces yeux translucides si étranges. Il lève lentement, très lentement son sceptre et fait vrombir le sol en le reposant. Aussitôt, les trois indigènes derrière nous saisissent des bâtons et nous frappent derrière les genoux, ce qui nous fait nous agenouiller en gémissant. C’est vraiment une manie de taper le sol avec un bâton et hop, tout le monde obéit, je râle intérieurement. Je lève la tête vers l’homme et une main me la rabaisse instantanément. Irritée, je grogne et jette un coup d’œil aux garçons. Ils ne bougent pas, même si je sais qu’ils bouillonnent de rage. Alors seulement l’homme annonce d’un ton digne des plus grands discours :
— Je suis Thorgis, Maître incontesté de cette jungle, Empereur suprême de cette île, Dirigeant sans égal de cette tribu qui est la mienne. Que venez-vous faire sur mes terres ?
On dirait que quelqu’un d’autre parle à sa place, à travers sa bouche. Sa voix est comme absente. C’est très troublant. Etonnamment, il parle notre langue, alors que tous les autres ne font que gémir. Personne ne répond et il continue :
—Vous avez osé pénétrer le territoire sacré des Orrim, à vos risques et périls.
On se croirait dans un conte de fée. Thorgis, Orrim ? Demain, j’aurai tout oublié.
— Vous serez attachés à des poteaux, vous y resterez jours et nuits, sans eau ni nourriture, tel sera votre châtiment. Vous…
— Où est Kat ? je le coupe en le regardant droit dans les yeux.
— Comment oses-tu interrompre le discours énonciateur de votre pénitence ? beugle-t-il en me désignant avec son bâton.
Je serre les dents. Il peut se la mettre là où je pense, sa pénitence. Je veux juste retrouver Kat, et ce n’est pas accroupie ici à écouter le baratin d’un chef fou que je vais faire avancer les choses.
— Demain au lever du soleil, tu recevras vingt coups de fouet pour ton impertinence, jeune fille !
J’aurai du me taire. Clyde et Nathaniel ferment les yeux, désemparés. Ils ne peuvent rien y faire, et moi non plus.
— Ô Maître incontesté de cette jungle, Empereur suprême de cette île, Dirigeant sans égal de cette tribu qui est la vôtre, me permettez-vous, de par votre grâce infinie, de recevoir ces vingt coups de fouet à la place de cette faible jeune fille. Je demande votre pardon pour son attitude plus qu’inacceptable.
Nathaniel a fait du lourd. Mais, que vient-il de dire ? Il veut prendre ces coups à ma place? Sûrement pas ! J’ouvre la bouche mais avant que le moindre mot ne sorte, le chef donne son accord, une main m’empêche de parler et on nous attire dehors.
115