Saan’ee
5

Je suivis docilement Merlan, Ro’oger et le doyen qui retournèrent au camp en silence, chacun plongé dans ses propres pensées. Ce qui les perturbait m’échappait complètement, mais par respect pour leur intimité d’esprit, je ne les questionnais pas et me contentais d’observer leur campement réduit.
Nous y retrouvâmes les trois derniers hommes de la troupe qui n’étaient pas intervenus jusqu’à présent. Il y avait celui que j’avais vu tenir une petite guitare, celui qui aiguisait un couteau et ressemblait étrangement à Merlan ainsi que le plus discret, que Obin avait envoyé réconforté Corantin plus tôt dans la journée.
Ils m’accueillirent avec le sourire, exception faite de l’homme au couteau – un certain Con’rad, si ma mémoire était exacte – qui évitait méticuleusement mon regard. Un petit feu entouré de pierres grosses comme mon poing brûlait au centre de la clairière, avec deux gros troncs couchés autour, où s’installèrent les guerriers.
Leurs paquetages étaient rassemblés à côté d’un tronc, et leurs couchages autour du feu avaient déjà été installés. Je constatais qu’ils se déplaçaient légèrement, et je doutais que leur couchage puisse convenablement les protéger si une nuit froide venait à les surprendre.
Les discutions reprirent comme si je n’étais pas là. Seul Ro’oger me regardait en silence, à la façon d’un botaniste observant une nouvelle race de fleur jamais observée auparavant. Entre l’émerveillement, la curiosité et la convoitise. Ce qui n’était pas des plus rassurant
-Personne ne s’est dévoué pour dire à Keedan que nous avions du bois pour 3 nuits déjà ? Fit ce dernier sans me quitter du regard.
Il commençait à me mettre réellement mal à l’aise à me dévisager de la sorte. Immobile telle la proie qui vient de se faire surprendre par un prédateur entre les fourrés, seul mon regard allait et venait au rythme des échanges.
En quittant mon couvent pour suivre ces guerriers, je n’avais pas imaginé une seule seconde que la présence de tant de mâles pourrait me perturber si profondément. Non seulement je me sentait la cible de tous les regards, mais j’avais la certitude que mon malaise n’était pas prêt de s’envoler si facilement.
-Je suis certain qu’il reviendra les mains vides, argua le vieil homme en s’asseyant sur un des troncs après que l’un des guerriers lui ait fait une place.
Merlan fourrageait dans un sac mis à l’écart cependant que Ro’oger restait debout avec moi.
-Pourquoi dites vous cela ? Demandais-je à l’attention de Obin, à la fois par curiosité et par un sentiment urgent de m’exprimer pour ne pas rester figée.
L’intéressé haussa ses sourcils broussailleux avant de se pencher vers moi.
-Il n’aime pas beaucoup qu’on s’oppose à lui, notre Keedan, dit-il telle une confidence en terminant sa phrase par un sourire entendu à mon adresse avant de poursuivre ; Ce qui est parfaitement compréhensible. Un commandant se doit de diriger ses troupes et non pas le contraire. Mais il s’en remettra. Mais assis toi donc, voyons, tu dois être fatiguée.
Hésitante, je m’approchais de quelques pas du feu, avant de m’agenouiller par terre. Je me rappelais soudain que j’avais laissé mes maigres affaires sur mon cheval, et je levais la tête à la recherche de ce dernier. Je finis par le trouver à la lisière de la forêt, sagement attaché à un arbre, non loin de Royal. Corantin s’activait autour de lui pour lui donner de l’avoine et de l’eau. Voyant que mon animal était entre de bonne main, je reportais mon attention sur Merlan qui s’était approché de moi. Il tenait une tasse en terre cuite et un chiffon qui contenait manifestement quelque chose de carré, avec une miche de main posé en équilibre au-dessus. Il me tendit le tout, et je secouais la tête.
-Merci mais j’ai du pain dans ma sacoche, inutile de partager vos provisions avec moi.
-Keedan m’a dit de te donner à manger, alors je te donne à manger, s’entêta Merlan en posant la tasse devant moi et en me fourrant le reste dans les mains.
Je n’avais plus qu’à le remercier, ce que je fis donc avec une sincérité non feinte. Je n’avais pas réalisé à quel point mon estomac me tiraillait et la vue du pain avait ravivé la faim. Le sourire que je fis à Merlan pour l’en remercier le laissa comme interdit, et je ne sus dire s’il s’en étonna ou s’il fut touché.
J’ouvris le chiffon et découvris un morceau de fromage qui sentait très bon. Je croquais dedans, et le goût était aussi exquis que l’apparence.
-Mm ! Ch’est délichieux ! M’exclamais-je en reprenant une bouchée que j’accompagnais cette fois-ci avec le pain.
-Nous avons de la viande séchée, aussi, fit le guerrier qui tenait une guitare plus tôt dans la journée.
D’ailleurs, le fameux instrument se trouvait à nouveau dans sa main, et il en pinçait les cordes avec douceur, lui extrayant quelques notes de musique qui vibrèrent dans la nuit.
Je secouais la tête pour lui répondre.
-Nous autres les sœurs, ne mangeons pas d’animaux, expliquais je pour ne pas paraître impolie alors que je le voyais froncer un sourcil en soulevant l’autre.
-Ho, je comprends mieux pourquoi nous n’avons pas eu de viande à manger au couvent, répondit le musicien, pensif, en touchant une nouvelle corde qui émit un son aiguë comme s’il interrogeait son instrument.
Merlan se laissa alors subitement tomber entre moi et Obin, ce qui me fit sursauter alors que Ro’oger faisant de même à l’opposé. Je me retrouvais soudain coincée entre deux montagnes de muscles – bien que Ro’oger ait une allure plus féline et moins imposante – et cela n’aida pas mon angoisse à se tarir. Ainsi entourée, mon premier réflexe fut de me faire toute petite et de me cacher derrière ma tasse en la buvant d’un trait.
-Comment pouvez vous ne pas manger d’animaux ? Ah ! Je comprends mieux pourquoi tu es toute maigrichonne. Un oisillon ferait davantage peur à un renard que toi. Tu devrais en manger, ça te ferait un bien fou, s’écria Merlan en me regardant d’un air légèrement scandalisé, s’apitoyant sur mes bras « pauvres petits bras ».
Je rougis à ses mots et engloutis la fin de mon fromage.
-C’est une des traditions de notre Caste. Nous ne faisons pas d’élevage, et nous refusons d’acheter à des agriculteurs. Tout ce que nous mangeons de la terre, nous le lui rendons au double.
-Mais, vous ne mangez jamais, jamais, jamais rien ? Pas de poissons alors ? Pas de bons poulet grillé ?
Je secouais la tête en souriant, amusée de la façon dont Merlan s’horrifiait pour si peu. Je remarquais toutefois que cela permettait de me détendre. Il avait une façon toute enfantine de s’exprimer, de sorte que je me sentais légèrement mieux.
-Nous mangeons le lait extrait des animaux, les œufs des poules non féconds etc… Nous ne tuons rien de vivant. Nous n’arrachons aucune vie créée par Il’lis, c’est ainsi que nous lui rendons hommage.
J’avais le sentiment de réciter une règle apprise mainte et mainte fois, et je me sentis soudain un peu honteuse. Je ne réalisais pas tout à fait mon acte ; quitter le Couvent avait été fait sur un coup de tête, et bien que je sois totalement déterminée à ne pas y retourner, je comprenais peu à peu que j’avais tout appris là-bas, que j’y avais grandit et m’y étais entièrement construite. C’est au couvent que je devais la personne que j’étais aujourd’hui.
-C’est tout à fait respectable comme choix, j’adhère entièrement, rit Obin en me faisant une œillade. Bien que je pense qu’il me serait impossible, pour l’heure, de me passer de cette nourriture. C’est regrettable, je le conçois, mais j’ai passé ma vie à consommer tous ces petits plaisirs. Aujourd’hui, je doute que mon corps puisse fonctionner autrement. J’espère que tu ne m’en porteras pas rigueur, jeune fille.
-Oh, loin de moi l’idée de forcer quiconque à suivre cette règle ! Nous savons parfaitement que peu de gens se restreignent à manger comme nous. Nous ne bannissons pas pour autant leur étique, fis-je pour rassurer ce vieil homme qui me plaisait de plus en plus.
Mon père était boucher, pourtant, personne au couvent ne m’avait jamais reproché d’être la fille d’un homme capable d’égorger de pauvres bêtes pour ensuite les vendre et en faire son gagne pain.
A côté de moi, Merlan marmonnait tous les bons plats auxquels il devrait se priver s’il se retrouvait à ma place, et il ne cessait de secouait la tête d’un air horrifié.
-Les guerriers ne pourraient pas se passer de viande, intervint le musicien. Nous tirons toutes nos forces des animaux ; si nous devions nous en priver, je doute que nous puissions faire notre travail correctement.
Merlan acquiesça vigoureusement à ses propos, et je souris devant tant d’honnêteté. Parfois, quand nous recevions des invités au couvent et qu’ils apprenaient notre restriction, ils s’horrifiaient devant leur propre ignorance du respect de la vie, et s’excusaient encore et encore comme s’ils avaient bafoué notre ordre en ne vivant pas comme nous. Ils ne comprenaient pas que nous soyons bienveillant à l’égard de personnes dont les mœurs étaient contraires aux nôtres.
Ces guerriers, eux, respectaient totalement notre tradition, sans toutefois chercher à changer la leur par respect pour ma Caste.
-Tu n’as plus faim ? Me demanda Ro’oger en me frôlant l’épaule pour attirer mon attention.
Je secouais la tête en signe de dénégation tout en m’éloignant légèrement de lui et Corantin revint parmi nous. Il se laissa lourdement tombé sur un tronc, entre l’homme qui ressemblait à Merlan et l’autre qui restait tout autant mué. Merlan dût se faire la même remarque car la seconde d’après il lançait un cailloux sur son comparse si semblable à lui.
Ce dernier reçut le projectile à l’épaule car il avait les yeux perdu dans les flammes et il sursauta à l’attaque. Je doutais qu’il ait eu mal, pourtant il s’emporta aussitôt.
-Et ben Con’rad, t’as perdu ta langue ? S’amusa Merlan en faisant jaillir son rire gras de sa cage thoracique.
Con’rad devint rouge de colère et fit le tour du feu à grande enjambé, dans l’intention de se jeter sur son compagnon. Je me levais précipitamment et m’éloignais d’un bond, me positionnant derrière Ro’oger suffisamment tôt pour ne pas recevoir de coups lorsque les deux guerriers se mirent à rouler au sol.
L’affrontement ne dura guère longtemps ; le taureau qu’était Merlan maîtrisa son compagnon sans trop de soucis, riant sous les injures que celui-ci ne cessait de vociférer.
-Ça suffit, vous deux, intervint Obin d’une voix lasse. Vous êtes en compagnie d’une dame, mal élevés que vous êtes.
Le Doyen avait parlé ; Merlan relâcha Con’rad sans cesser de s’amuser du visage rouge qu’il offrait. Ro’oger aussi avait laissé la place à la petite bagarre, et il se rassit en m’assurant de faire de même avec un sourire rassurant.
-Ne t’en fais pas petite souris, ces deux lourdauds sont cousins, et ils n’arrêtent jamais. En général, je m’en mêle aussi, mais ce soir, je suis fatigué, m’expliqua Ro’oger en me montrant d’un geste vague la place à ses côtés.
Con’rad s’était relevé, et il s’éloignait rageusement vers les arbres en grognant après son cousin. Je comprenais mieux leur ressemblance.
Je finis par me rasseoir, de peur que Ro’oger ne se froisse de ma méfiance.
-Mais dis moi jeune fille, je n’ai même pas eu la décence de me présenter. Je suis Obin, le guérisseur de cette joyeuse troupe de lourdaud. A mon âge, je ne suis plus bon à grand chose au combat, mais en tant que guérisseur, ma foie, je ne suis pas mauvais.
-Et bien, si nous en sommes aux présentations… le musicien se leva et vint mettre un genoux à terre devant moi en s’emparant délicatement de ma main. Je suis Yu’ubis, orphelin de Fa’art, de la Région Ru’ubis. Chanteur, musicien, jongleur et magicien, à votre service.
Et il posa un délicat baiser sur mes doigts avant de retourner s’asseoir et d’entreprendre une mélodie avec sa guitare. Merlan se présenta de la même façon, genoux à terre.
-Je m’appelle Kondor Merlan O’Donon, Fils de Kondor O’Donon et originaire de Eri’is dans les Montagnes de Storakos. Mais appelle moi Merlan.
Puis il se rassit. Le petit guerrier maigrichon et discret, à la peau mate, aux cheveux auburn mis-longs lui tombant dans les yeux, ne bougea pas de sa place mais me fit un doux sourire. Il parla d’une voix posée et chantante, bien que très basse :
-Filinis Hiri’is, originaire du Désert d’Illios, pour vous servir.
Jusqu’à présent, je n’avais pas réellement pris garde à ce guerrier là, et je le regrettais amèrement. Quelque chose vibrait chez lui d’une bonté, d’une douceur et d’un amour qui m’emplissait alors que nos regards se croisaient, et je sentis comme un lien se créer entre nous.
Pendant une seconde je me sentis plongée dans un vertige entraînant, et tout me paru flou hormis lui. Je lui offris mon plus beau sourire pour me faire pardonner de l’ignorance que j’avais fait preuve envers lui. Enfant d’Il’lis, je ressentais au plus profond de moi qu’il était tout autant connecté à la terre de nos ancêtres que ma Caste ou moi même.
Je reconnu en lui plus qu’un guerrier, plus qu’un protecteur ; il était un frère.
Il parut subitement surpris; il détourna les yeux en se passant une main dans les cheveux, comme pour rompre notre contact.
Gênée de cette réaction, je repris contact avec le présent et me tournais vers les autres. Cependant, il n’y avait plus un bruit, et tous semblaient me dévorer des yeux. Même Obin me regardait avec un regard brillant, comme si des larmes ne demandaient qu’à jaillir. Je m’éclaircis la gorge, et tous semblèrent comme s’éveiller d’un rêve.
Con’rad choisit ce moment pour revenir, une grosse gourde sous le bras et le regard franc, comme s’il avait enterré la hache de guerre. Il s’approcha du feu et Ro’oger lui subtilisa brusquement la gourde pour en boire de longues gorgées. Il se laissa ensuite tomber sur l’herbe, s’allongea en posant un bras sur ses yeux, tirant sur le col de sa tunique marrons comme pour en défaire les liens par manque d’air.
-Wha, je sais pas vous, mais j’ai eu un sacré coup de chaud subitement, fit il d’une voix rauque.
Merlan grommela son assentiment avant de récupérer la gourde pour se désaltérer à son tour. Con’rad, l’air un peu perdu, s’installa entre Obin et Yu’ubis.
-J’ai loupé quelque chose ? Demanda-t-il.
-Hum, non. Nous nous présentions, lui répondit Obin en s’éclaircissant la voix. Tu devrais faire de même.
A nouveau, Con’rad paru dérangé par quelque chose. Son regard rencontra le mien avant qu’il ne détourne à nouveau le sien et ne se gratte le cou, passablement agacé par son propre comportement. Et je ne compris qu’en cet instant qu’il n’avait rien contre moi ; seulement, il était simplement et purement timide.
-Je… m’appelle Kendal Con’rad O’Donon, Fils de Kendal O’Donon, se lança-t-il avec un simple hochement de tête à mon encontre avant de jeter un bref coup d’oeil à son cousin. Je viens aussi d’Eri’is.
-Nos pères sont frères, de seulement une année, ajouta Merlan comme pour se justifier d’un détail qui m’échappait encore.
Mon regard se porta alors de lui même sur Ro’oger. Je ne l’avais pas souhaité, mais ce séduisant guerrier me faisait un si drôle d’effet qu’inconsciemment, mon esprit semblait vouloir en savoir plus sur lui. Il sentit mon regard posé sur lui et paru un instant déstabilisé, avant que son habituelle témérité ne refasse surface et qu’il n’affiche un sourire aguicheur.
-Je me suis déjà présenté, petite souris. Mais si ta mémoire te fait défaut…
Et, me surprenant à nouveau, il pivota vers moi, posa un genoux au sol et inclina la nuque devant moi tel un signe de soumission. Son regard étincela sous ses mèches blondes qui frôlèrent son front et ses joues.
-Dali’i Ro’oger Anh, fils de Dali’i Anh, des contrées lointaines elfiques.
Je me détournais, désarçonnée par son charme. Je n’aimais pas exhiber ainsi ma faiblesse envers la gente masculine. Bien que je ne me sente pas à mon aise, je souhaitais leur montrer que je n’étais pas une simple gamine maigrichonne et peureuse. Si j’espérais rester parmi eux, je devais par tous les moyens me montrer digne de leur compagnie. Sinon, dés l’aurore, je serais de retour au couvent.
Filinis le silencieux donna soudain un coup de coude à Corantin, qui s’exclama dans un cris et montra son mécontentement en foudroyant son voisin du regard. Sans se départir de son air calme, Filinis le silencieux se contenta de mon montrer du menton.
Corantin se sentit donc obligé de se présenter, ce qu’il fit; sans titre, sans énoncer ni son père ni son nom de famille, ni même la terre d’où il venait avant de m’ignorer ostensiblement. Je tentais de ne pas le prendre pour moi cependant qu’un sentiment de malaise me prenait face à sa visible indifférence.
Je décidais, jusqu’à nouvel ordre, de faire comme si de rien était.
Obin ralait dans son coin sur l’éducation que le petit avait reçu sans pour autant oser le réprimander à haute voix. Yu’ubis, le musicien du groupe, avait entreprit d’entonner une petite chansonnette de sa voix douce, sans toutefois que sa musique portât au-delà des arbres.
Une intuition me soufflait qu’ainsi, il évitait que leur groupe ne soit repérer. Mon esprit se mit donc à voleter, se demandant de quelles créatures nous pouvions bien nous cacher.
Et peu à peu, la fatigue se mit à embrumer mon esprit.

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