La petite trombine rose sur la photo, Luigi est le fier papa d’un petit garçon de moins d’un an. Soudain l’homme s’ouvre littéralement à Métis, qui comprend ce qu’il ressent. Il se nomme en fait Rogerio Santini, son fils a huit mois et il est le centre du monde de ses parents. Il devient aisé de comprendre que quels que soient le cout ou les bénéfices du site, certaines choses n’ont finalement qu’une importance relative. Métis émet encore ce demi-sourire qui maintenant lui colle à la peau, comme les histoires qu’il raconte aux participants de ses formations afin de souligner les points importants. Aucun des gens d’ici ne les a entendu venant de lui mais ils en ont entendu une version, souvent plusieurs.
Métis n’a jamais voulu écrire, il préfère les histoires qui évoluent avec le temps, qui grandissent, deviennent épiques ou prennent une vie propre au fur et à mesure qu’elles sont racontées et répétées. Ecrites, elles sont comme mortes, ceux qui les aiment le plus, refusant le plus intensément qu’un changement y soit fait, elles ne peuvent évoluer, être appropriées, elles ne sont plus partagées et sont vite oubliées.
La curiosité est un autre de ses petits défauts, il veut savoir ce qu’il ne sait pas, quand il s’agit de philosophie de civilisations oubliées, cela peut être très louable… mais il ne s’agit pas toujours de vieilles civilisations oubliées… pour lui tout peut être le début ou le sujet d’une histoire.
La journée se finit, Métis est extenué, l’horloge indique 16 :30, mais il se sent comme un 21 :00 passée aux mines. Il prend moins de pauses qu’à l’habitude, les participants ne sont pas disciplinés, une pause de 5 minutes en dure immanquablement 20. La formation est bien trop chargée pour se permettre ce genre de chose. Du coup, lui-même a été obligé de passer presque 4 heures d’affiler sans café, du moins les premiers jours… Heureusement pour lui, le « tea boy » des bureaux administratif (un concept que Métis avait toujours quelques difficultés à appréhender, il y avait un numéro de téléphone pour appeler un serveur pour servir le café dans le bureau même des ingénieurs… vu le niveau technique dans l’industrie qu’est-ce que ces gens pouvaient bien faire qui nécessite qu’ils ne puissent quitter leur bureau 5 minutes pour aller chercher un café ? En dehors de l’Europe les plans et autres e-mails avaient, semble-t-il, des propensions à retourner à l’état sauvage si on les laissait seul plus de 3 minutes d’affilées) lui a donné un petit truc, il lui suffisait de tousser deux fois devant les participants, et de leur dire qu’il était malade, ceux-ci accepteraient alors qu’il prenne un verre d’eau de temps en temps… un verre d’eau ou un café.
Mais tout cela est derrière lui, plusieurs choses s’étaient déroulées au court de ces dernières semaines.
Tout d’abord il avait fini par avoir plus d’information, les accidents frappaient surtout les gens du nord du pays mais à plus forte raison, les métisses et les étrangers. Une visite dans le « camp chinois » (les contracteurs chinois ayant leur propre camp, proche… dans les ateliers et loin du reste du commun des mortels) avait montré des chiffres surprenant concernant ces accidents. Finalement un de ses amis, un malaysien a fini par avouer qu’il voyait de temps en temps une femme dans le camp. Métis en aurait souris si la personne en question avait un quelconque intérêt pour les femmes… Mais au vue des orientations de son collègue, la chose semblait étrange. Une autre enquête, bien plus difficile celle-là, démontra que beaucoup de gens l’avait aussi vu, et tous avaient trébuché, s’étaient coupé ou avaient faillis avoir un accident après l’avoir vu. Tous avaient soif, ou très chaud et cherchaient un endroit ou se réfugier à ce moment, la relation entre la recherche d’un refuge et le rêve était établie mais il n’a pas encore réussis à déterminer dans quel sens elle allait. Métis a pris l’habitude de somnoler dans les trajets, mais il n’a à ce jour jamais pu l’apercevoir.
Il essaie encore pourtant, le moteur ronronne, l’aide, le chauffeur accuse le coup, il devrait dormir mais doit ramener sa charge au camp. La voiture file droit, le chauffeur est fatigué mais tient encore son véhicule. Les accrochages ne sont pas très rares, mais souvent le sable amortis les chocs et réduit les dégâts.
Encore une fois, le même rêve revient, sans autre détails… soudain… une voix…
Il ne s’est plus fait surprendre, contrairement à ce que les statistiques démontrent, il ne se sent pas en danger. Il est de nouveau dans le désert, mais il sait aussi qu’il est en Afrique, c’est un endroit qu’il connait, où il est bien, il sait qu’il ne craint rien. Les corbeaux se posent autour de lui sur le bas-côté des routes. Il n’en reste qu’un seul tournoyant au-dessus de lui, énorme, celui-ci disparait des que Metis le fixe. De loin Metis voit une oreille pointue derrière une dune. Il entend un grondement distant. Le rêve est un appel, il en est sure, il ressent l’angoisse, la peur. La seule dune qu’il aperçoit est celle derrière laquelle se cache la créature grondante, propriétaire de l’oreille qu’il entrevoit. Le grondement signifie que le rêveur l’a perçu.
Certaines communautés, de celle pour qui le rêve revêt une importance culturelle enseignée à ses membres quelques manières plus ou moins élaborées de se protéger contre les incursions oniriques. Elles ont aujourd’hui presque toutes disparitions, leurs survivants peuvent leur être attachées mais ils ont bien souvent perdu la compréhension de ses codes, eux-mêmes s’en moquent, ils ont besoin d’une identité, de quelque chose qui les affirme, pas de quelque chose qui leur demanderait un trop grand effort, pas de compréhension, une connaissance pédante pour intéresser dans les cocktails, et pour repousser les autres cultures. Une démarche profondément égoïste qui en figeant la culture l’empêche de s’épanouir. Le souvenir en devient déformé, une lointaine caricature de cette culture, une insulte aux peuples que l’on prétend honorer.
Le sol sous ses pieds tremble légèrement, comme si quelque chose d’immense passait juste au-dessous. Metis avait compris que le rêveur ne tentait d’appeler que certaines personnes, il comprend aussi que pour une raison ou une autre il rappelle au rêveur ce qu’il essait précisément de fuir… un occidental ?
La voiture fait un soubresaut, probablement un trou, les autorités du camp n’ont pas juges utile de faire des routes en goudron (plus polluantes qu’utiles étant donné qu’il faudrait en plus les détruire à la fin du projet). Les pistes sont faites de sable tassés régulièrement arrosées et séchées au soleil. Il peut cependant arriver que quelques outils ou matériau de construction tombe d’un pick-up mal sécurisé, la sable peut alors l’engloutir à la faveur d’un coup de vent, disparaitre et entamer une seconde vie d’obstacle à la circulation quasi-invisible. Metis se réveille, le rêveur l’a remarqué. Il aurait voulu passer un peu plus de temps à l’étudier mais le temps manque, il doit le confronter, et pour cela il devra être sûr de ne pas être dérangé.
Le soir venu il fait l’effort de rester éveillé un peu plus tard que d’habitude, il veut s’endormir avec la majeure partie du camp.
Il est allé diner avec les autres, la séance de formation est presque terminée de toutes manières, et il a rabâché la même chose tellement de fois qu’il pourrait le répéter à la virgule près sans la présentation Power Point. Il se retrouve ensuite dans la salle des expats pour un dernier café avant d’aller se coucher, une grande partie des plaisanteries reposent sur la bouteille de Tequila vide derrière le serveur qui a toutes les peines du monde à expliquer d’où elle provient, comment a-t-elle pu se vider et y aurait-il moyen d’en avoir une larme ou deux dans le café (clin d’œil guère discret à l’appuis) ? Tout le monde avait vu la bouteille, mais les suspicions avaient commencées lorsque Métis avait remarqué qu’il s’agissait là d’une décoration étrange, qui pouvait bien acheter une bouteille vide (la vente d’alcool étant sévèrement contrôlée et illégale dans le camp) ? La gêne du serveur, qui ne sait pas jusqu’où les accusations sont sérieuses et s’inquiète des possible conséquences, ne le rend que plus coupable aux yeux du groupe hilare. Le serveur perd littéralement 20 kilos en soulagement lorsque la moitié du groupe décrète la pause cigarette. Ce qui entraine l’autre moitié dehors aussi, Métis ne fume pas, mais la relative gaminerie ambiante a un côté attachant.
La conversation reprend, les conversations d’expats sont toujours quelque chose d’intéressant au fond, une douzaine de personnes ensembles racontant finalement les mêmes histoires. Il faut comprendre que ce site est de loin le moins organisé dans lequel ils aient jamais travaillé (tout comme l’était celui d’avant mais passons), il est aussi bien plus sécurisé que les précédents, pensez-vous ILS Y SONT, normal qu’on prenne la peine de les protéger… Métis écoute l’évacuation d’une plateforme pétrolière en pleine mer africaine sous un typhon où la vue était tellement mauvaise que l’hélicoptère ne pouvait se rapprocher de la plateforme, tout le personnel devait donc sauter de la plateforme jusqu’à l’hélicoptère en contre bas, s’agripper à l’appareil et remonter prestement pour s’assoir. Ce qui impliquait nécessairement de passer entre les pales de l’hélice, qui volait sous une plateforme de laquelle il ne pouvait s’approcher et que eux ne pouvaient voir… à cela il fallait rajouter les 120 kilos du sieur surtout dû à la pratique intensive de lever de contenu à concentration éthylique modérée. Métis connaissait cette histoire en au moins 5 langues, dans une dizaines de pays différents. Le courage de l’expat moyen étant encore sujet de débat scientifico-philosophique, avec l’éventuel poids d’un photon et la possible existence de la matière noire… Il n’y prêtait qu’une attention relative, si l’histoire était connu la façon de la raconter était, elle, souvent différente, et était souvent plus intéressante que l’histoire elle-même. Cependant la fatigue demandait son due.
L’espace où ils étaient était une terrasse, encore une fois, Ramadan, oblige celle-ci était fermée, permettant à ceux qui prenaient leur café dehors de ne pas être vu de l’extérieur, par ceux qui jeunaient. Une barrière de paille, mal raccommodée autour d’une sorte de toit de la même matière soutenu par une charpente en bois pouvait presque donner l’illusion que cet endroit n’était pas au fin fond du Sahara algérien mais quelque part dans le nord de la méditerranée. Bien sûr, qualité « locale » (appellation tendant à déterminer qui si on ne pouvait connaitre la provenance d’un objet et que ce dernier fut de mauvaise qualité il devait forcement avoir été fait localement… La mauvaise foi a ça de rassurant qu’elle est unanimement partagée) oblige, quelques accros apparaissait çà et là.
C’est le parfum qui attire d’abord l’attention de Métis, quelque chose de… sucré, très doux. Bien souvent coupé de la civilisation comme on pouvait l’être dans les bases vies, les hommes retournaient à l’état sauvage, les déodorants et les parfums souvent «oubliés » lors des bagages (alors qu’en étant honnête, les femmes de ces gens faisant bien souvent les bagages, ce genre d’oublis semblait… suspect, si ce n’est improbable). Métis avait eu souvent le plaisir suspect d’essayer son odorat sur plusieurs bases dans plusieurs pays (pour éviter de parler d’agression olfactive), et rare était les fois où il aurait pu dire que l’expérience eut été agréable. Seuls les célibataires encore « en chasse » ou les rares femmes ingénieures à s’embarquer dans ce genre d’aventure s’encombraient de telles choses.
Il y avait en tout et pour tout 4 femmes sur le chantier, sur près de 4000 personnes. Aucune ne portait celui-là (…). Ce n’était pas d’ailleurs une senteur qu’il avait associé avec le pays ou avec la culture, il vient… d’ailleurs. Métis n’arrive pas à lui mettre une origine. Il en suit discrètement le parcourt, son regard se porte sur l’un des « défauts » de leur clôture de fortune. Un œil noire en forme d’amande disparait presqu’aussitôt. Métis voit des cils plutôt long, mais la taille de l’œil indique un enfant, ou quelqu’un de petite taille, des traits fins, il ou elle est jeune.
Métis baille machinalement, en s’excusant. Il doit aller se coucher, il souhaite la bonne nuit à ses camarades.
122