Le camp est une torture visuelle, des rangées de préfabriqués posées à l’infini, sectionnées en fonction des positions et des nationalités, les rotations ne sont pas les mêmes, les étrangers ont des rotations plus longues que les autres, cela explique les différences d’accommodations, les expliquent mais ne les justifient pas entièrement.
Il doit montrer son passeport à l’entrée une nouvelle fois, à des gardes plutôt larges… pas vraiment des épaules. Ceux-là sont un peu plus actifs que ceux qu’il a vu précédemment, puis on le mène à la « réception » où il doit montrer son passeport et remplir le même formulaire pour la énième fois, finalement on lui donne les clefs de son « cabanon » proche de la salle commune des étrangers.
En plein ramadan, il est nécessaire d’avoir deux salles communes, les expats ne sont pas nécessairement musulmans, et aucuns des « deux camps » ne sont forcément des plus tolérants, de plus cette période semble prône à la radicalisation des comportements. Métis voudrait ne pas être concerné, mais sait que sa présence officielle ici en est une conséquence directe.
Le chantier avancera au ralentit, la période idéale pour une formation… enfin c’est comme cela que les choses avaient été pensées. Il n’y croit que peu, quatre heures de formation dans une vie à passer outre des règlements de sécurité les plus élémentaires, souvent sous la contrainte de chefs d’équipe inexpérimentés, eux-mêmes sous d’autres pressions, ne peuvent avoir grand effets.
Il fallait cependant donner l’impression, l’apparence que quelque chose était fait. Un autre mensonge, mais il n’est finalement pas là pour juger.
Apres une courte errance au travers des préfabriqués identiques, encerclées de grilles et de tour de gardes. Il entre dans sa chambre, un lit, un bureau, une chaise, une salle de bain, le tout dans espace à peine plus grand qu’une voiture américaine. La télévision noire, les couvertures marrons… le sac à linge blanc suspendu à deux crochets… sont les seuls tons discordant au gris régnant sans partage dans la pièce, il n’a cependant pas le temps de faire une quelconque remarque sur l’atmosphère dépressive. L’air conditionné ronronne, l’air froid l’accueille comme une gifle.
Une fois le dispositif coupé et tandis que la chaleur revient lentement dans ses membres, il se dit qu’il aime finalement l’endroit, propice au recueillement et à la méditation… pas qu’il y ait tant d’autres activités pense-t-il. Il sourit, pensant que l’Afrique pouvait rendre quasiment n’importe quel endroit sympathique (…avec quelques exceptions d’ordre utilitaire cependant), il a passé du temps dans un autre désert et jamais ce dernier ne lui avait semblé intéressant ou méritant un second regard, le Sahara était autre chose entièrement.
Il veut l’apprécier, ainsi que les gens qui y vivent. Il décide de mettre ses mauvais souvenirs et mauvaises pensées dans une boite quelque part dans son esprit. Il a de toutes manières de bien plus urgentes priorités, cela fait presque trois heures qu’il n’a pas pris de café…
Quelque part dans ses recoins, son esprit s’accroche, tenace, à l’idée que le contracteur est italien, il refuse de lâcher prise. Le contracteur est italien donc le café sera bon, le genre d’association idiotes qu’il fait certaines fois presqu’indépendamment de sa propre volonté… un espoir en carton… un peu comme le gout des croissant dans le dernier rig « français » qu’il a visité. Pourtant certains clichés ont la vie dure. Il a généralement un fort dédain pour les clichés et ceux qui s’y fient, il y a pourtant une exception, il garde ceux de nature positive et refuse d’en démordre. Il croit en l’être humain avec la ferveur de ceux qui tue au nom d’un dieu qui prêche l’amour, la tolérance ou la paix. Qu’est-ce qu’un vrai optimiste si ce n’est au fond quelqu’un qui est sans cesse déçu? Comment autrement définir quelqu’un qui cherche la déception avec autant d’enthousiasme?
Il rentre dans un énième préfabriqué, non loin de sa chambre, la seule différence étant la pancarte « Salle commune » en papier, fixée contre le mur avec quatre adhésifs.
Douce musique de folk italienne, trois homme jouent au billard, deux autres somnolent dans leur chaises, face à un écran jouant un film d’action de l’année dernière, les explosions et combats chorégraphiés contrastant avec les doux balancements de têtes, à sa droite deux portes fermées l’une est aussi ornée d’une pancarte un équivalent de « communication » fautes d’orthographe en option… la même écriture que celle de dehors. Le même stylo, cette personne avait-elle faite toutes les pancartes? Pensant à cette personne, écrivant sans relâche des écriteaux à longueur de journées, aux rêves qu’il/elle pourrait avoir. Il émet encore ce demi-sourire qui lui vaut tant d’incompréhension, les gens pensant souvent qu’il se moque d’eux. Un détail qui en disait souvent plus long sur leurs insécurités que sur ses pensées.
Le demi-sourire a de nouveau son effet, les joueurs de billards, sans mot dire le dévisagent. Il s’imagine être au far ouest, rentrant dans un saloon, cliquetis de bottes, plancher qui craque, il ne manque que le colt.
Personne ne lui adresse la parole, le joueur en face de lui met juste trop de temps pour se déplacer, bloquant sciemment son passage une seconde, histoire de rappeler qui est sur le territoire de qui.
Le demi-sourire s’élargit, il n’y peut rien, il trouve l’attitude presque touchante, il n’en veut pas à l’homme, la réaction est humaine, il a été jeune un jour… pas qu’en apparence, c’était une réaction qu’il aurait pu avoir.
Il s’assoit face à ce sur quoi quelqu’un avait passé visiblement beaucoup de temps à faire ressembler à un bar, l’intention lui plait, il décide que qui ce soit y est arrivé.
Le serveur qui tentait de donner l’impression qu’il était passionné par le film se tourne instantanément vers lui, trop vite pour être convaincant, mais uniquement parce que Métis l’observait. Jeune, vivace, il avait encore cet éclair dans les yeux, il observait le monde autour de lui, il a remarqué Métis dès que celui-ci était entré, sans essayer de le montrer, le but étant de surprendre le « client » par son dynamisme, une mise en scène attachante. Il voyait quelqu’un de nouveau, ses questions sont presque lisibles sur son visage, mais il a aussi appris à modérer son enthousiasme, après tout peu de gens sont disposés à discuter avec un parfait étranger, et bon nombres d’expats ne sont pas non plus des parangons d’humanité. Métis entame la conversation joviale comme à son habitude, sa bonne humeur non feinte, il a vu derrière le jeune homme, la machine à expresso. Il connait ce modèle, ce n’est pas le meilleur, mais même avec du café commerciale le café sera bon. Rien du niveau des caferaies sauvages d’Afrique noire, bien sûr, rien ne pouvait égaler ce café-là, laissé à l’état sauvage, sans produit chimique ni rendement forcé, un café qu’une des personnes avec qui il avait sympathisé lui avait offert…
Enfin, au moins le café serait nettement supérieur à ce qu’il avait ingurgité ces derniers jours (personne n’avait encore rêvé d’une divinité du café ? Il lui faudrait arranger ça, les droits du café et ceux qui le partageait avec le reste du monde devaient être défendu et reconnu, nous laisseront Metis aux rêveries relatives aux prêtresses de la nouvelle divinité cafetière afin de garder cette histoire pour tout public…).
Le serveur prend une tasse dans un tiroir, la porte reste ouverte suffisamment longtemps pour que Métis puisse voir la marque utilisée. Une marque italienne bien sûr, de celles dont il ne comprendra jamais le succès, mais qui reste meilleur que l’horreur noyée que le reste du monde insiste obstinément à appeler café.
Le serveur lui propose du sucre, Métis lui donne ce regard indigné qu’il donne toujours lorsqu’on lui pose la question, il faut être du nord de la France, ou ni rien comprendre (ce qui souvent revient au même de toutes manières) pour oser penser sucrer un expresso.
Métis suit avec une expression résumant tout le blasphème de la proposition, le serveur reste perplexe, n’arrivant pas à interpréter le changement d’humeur subit, puis il remarque le demi-sourire de Métis et sourit à son tour. La conversation reprend, le garçon ne s’aperçoit pas qu’il parle surtout de lui, Métis apparait toujours comme très bavards mais ne donne finalement que très peu d’information, le serveur ne s’en aperçoit pas, il sent qu’on l’écoute et qu’il est compris. Il s’ennuie à mourir dans cet endroit où il n’a du travail réellement que quelques heures dans la journée et où il n’y a rien à faire. Il parle français, l’arabe et l’italien qu’il a appris en regardant les films qui passaient en boucle sur l’écran en face de lui, il ne parle que très mal l’anglais… Il n’en a jamais eu besoin et les rares anglophones sur le site ne lui parlent pas, hormis pour beugler quelques ordres. Il n’a pas exactement dit les choses comme cela, son expression cependant ne laisse guère de doute.
Il y a autre chose aussi, Métis sent que le jeune homme garde le plus important pour lui. Il fait un effort pour ne pas en parler, le rêve devient plus fort, comme inscrit sur son visage… les gens semblent toujours penser que l’on ne rêve qu’en dormant. Mais pour Métis rêver est la preuve d’une existence, certains morts respirent, mais ils ne rêvent pas. Ce garçon est là pour une autre raison, l’argent certes, mais au contraire de bien des gens il a un but… Il finit par en parler sans le réaliser, sa petite amie l’attend il doit l’épouser, la séparation lui pèse.
Le temps suspend un peu son court alors que le jeune homme rêve éveillé de celle qui l’attend dans son village, il jeune à cause du Ramadan, ce genre d’absence est normale, bien que souvent imperceptible. Metis ne dit rien, on pourrait dire que lui aussi rêve éveillé. Pour un Chevalier d’Onis cependant le rêve est une porte, un miroir déformant un monde très éloignés pourtant très présent dans la réalité. Il voit la fiancée du serveur, de même qu’il voit la maitresse de l’un des deux dormeurs et le fils du deuxième lors d’une éventuelle cérémonie de remise de diplôme qui semble encore lointaine. Le visage du fils encore très floue, son père ne sachant encore à quoi il ressemblera, la fierté par contre est franche et bien définie. L’un des joueurs de billard a quelques lapses, une conséquence de la digestion, Metis voit son double tomber sous les coups, son demi sourire toujours présent, son visage toujours sans marque malgré la déferlante. Le rêveur ne sait pas qu’il ne dort pas et son rêve assimile le visage actuel de Metis qui ne change pas. Il lui adresse un nouveau demi-sourire amusé, les coups de poings sont remplacés par une masse.
Mais surtout Metis a une étrange sensation, une sorte d’appel qui ne lui est pas destiné. Il ouvre son champ d’avantage, ses sens perçoivent les rêves des dormeurs, probablement quelques adeptes de la sieste, ceux qui rattrapent le sommeil de la veille. Un froissement attire son attention, un des énormes corbeaux du site vient d’atterrir sur l’une des fenêtres de la salle commune. Les yeux noirs sont directement tournés vers le jeune homme. Le rêve de ce dernier change, l’image de sa petite amie est progressivement remplacée par une forme plus floue, il sort de sa torpeur, s’aperçoit que l’eau du robinet coule, va pour le refermer comme en transe, trébuche et serait tombé si Metis ne l’avait pas rattrapé in extremis.
Le double de Metis disparait, la forme floue aussi, Metis risque un coup d’œil vers la fenêtre, celle-ci est fermée.
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