L’effervescence naissante la tira de son sommeil, au dessous et au dessus d’elle, les Oniscides s’agitaient dès le crépuscule, courant d’une passerelle à l’autre. Chez eux, la temporalité était tout autre. Si le commun des mortels vivaient au rythme imposé par l’astre diurne, entamait dès son réveil une course effrénée contre la lumière, contre le temps, contre ce laps définit durant lequel, ils devaient tâcher de vivre. Les Oniscides eux, vivaient sans entrave temporelle, sans esclavagisme lumineux, sans dépendance inhérente aux astres. La temporalité semblait presque inexistante, inversée. Non pas par quelconque magie ou sorcellerie, seulement par bouleversement de l’évidence millénaire qu’était de vivre lorsque la lumière daignait autoriser l’Homme à exister. Ainsi, le peuple sortait de son immobilisme lorsque les ténèbres étouffaient la Terre. A l’instar des animaux les plus farouches et préoccupés par la sauvegarde de leur liberté, ils sortaient lorsque le reste de l’humanité avait les paupières closes et le corps endolori. Dans les contes pour enfants racontés au coin du feu, la nuit, la foret s’agitait, se réveillait, les arbres se mouvaient avec une aisance surnaturelle, affirmaient leur suprématie, brisaient leur écorce centenaire de sagesse qui les habillaient au regard de tous. La nature, révoltée contre l’assaillant humain se montrait dans l’ombre, s’affirmait dans les ténèbres et la résistance s’arrêtait nettement dès les premières lueurs du jour jusqu’à la prochaine bataille, muette et aveugle. Ici, c’était l’inverse. La nuit, la forêt se montrait sereine, accueillante, immobile face aux Oniscides, épuisée par la journée qu’elle venait de passer. Une journée d’effervescence, de travail acharné, d’efforts considérables au non d’une servitude volontaire pour des hommes différents des autres. Des hommes qui ne les abattaient pas pour servir leurs envies, assouvir leurs caprices de pouvoir et d’ostentation, mais des hommes qui les consolidaient, les respectaient, leurs donnaient autant qu’ils leurs offraient.
La végétation prêtait son repos à ce peuple pendant quelques heures, le temps que celui-ci vaque à ses occupations avant d’inverser. Le peuple assoupit prêtait son repos au travail et à la vie végétale. Leur acuité visuelle étant semblable au reste des autres hommes, ils avaient du s’adapter. Non seulement ils élevaient des araignées et exploitaient la solidité et l’élasticité de leur toile pour construire des passerelles et tresser des cordages, mais ils chérissaient également les vers luisants et des lucioles pour éclairer leurs pas dans l’obscurité, pour évoluer avec aisance parmi les chauves-souris et les papillons nocturnes. Ainsi, à la nuit tombée, es insectes, éparpillés dans les arbres s’illuminaient et guidaient le peuple nocturne. Les petits faisceaux lumineux animaient la cité et à chaque crépuscule donnaient de nouveau naissance à un peuple dissimulé, introuvable. L’existence des Oniscides était devenue au gré des années une légende, un conte parmi tant d’autres, inventé par les anciens comme héritage d’un monde que leurs enfants et leurs petits-enfants n’avaient pas connu. Les habitations s’élevaient donc sur plusieurs niveaux selon les endroits et la hauteur des arbres, mais la plupart offraient une hauteur suffisante pour abriter quatre étages. Les logements formaient des alvéoles reliées entre elles par des passerelles naturelles ou artificielles.
Chaque dizaine de cabanes étaient alimentées par un grenier commun réapprovisionné à l’aide de paniers montés par des cordes et des poulies. Oranne, affamée décida d’aller piocher dans le grenier de son quartier, priant pour ne pas croiser trop d’Oniscides pouvant la reconnaître et l’assaillir de questions au réveil. Elle prit deux pommes, du raisin et un morceau de viande dans une caisse remplie de sel. Puis elle se hâta de rentrer dans sa cabane. A peine eut-elle commencé à cuisiner que la porte s’ouvrit d’un coup de pied, Oranne, par réflexe, saisit un couteau et se retourna viscéralement. Salomé se tenait devant elle, un plateau dans les mains, contenant une salade de fruit et un morceau de bœuf fumant et suintant l’ail et le beurre. Salomé était souriante, radieuse, comme à son habitude. C’était une magnifique jeune femme qui ne laissait personne indifférent, tant les hommes, que les femmes. Sa présence, son attitude, ses mots marquaient les esprits. Elle parvenait à attirer l’intention de n’importe qui et devenait un objet de fascination ou de convoitise. Pourtant, Salomé ne voulait de personne, du moins personne n’avait trouvé grâce à ses yeux. Elle revendiquait sa solitude, son indépendance comme une religion et plus elle repoussait les hommes, plus ceux-ci désiraient posséder celle que personne n’arrivait à avoir. Mais derrière ses convictions de femme forte, se cachaient la frustration de ne pouvoir vivre la vie qu’elle voulait, être celle qu’elle voulait. Elle était bien plus fragile et paralysée par la peur qu’elle s’efforçait de se convaincre. Elle entra, embaumant la cabane de sa bonne humeur presque communicative. Elle aurait voulut retrouver la Oranne avec qui elle avait grandit, celle qui l’aidait et jouait dans les champs, qui partageait des plaisirs simples dans l’insouciance. Mais elle ne réalisait pas qu’Oranne avait changé, qu’elle ne pouvait peut-être plus s’adonner à ces enfantillages doucereux qui les avaient bercées jusqu’à il y a encore quelques mois.
– Ho ! Doucement, ce n’est que moi ! Quelques semaines à Perspicaris et voilà dans quel état je te retrouve ! Ne repars pas, cela ne te réussit pas.
– Excuse-moi…Je pensais…Rien, oublie.
Salomé ignora la prolixité de son amie et s’affaissa sur la banquette faisant face au comptoir délimitant l’espace de cuisine. Oranne s’assit en face d’elle et dévora le morceau de bœuf saignant.
– Tu viens travailler avec moi dans les serres aujourd’hui ? Demanda Salomé.
– Pas cette nuit, laisse-moi le temps de reprendre mes marques, je te rejoindrais peut-être dans l’après-midi. Je voudrais m’entretenir avec Erthur.
– Allons-y après avoir mangé.
– J’irais seule Salomé.
Salomé fut surprise du ton sec de son amie. Habituellement, elles partageaient tout. Qu’avait-elle de si important à dire au chef des Oniscides pour l’exclure ainsi pour la première fois depuis des années. Que c’était-il passé à Perspicaris ? Oranne avait-elle tout dit hier soir ou attendait-elle d’être seule avec Erthur. Salomé se vexa d’être ainsi mise à l’écart, de ne pas être jugée suffisamment digne de confiance pour partager ce qu’Oranne avait à dire. Celle-ci se braqua :
– Qu’est ce que tu me caches Oranne ? Qu’est ce que tu ne veux pas me dire ?
– Ce n’est pas contre toi, vraiment. C’est pour te protéger et tu le sais.
– Me protéger de quoi ? On a le même âge Oranne. Je ne suis pas une enfant. Alors épargne-moi cette excuse.
– N’insiste pas. Tu sais déjà tout. Je veux juste qu’on approfondisse le sujet et qu’il prenne conscience que vous êtes réellement en danger. Voilà. Je ne pense pas que les stratégies et les armes t’intéressent.
– Tu as changé Oranne, qu’est ce qui s’est passé là-bas ? Tu peux tout me dire tu sais, je suis ton amie, depuis tant d’années. Soupira la jeune femme.
Oranne ne répondit pas et entreprit de déguster sa salade de fruits puis elle se leva et se rendit chez Erthur, laissant Salomé seule chez elle avec ses questions et ses inquiétudes. A vrai dire, Oranne était davantage préoccupée par l’avenir des Oniscides que les états d’âmes de son amie. Elle aurait aimé être capable de se confier à elle, de rire comme avant mais elle en était incapable sans pouvoir se l’expliquer. La milice avait vu son tatouage, devait-elle le dire à Erthur ? Certes celui-ci était conscient que la milice les cherchait mais cette menace lui semblait latente, trop lointaine pour qu’il en mesure la gravité. Oranne frappa chez son ami et entra, décidée à lui dire la vérité. Erthur se rasait grossièrement au dessus de sa vasque de bois, laissant tomber la majorité de ses poils sur le parquet ciré.
– Alors c’est comment de se retrouver chez soi Oranne ? Demanda t-il sans même se retourner.
– Plaisant. Lâcha froidement Oranne, le visage crispé.
Elle le regarda patiemment se rincer le visage, contempler quelques instants son reflet dans le miroir puis chasser d’un geste de la main les toiles d’araignées nichées dans la corniche de la lucarne face à lui. Les Oniscides élevaient des araignées dans des serres puis récupéraient leur toile épaisse et adhésive qu’ils tressaient pour en faire du tissu et des cordes à la résistance synthétiquement inégalée. En se retournant, Erthur perçut la gravité du visage de sa protégée.
– Tu ne m’as pas tout dit c’est cela ?
– Exact.
Elle se laissa lourdement tomber dans le fauteuil qu’elle avait l’habitude d’occuper puis se confia sans retenue à son ami, lui racontant ses péripéties de son arrivée à Perspicaris jusqu’au sacrifice de Cratyle. Péniblement, elle lui expliqua que les miliciens avaient vu son tatouage et voyait en elle la chance ultime de trouver les Oniscides, de les massacrer. Elle lui parla également de Lookim dont elle avait assassiné les hommes puis épargné la vie, la cruauté et la délectation avec laquelle elle avait éliminé les miliciens. L’impassibilité d’Oranne lorsqu’elle racontait ses meurtres le terrifiait. Il découvrait avec effroi ce qu’elle était réellement devenue en quelques semaines, ce qui se cachait derrière son regard perçant et constamment préoccupé. Elle n’éprouvait aucun remord, que des regrets de ne pas avoir eu la possibilité et la capacité d’agir davantage, de tuer davantage. Il avait laissé partir une enfant, il retrouvait un fauve assoiffé de sang. La guerre, si elle éclatait un jour, était perdue d’avance même s’il n’osa l’avouer à Oranne. Quel poids avaient leurs arcs et leurs pièges face aux armes à feu ? Encore une fois l’Homme écraserait la nature avec sa haine et ses technologies de plomb et d’acier. Les Oniscides ne s’étaient jamais préparés à l’éventualité de se battre.
Depuis une décennie, ils vivaient ici, loin des tensions créées par l’appât du gain et la soif de pouvoir, la folie humaine. Mais la réalité les rattrapait. Oranne lui jetait l’évidence au visage, elle, l’enfant qu’il avait recueillie et élevée. Devait-il prendre les armes, celles que son peuple n’avait même pas songé à fabriquer ? Etait-il judicieux de prévenir son peuple et le pousser à se battre ou au contraire de le maintenir dans l’illusion jusqu’au bout et détruire en quelques mots leur empire pacifique ? Il tenta de masquer son émotion et ses questionnements mais son regard soucieux n’échappa pas à Oranne.
– Que comptes-tu faire ?
– Je ne sais pas Oranne, je ne sais vraiment pas. Je
vais avoir besoin de temps pour réfléchir et prendre la meilleure décision.
– Tu vas sauver ton peuple, n’est-ce pas ? Je serais à vos côtés.
Erthur sourit face à l’enthousiasme de sa protégée mais la pensée qu’elle doive lutter et peut-être perdre la vie pour une cause déjà perdue lui déchirait le cœur.
– Dis-moi que tu feras tout pour le sauver Erthur. Promets-moi qu’on ne subira pas. Qu’on fuit ou qu’on se batte, même si tu sais aussi bien que moi que c’est vain, promets-moi de sauver ton peuple.
L’homme considéra Oranne quelques instants et la honte l’envahit. Elle avait la fougue et la hargne qu’il ne souhaitait plus avoir, l’élan de la jeunesse qui éradiquait les peurs et laissait place à l’insouciance. Lui, l’un des représentants des sept tribus Oniscides, avait perdu cela. Il avait toujours été au-dessus de la violence. Il préférait les combats d’esprit à ceux du corps. A cet instant précis, Oranne avait davantage l’étoffe d’un chef que lui. Confus, il finit par dire :
– Je te le promets. Ils ne nous auront pas si facilement. Je vais réunir le peuple et le solliciter pour poser des pièges, construire des armes. Nous ne savons pas combien de temps nous avons. Ils peuvent débarquer à tout moment et nous devons nous tenir prêts.
Croyait-il seulement en ses paroles ? Tiendrait-il sa promesse ? La guerre était-elle réellement imminente ou Oranne l’avait-il prévenue pour pallier à son propre échec ? Oranne prit congé de son hôte afin de le laisser réfléchir et éventuellement mettre en place une stratégie de défense. Elle sortit de la cabane et décida de faire un tour dans la cité, cela l’aiderait peut-être à se sentir de nouveau chez elle, en sécurité et parmi son peuple d’adoption. Elle craignait seulement les questions des autres habitants concernant son absence et son retour inattendu. Avant d’entreprendre sa visite, elle repassa à sa cabane prendre ses armes et emprunta un escalier pour descendre à l’étage inférieur. Les étales marchandes se trouvaient essentiellement au premier niveau, les artisans et les marchands logeaient au dessus de leur boutique. La plupart s’étaient reconvertis en venant ici car rien ne les prédestinait à exercer une telle profession. La survie et la nécessité leur avaient permit de leur révéler un talent évident que la conjoncture économique de Perspicaris n’aurait pas exigé. Ainsi était nées des professions nouvelles, en accord avec l’environnement dans lequel chacun évoluait. Les circonstances et leur mode de vie des Oniscides avaient crée une nouvelle économie fondée sur le troc. Les Oniscides passés maitres dans l’art de négocier déambulaient d’une boutique à l’autre, flânant sur des ponts de cordages étroits et chacun tâchait d’y trouver son compte dans le respect d’autrui. Beaucoup la saluèrent timidement et la gratifièrent d’un sourire compatissant et gêné. Elle connaissait l’état actuel du conflit, détenait une vérité qu’ils préféraient ignorer alors ils s’abstenaient de poser des questions. Quelques mètres plus bas s’affairaient les agriculteurs, travaillant avec acharnement et amour leur terre d’accueil. De grandes lavatères fuchsia entouraient le lac tandis que des rosiers grimpants ornaient les serres nervurées de lierre.
Le lac, tapis entre des hautes gorges aux parois escarpées était alimenté par des cascades. Les saules pleureurs centenaires venaient tremper leurs bras tandis que les Oniscidiens plongeaient les leurs pour remplir des carafes et des jarres sculptées dans le bois. La végétation luxuriante habillait toute trace d’intervention humaine, les feuilles, énormes, masquaient la plupart des habitations nichées ici et là dans les dix hectares de l’empire. Les branches et les racines s’entrelaçaient sur plusieurs niveaux, créant ainsi un réseau de communication entre les différentes alvéoles habitables. Une alliance d’herbe et de mousse douces et épaisses tapissait la terre fertile, mise à nue uniquement dans les serres. Le royaume insulaire s’étendait autour des gorges, étranglé par la marée terrifiante alentour. Les Oniscides semblaient couper du monde, maîtres de celui qu’ils avaient crées. Pour beaucoup, par delà de la forteresse de ronces et de branchages, il n’y avait rien. Seuls des échos et des légendes concernant un territoire souillé par les guerres et la folie humaine venaient heurter l’innocence des enfants. Oranne avait été confrontée au Dehors, elle faisait partie des rares qui connaissait ce qu’il y avait par delà leur empire. Les Oniscidiens craignaient qu’elle n’en dise trop, qu’elle vienne troubler leur sérénité avec une vérité qu’ils ne voulaient pas entendre. Après avoir traversé le canyon sur un pont de toile d’araignée, elle se rendit chez l’armurier qu’elle connaissait bien. C’était lui qui avait méticuleusement fait chacune de ses armes, hormis les deux poignards appartenant à son père. Celui-ci, torse nu et ruisselant de sueur polissait l’embout d’une flèche. Par moments, il repoussait ses longs cheveux miel de sa main crasseuse puis répartissait les braises à l’aide d’un tisonnier. Oranne donna un petit coup dans la cloche à l’entrée de la forge. L’homme se retourna et après quelques secondes d’inertie s’exclama :
– Regardez qui voilà !
Oranne esquissa un sourire et se laissa étreinte avec une moue dégoutée.
– Quand es-tu rentrée ? Comment vas-tu ?
– Hier et je vais bien, comme tu peux le constater. Et toi ? Ta femme ? Tes enfants ?
– Tout le monde va bien. Isea est avec les enfants dans les serres. Tu ne les as pas vu ?
– Je ne suis pas encore descendue. Je sors de chez Erthur.
– Il doit être tellement heureux de te revoir. Alors le Dehors, qu’en as-tu pensé ?
– C’est complètement différent des légendes que les vieux nous racontaient le soir étant enfant. C’est aussi attrayant qu’effrayant. J’ai séjourné quelques temps à Perspicaris et j’ai voyagé dans le territoire d’Anaklia. Je n’ai pas eu le temps de m’aventurer plus loin…
L’armurier sentit qu’il ne fallait pas insister davantage. Sous ses traits bourrus et sa musculature saillante, l’armurier était sensible et parvenait à lire dans le miroir de l’âme.
– Montre moi tes armes, tu as du me les massacrer.
Oranne retira son arc et lui tendit ainsi que ses deux poignards, son couteau, ses flèches et sa machette.
– Par la Nature, qu’as tu fais pour les mettre dans un état pareil ? Demanda t-il en passant son index sur les différentes lames.
– J’ai égorgé des miliciens dit-elle sans ciller.
Arkero prit un air dégouté et retira viscéralement son doigt. L’idée que ces armes puissent avoir été tâchées par le sang de la milice le répugnait.
– Reviens les chercher demain soir. Elles seront prêtes. Je me permettrai surement quelques modifications, ne m’en veut pas.
– Fais ce que tu veux. Merci beaucoup. Qu’est ce que je te devrais ?
Arkero ricana.
– Mais rien idiote. Depuis quand tu me dois quelque chose ? Tu restes parmi nous ?
– Pour l’instant oui, j’ignore ce que je vais faire ensuite. J’ai bien envie de repartir.
– On te gardera pas parmi nous n’est-ce pas ?
– Non, je ne pense pas. Vous avez vu le monde, moi non et ne je veux pas m’en faire une idée à travers vos récits. Je veux l’explorer moi-même, aussi hostile soit-il.
– Tu seras déçue, il ne t’apportera rien. Partout où tu iras, tu trouveras la même chose. La cruauté humaine.
– Justement. Répondit froidement Oranne. C’est à moi d’en juger. Peut-être qu’il y a quelque chose à puiser partout où j’irais. Je refuse de croire que tout est comme vous, les survivants, le décrivez.
Arkero sourit, détournant le sillage emprunté par les gouttes de sueur, qui d’ordinaire, se frayaient un chemin dans les rainures naissantes de sa peau, tannée par les morsures du temps.
– Je vais me promener. A demain et merci Arkero.
Oranne sortit de la forge. Autour d’elle, les lucioles et les vers luisants virevoltaient avec une grâce et une aisance désinvolte, accompagnant les premières agitations nocturnes du peuple, concurrençant les étoiles et la lune flave au dessus d’eux. L’air, pourtant hivernal avait une douceur et une tiédeur réconfortante. Oranne frissonna de bien-être et prise d’un élan soudain s’élança des passerelles aux sentiers végétaux jusqu’à la cime du plus grand des séquoias, surplombant ainsi l’ensemble des Oniscides. Leur course effrénée avait débutée depuis plus d’une heure. Dès lors que le ciel était vidé de la menace solaire, les Oniscides sortaient de leur refuge boisé, courant sur les passerelles étroites et tanguantes avec une énergie qui n’appartient qu’à l’euphorie suscitée par l’obscurité, s’arrêtant furtivement pour échanger des banalités entre citoyens avant de poursuivre leur course. Ils déambulaient, chargés de provisions, de niveaux en niveaux, de la terre au ciel, de la poussière aux nuages afin d’alimenter les greniers, approvisionner les citernes d’eau perchées dans les arbres ou marchander de quoi subvenir à leurs besoins dans les quelques étales suspendues. Les enfants galopaient hors de souffle dans cet immense terrain de jeu, bousculant sur leur passage ceux qui osaient interrompre leurs jeux enfantins, puis ruisselants de sueur, se jetaient dans le lac, éclaboussant les vieilles femmes, qui à défaut de pouvoir travailler dans les serres, contribuaient à la vie en collectivité en lavant le linge ou la vaisselle. La gloire de l’obscurité emplissait alors ces survivants d’une joie qui malgré la rudesse de leur vie, les faisait sourire sans arrêt. Les Oniscides régnaient sur la vie et sur la nuit, et ce que la nature a de plus fastueux à offrir avec humilité et respect, en ayant conscience qu’ils jouissaient, aussi passagères cela puisse-t-il être, de richesses irremplaçables. Et lorsqu’enfin, ils s’accordaient quelques instants de répit sous l’éclat lunaire et prenaient le temps de contempler le travail accompli après avoir arrosé la glèbe de leur sueur, certains ressentaient une osmose éphémère, un battement commun entre le monde et leur cœur. Oranne perdit la notion du temps à les regarder fourmiller inlassablement. Des effluves de nourriture vinrent émoustiller son olfaction jusqu’à son promontoire. Salomé vient la tirer de sa rêverie :
– Je savais que je te trouverais là ! Hurla t-elle d’une passerelle. Qu’est ce que tu fais ? Viens manger, on va fêter ton retour ! Descends !
Oranne soupira, agacée d’avoir été brusquement arrachée à sa contemplation puis se laissa glisser jusqu’à Salomé. Celle-ci avait le front luisant de sueur, des traces de terre sur le menton et les joues, des bouts de feuilles s’étaient logées dans sa crinière rousse et pourtant, malgré son état de crasse, elle ne perdait en rien de sa beauté, celle qu’Oranne avait toujours admirée. Salomé gratifia son amie d’un large sourire et l’invita à la suivre.
– J’aime pas trop l’idée que l’on m’organise une fête tu sais…Je n’ai rien fait de glorieux. Rien qui mérite un tel événement.
– Tu es revenue en vie du Dehors, c’est suffisamment incroyable pour qu’on le fête. Tu es encore plus sauvage qu’avant toi ! Aller viens dit-elle en la tirant par la main. N’aie pas peur !
– Je n’ai pas peur. Je ne mérite pas cette fête. C’est tout. Fêtons la joie d’être ensemble mais pas mon retour.
– Fêtons ce que tu veux, finit pas capituler Salomé exaspérée. Isea m’a demandé toute la journée où tu te cachais, elle sera contente de te voir.
Oranne ne répondit rien et se contenta de suivre son amie à contre cœur jusqu’au lieu de réception. Les Oniscides hâtaient le pas, abandonnant leur poste, s’essuyant rapidement leur front du revers de la manche avant de s’engager sur les passerelles, attirés par le doux fumet qui s’échappait des plats dans la vallée. Une nuée de luciole vint se mêler au flot humain acheminant vers la terre ferme. Les enfants dont la sève coulait dans les veines, n’empruntaient pas les sentiers communs mais se laissaient glisser sur la mousse, se rattrapaient agilement à des cordes ou des branches puis se jetaient momentanément dans le vide avant de se réceptionner dans la glaise. Leur principal jeu était d’essayer de semer les lucioles, de les devancer, mais les lampyres, bien plus légères et agiles que les enfants se faufilaient dans les moindres recoins, connaissaient le moindre tunnel rongé par les termites, dansaient entre les feuilles sans se soucier de la pesanteur. Alors les enfants, perdants et déçus une fois de plus, revenaient brutalement sur le sol et à leur condition humaine, les vêtements déchirés, les genoux et les mains égratignées. Oranne avait été l’un d’eux, jouant avec la hauteur, les lucioles et l’obscurité. En suivant sagement Salomé sur les passerelles, elle se souvint à quel point, durant les quelques années passées ici, elle avait été heureuse et insouciante. Non seulement elle avait été libre mais en sécurité, un privilège qu’elle n’avait pas à l’extérieur. Elle effleura son tatouage prouvant son appartenance à ce peuple qui l’avait accueillie et élevée, moins réticente à l’idée de se rendre à la réception en son honneur. Elles traversèrent les serres puis contournèrent le lac, où les vers luisants s’agglutinaient essentiellement, puis se rendirent sur le lieu de réception. Elles pénétrèrent sous une nef formée par l’enlacement de branches d’arbres alignés sur une dizaine de mètres. Le sol, de mousse spongieuse, caressait leurs pieds à chacun de leurs pas. Le regard se perdait dans la voute constellée de vers guidant leur progression émerveillée. Un escalier formé par l’enchâssement de branches s’ouvrait en demi lune devant elles. Une douce musique s’éleva au gré de leur ascension, accompagnée par des voix doucereuses chantant la suavité de la vie sauvage. Elles gravirent la dernière marche. La cathédrale végétale contenait le peuple Oniscide réunit pour le retour miraculeux d’Oranne, pour le plaisir d’être ensemble, pour la gloire et la sauvegarde d’une humanité ailleurs perdue. Au fond de l’abside se tenait un hôtel de jarres de Kan sur lequel étaient posées des plateaux de mets à base de racines et de fleurs. De part et d’autre, des colonnes de lierres et de glycines rejoignaient la coupole. Plusieurs longues tables avaient été disposées dans le transept de sorte à ce que chaque convive puisse voir l’ensemble de l’assemblée. Erthur aperçut Oranne et lui fit signe de s’approcher. Celle-ci, intimidée, hésita puis s’avança à travers la foule, poussée par Salomé. Sur son passage, les Oniscides s’écartaient en chuchotant, d’autres l’acclamèrent et la félicitèrent chaleureusement. Oranne se demanda ce qu’ils imaginaient qu’elle avait fait. Ils glorifiaient une héroïne qui n’en était pas une. Elle leur rendit leurs sourires par convention sociale, par politesse forcée mais le malaise la gagnait. Erthur l’étreignit chaleureusement et lui murmura :
– Ne repars plus, ta place est parmi nous.
Ces quatre derniers mots la glacèrent. Pourquoi fallait-il qu’elle ait une place ? Définie qui plus est par quelqu’un d’autre qu’elle qui estimait pouvoir juger de l’emplacement qu’elle était censée remplir dans ce monde. Erthur fit ensuite signe à son peuple de s’installer autour de la table. Oranne s’assit entre Erthur et Salomé. Aussitôt, les verres se remplirent de Kan, Arkero saisit le sien, se leva, racla sa gorge plusieurs fois afin de réclamer l’attention. La foule se tut progressivement. Arkero souleva son verre et dit avant de le boire d’une traite :
– Au retour d’Oranne, à nous !
Les Oniscides levèrent tous leur verre, répétant les paroles d’Arkero. Celui-ci saisit un imposant paquet sous la table et se dirigea vers Oranne.
– Tu dois te douter du contenu.
Emue, Oranne le fixa longuement avec affection et reconnaissance. Arkero mesurait la préciosité de cet échange muet. Il retourna s’asseoir et se resservit un verre de Kan sous les remontrances d’Isea. Les premiers plats furent déposés sur les tables, aussi colorés que parfumés, aussi généreux qu’alléchants. Le repas débuta, les jarres de Kan se vidèrent rapidement, le liquide sucré coulait à flot, réchauffait les corps et les cœur, désinhibait, rendait plus insouciant qu’avant. Le monde se réduisait à la cathédrale végétale où l’alanguissaient les corps, se tendaient les panses et rougissaient les visages. L’édifice devenait un havre insulaire, coupé du reste de l’empire, un bout d’Eden émietté auquel chaque Oniscide se raccrochait le temps d’une soirée. En cette fin de nuit, seul l’alcool avait une prise sur eux. Le temps, les évènements, la rudesse de l’existence, plus rien ne les atteignait plus. Même Oranne finit par se détendre, se laisser bercer par les chants et la musique, la chaleur humaine et les effets du Kan. Elle ressentait tout cet amour émanant de ces individus, ces survivants qui par nécessité s’étaient unifiés, avaient apprit à vivre ensemble dans un altruisme et une bienveillance qu’une autre conjoncture n’aurait pas permise. N’y avait-il que le besoin qui créait une solidarité, consolidait les existences ? Par delà l’instinct primitif de l’Homme qu’était de survivre s’était établit un substitut édénique où chacun veillait au bien-être d’autrui. Oranne contempla avec toute l’affection et la sensibilité dont elle était capable, ces hommes, ces femmes, ces enfants et ces vieillards qu’elle ne connaissait finalement pas, les enveloppant d’un amour universel et insoupçonné, d’une adoration pour la vie. Dans cette société où le mal ne s’infiltrait pas, elle se sentait vivante, non pas par adrénaline meurtrière mais par mystique sauvage. Dehors, les premières lueurs solaires commençaient à hachurer l’horizon, les nuances pourpres et de nacarat s’infiltraient dans les interstices du toit de l’édifice, arrachant les Oniscides à l’extase collective. La musique s’arrêta, marquant la fin des festivités et poussant les résidents les plus craintifs à se disperser rapidement. Seuls quelques courageux se trainèrent autour des tables afin de les débarrasser de la vaisselle et des excès de la nuit, des vestiges d’une nuit d’euphorie dans l’attente silencieuse qu’elle se poursuive encore et encore. Oranne finit par se joindre à l’effort, nullement fatiguée.
– La soirée t’a plu ? Lui demanda timidement Isea en saisissant ramassant les carafes vides de Kan. Toute la soirée, celle-ci avait cherché à établir un contact avec l’Oniscide prodige, continuellement happée par la foule et soumise à d’innombrables questions. Isea était la créature la plus délicate qu’Oranne connaissait. Chacun de ses mouvements était effectué avec une grâce faussement calculée et faisait danser sa longue chevelure ambrée comme un voile protégeant l’épouse d’Arkero du reste du monde. Jamais elle ne s’était plainte ou n’avait exprimer le regret de sa vie d’avant. Elle acceptait la tragédie de l’existence, la mort et la souffrance. Se rebeller, selon elle, rendait bien plus malheureux et insatisfait que d’accepter l’inévitable. Cette force muette lui permettait d’adorer la vie, de savourer chaque petit plaisir simple qu’elle lui offrait. De cet être frêle émanait de l’amour et de la bonté pour tout ceux qu’elle côtoyait, pour tout ce qui se trouvait sur son chemin. Oranne lui sourit :
– Oui, cela m’avait manqué. J’avais oublié à quel point je suis bien ici.
– Mais tu comptes repartir tout de même, n’est-ce pas ?
Oranne ne fut pas surprise qu’elle pressente cela, son besoin d’ailleurs, sa soif du monde. Surement la partageait-elle, aussi inavouable que celui puisse t-il être.
– Oui, je vais repartir, je ne sais pas encore où ni quand mais je repartirais. Je suis revenue car j’avais besoin de me ressourcer.
– Je comprends dit-elle posant doucement sa main sur son avant bras. Arkero et moi respecterons ton choix. Tu es jeune, tu as aucune attache, profite-en. Tu nous as nous mais nous ne sommes pas ta famille, seulement tes amis.
– Erthur ne me laissera jamais repartir…
– Il n’a pas à choisir pour toi Oranne. Tu es libre.
Une timide complainte s’éleva au fond du chœur puis la voix de Salomé l’accompagna, déchirant l’obscurité naissante et sollicitant l’attention des Oniscides restant.
Univers
De marbre ou de poussière
Où sourires et larmes
Ignominies et charmes
Se côtoient et se toisent
Se battent et se croisent
De sève et de sang
D’écorce et de peau
Terre et vent
Entre cieux et eaux
Nos racines dans le même embryon
Entre attirance et répulsion
Des milliards de pas
Couvrant le globe
Des milliards de bras
Main dans la main l’englobe
Entre ciel et noyau terrestre
Bas fonds et céleste
Fragile univers
De marbre et de poussière
Nous étions six milliards
Errant sur les trottoirs
Huit cent vingt huit millions
Flânant vers l’horizon
Cent cinquante sept milles
Frêles comme des brindilles
Infimes grains de sable
Aimant et haïssables
Souvent entre nos mains
Souvent lors du déclin
Des existences humaines
S’égrennent, s’égrennent
Naissent, ondulent et meurent
Hurlent, crient, rient et pleurent
Sur les tombes et berceaux
Créatures du Renouveau
Se regardent et s’apprivoisent
Déambulent et se croisent
S’aiment et se déchirent
Se rejettent et s’attirent
Souvent entre nos mains
Souvent lors du déclin
Des existences humaines
S’égrennent, s’égrennent
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