CHAPITRE 1
– Quelques mots sur le perceptif
Les Irveniens travaillent main dans la main grâce à un sens inné propre à leur espèce, une empathie si aigüe qu’ils en sont capables de ressentir les émotions des personnes proches d’eux.
Cela amène à une forme de communication muette, le perceptif.
Si, par exemple, un animal sauvage venait à vous effrayer, votre perceptif déclencherait une sorte d’onde d’alerte afin de prévenir les autres alentours d’un danger imminent. Cette réaction instinctive se révèle aussi utile en environnement hostile qu’au sein d’une communauté, pour éviter qu’une rixe n’éclate, car en effet, si la colère se partage, la douleur aussi et nul n’a envie de souffrir de ses propres coups. De plus, il est extrêmement difficile de refreiner son perceptif.
devint une science à part entière dont certains consacrèrent leur vie à étudier, mais celle-ci demeure cependant grandement mystérieuse et le devient même de plus en plus à mesure que les recherches progressent. L’étude du cerveau ivernien permet d’identifier le siège du perceptif dans les amygdales, qui enverront ensuite un signal au reste du cerveau et monopoliserait instantanément toute l’attention de la personne, qui sera alors en mesure de prendre une décision rapide sans s’embarrasser de pensées parasites.
La compréhension de son perceptif par les rituels et la méditation sont au cœur des diverses croyances irveniennes, et ce depuis des milliers d’années.
Le perceptif offre aux irviniens de nombreux avantages, par exemple si un incendie venait à se déclarer non loin, le sentiment de danger du premier témoin se transmettrait très vite à ses congénères proches et ainsi de suite, leur permettant d’agir tous ensemble avec efficacité et rapidité, sans nécessiter d’explications orales. Plus puissant que les mots ou la gestuelle, l’impact émotionnel du perceptif est immédiat car il est incontrôlable, purement instinctif.
En l’an 12587 de notre calendrier, ou l’an 1427 de la civilisation Irvienienne
Comme chaque matin, Idrille se levait tôt. Elle basculait d’un coup de main les draps sur le côté, puis enfilait ses chaussons et partait à l’assaut de la journée.
C’était quelqu’un de rituel, elle ne perdait pas de temps à se remémorer ses rêves, aussi curieux fussent-ils, ni ne s’extasiait devant la beauté du lever de soleil sur ciel dégagé.
Elle commençait par tremper des feuilles séchées selon ses envies, puis découpait des fruits pour en faire une large salade, agrémentée de miel et de yaourt frais. Elle s’asseyait à table, toujours à la même place pour ne pas bousculer les habitudes, consultait les informations sur son journal connecté au réseau et attendait que sa dame veuille bien sortir du lit et la rejoindre, duquel il fallait l’arracher quotidiennement. Quand celle-ci arrivait enfin, signalée par le bruit de ses propres pantoufles glissant sur le sol, Idrille se levait et allait
servir l’infusion dans des bols, un petit pour elle, qui était pressée, et un très grand pour sa compagne, qui la finirait tout en se mettant au travail.
Face à face, croquant les fruits du bout de leurs piques, elles se détaillèrent leurs programmes respectifs pour la journée et terminaient sur une prière silencieuse, les poings serrés sur le front, têtes baissées. Mère qui nous a portés en ton sein, permets nous aujourd’hui de fouler ta terre de nos pas.
Ainsi se terminait la prière quotidienne.
Idrille était toujours la première à vaquer à ses occupations après cette courte pause, elle n’avait guère le temps de demeurer dans le salon, son travail se trouvant à l’autre bout de la cité dans laquelle elles résidaient. Cela eut pu être un problème pour elle et pourtant elle se réjouissait chaque jour de se sentir loin de celui-ci quand elle rentrait se reposer, c’était leur petit cocon, loin de l’agitation et du bourdonnement citadin. Elles vivaient dans une charmante alvéole récemment construite, une des plus modernes qu’il soit, située à une vingtaine de mètres du sol et accessible depuis un ascenseur central. Les larges fenêtres de bois verni baignaient chaque jour l’alvéole de lumière et donnaient sur les toits de la ville, parsemés d’arbres.
Les murs étaient revêtus d’une peinture de couleur crème, et les pièces aménagées de manière à la fois simple et pratique.
Blyne, la compagne d’Idrille, resta là les paupières closes quelques instants encore avant que son esprit revienne aux tâches quotidiennes, elle aimait beaucoup cette pause méditative hors du temps, elle inspirait profondément, sentait l’air passer dans ses poumons, le contact de ses mains sur ses cuisses, de ses pieds sur le sol, puis exhalait calmement, sentant sa poitrine d’abaisser lentement. Elle répéta l’exercice plusieurs fois jusqu’à se sentir apaisée, ce après quoi elle rassembla rapidement ses pensées, battit des paupières pour se réhabituer à la lumière du jour, puis son regard arpenta la pièce et vint se poser sur la pile de vêtements sales qui trônait sur la table de l’impeccable salon.
– Bon, à nous deux je suppose…
Blyne travaillait à domicile, ce qui signifiait généralement qu’elle s’occupait de l’entretien du domicile et des repas pendant que sa compagne était à l’autre bout de la cité, tandis que celle-ci devait s’en charger le soir et les jours de repos.
Sa tâche consistait à assurer la sécurité et le bon fonctionnement de certains canaux d’informations de la nation permettant à tous d’accéder librement aux dernières nouveautés à travers textes, images et vidéos sans être importuné par quelque malin cherchant à détourner le flux. Ce grand réseau se nommait la Synchrone, car il permettait de relier les individus du monde entier instantanément. Ce système vieux de plus de cinq cent ans était bien rodé et tout Ivernien en âge d’y accéder connaissait ses possibilités et ses limites, mais il fallait tout de même qu’un service de police guette et intervienne afin de rappeler les règles.
Il s’agissait là d’un métier de l’ombre, complexe et peu connu du grand public, ce qui correspondait parfaitement à une personne qui tenait en horreur la vie en société, chose rare pour une Irvenienne.
Cette solitude était la bienvenue, elle se lovait dans son fauteuil, loin de la lumière du jour et se concentrait des heures durant à observer, décortiquer et améliorer le système complexe qui permettait à la Synchrone de se déployer sans faille.
Ces derniers jours les intrusions sur la Synchrone ne cessaient de se multiplier et de se complexifier et Idrille ne pouvait que constater sa compagne se fatiguer à la tâche et des poches apparaitre sous ses yeux injectés de sang, elle en devenait acerbe, en plus. Elle passa par le salon où sa compagne triait les vêtements et elle lui fit signe qu’elle partait travailler. L’autre lui lança un regard boudeur, puis, tout en souriant, lui fit la grimace. En franchissant le palier de leur appartement, Idrille réfléchissait à ce qu’elle préparerait ce soir, Blyne avait bien besoin d’un remontant.
Elle passerait acheter de quoi préparer une bonne tourte sur le retour, aux halles du quartier, la saison des potirons arrivaient et les étalages devraient en proposer déjà quelque uns.
Sans plus tarder, elle dévala les cinq étages d’escaliers en bois, longeant la rampe de fer forgé du bout de ses doigts et déboucha sur une ruelle de pavés étroite et sombre, jointure entre deux larges avenues bondées de monde. Elle prenait toujours une grande inspiration avant de se joindre à la foule, cela ne faisait que deux ans qu’elle avait rejoint Blyne à la capitale culturelle du pays, Elazch et se sentait ici comme une petite fourmi. Son perceptif était à chaque instant stimulé, elle venait tout juste de commencer à marcher dans l’avenue qu’une forte sensation de gourmandise la saisit venant de derrière, il devait y avoir un marchand de sucreries non loin. L’odeur devait être si bonne que le perceptif des gens passant devant ne pouvait se retenir de transmettre l’information aux autres passants, quelle bonne publicité !
Mais Idrille était pressée, en l’occurrence, et même si ses sens souhaitaient lui dicter d’aller se chercher une gâterie, sa priorité restait d’arriver à l’heure à son bureau, sans quoi elle se ferait taper sur les doigts par les reste de l’équipe qui avait plus que jamais besoin d’elle. Elle marchait à vive allure sur le trottoir qui longeait les rails du tramway, quand celui-ci la rattrapa silencieusement pour la déplacer sans perdre de son allure , voilà ce qui arrive quand on est un peu trop rêveur, elle avait raté le coche ! Dans un soupir, elle entreprit de lui courir après, elle ne serait jamais à temps si elle ne le rattrapait pas à son prochain arrêt. Elle descendit sur la voie des rails et couru après lui de tout son souffle sous le regard perplexe des passants, il n’était pas courant que l’on soit pressé par ici.
Si cela lui arrivait souvent d’arriver la dernière, elle avait aujourd’hui une réunion de toute importance qui était prévue depuis si longtemps qu’il serait criminel de la rater. Elle n’avait pas lieu immédiatement mais elle devait se préparer, réunir ses documents, se remémorer toutes les informations du dossier. C’était là le plus gros projet auquel elle ait eu l’occasion de participer et elle n’en reverrait probablement jamais de tel. Il lui tenait particulièrement à cœur de le mener à bien.
Le véhicule entama son arrêt et Idrille en profita pour se glisser le long de la file de gens désirant entrer. Elle jeta un coup d’œil à son mobile, 8h42, cela la rassura. Elle serait normalement arrivée dans moins de cinq minutes, ce qui lui laisserait largement assez de temps pour se préparer à la réunion. Elle jeta un bref coup d’œil à son reflet, des mèches de cheveux s’échappaient des queues qui couraient le long de bras et sa veste était complétement de travers.
« J’aurais mieux fait de partir en avance… » se dit-elle.
Son arrêt se trouvait dans une autre large avenue, une des principales de la cité concentrique. C’est ici que se trouvaient la plupart des institutions et centres de recherche importants. Un peu plus loin pouvait-on voir un dôme de verre et d’acier, l’école supérieure de langue et sa célèbre bibliothèque, vieille de cinq cent ans.
Elle bailla en sortant, se faisant bousculer par la foule en mouvement, et se dirigea comme à son habitude vers un bâtiment blanc tout en arcs et en colonnes, l’institut d’histoire des langues de la capitale culturelle, son lieu de travail.
A l’entrée, elle déboutonna sa veste et montra son badge à une garde en uniforme, qui s’inclina d’un mouvement sec et lui ouvrit la porte, elle avait beau venir tous les jours c’était là un rituel nécessaire et jamais ne lui avait-on adressé la moindre considération.
Soucieuse de perdre ce précieux badge, elle l’attachait toujours dans sa veste (sauf en cas de chaleur intense, auquel cas il lui fallait faire doublement attention), il s’agissait bien sûr d’une idée de l’ingénieuse Blyne, car Idrille était contrainte d’admettre qu’elle n’avait aucune conscience pratique en dépit de tous les accidents qui lui étaient déjà arrivés.
Ses pas résonnaient sur le marbre gris tacheté du sol de la pièce principale. Elle était large et quasiment vide, à l’exception d’un bureau ou travaillait la secrétaire d’accueil, qui s’ennuyait ferme.
Elle donnait sur des bureaux aux portes de bois et de grands escaliers de pierre menant aux étages supérieurs. En levant la tête, on pouvait voir le plafond du bâtiment quelques étages plus haut. Sur celui-ci étaient tracées des sortes de runes convergeant vers le centre, de plus en plus petites.
Il s’agissait d’une histoire très célèbre en Alytre, contée à ses habitants dès leur plus jeune âge. Rédigée dans l’ancienne langue du pays, cela racontait l’origine du monde, quand la terre offrit aux Irviniens le don de la perception, « Et dans son infini amour, elle plaça en chaque être une part de son esprit éternel. Tous se murent d’un même sentiment et ne firent qu’un avec la Terre. Mais la Lune se sentit esseulée et se joignit à la fête, discrètement, elle clôt la perception de chacun pour leur offrir un rêve, rêve qui était unique à chacun. Ce furent les fondements de leur individualité.
Le jour ils étaient à la Terre,
La nuit la Lune venaient les reprendre. Ils étaient unis mais uniques. »
On apprenait aux enfants la célèbre phrase « Je suis moi par ma faculté de rêver, nous sommes nous par notre faculté d’éprouver. », elle était aux fondements de la philosophie des Alytriens, et devint respectée et appliquée à travers le monde entier, car elle permettait à tout un chacun de se réaliser en tant qu’individu tout en pensant avant tout à l’ensemble. Cette philosophie, autrefois limitée à certaines régions de l’est, avait pu se répandre à l’échelle terrestre grâce à l’apparition d’un outil fabuleux il y a de cela cent ans, inspiré des documents retrouvés de l’ancien monde. Il s’agissait d’un réseau d’information instantané, enfant de l’électricité et des mathématiques, qui permettait à tout un chacun d’accéder librement à un flux incroyable de textes et d’images provenant du monde entier. La philosophie Alytrienne en bénéficia grandement, et elle trouva rapidement sa place dans les foyers des quatre coins de la planète.
Il ne s’agissait donc pas de simples runes décoratives, dans un institut d’histoire des langues ce plafond prenait tout son sens.
Idrille n’y jeta pourtant pas un coup d’œil, elle le voyait tous les jours et ne le connaissait que trop bien, il était à la base des études de linguistique qui reposaient sur la compréhension de la langue morte qui lui avait donné naissance.
Pour le moment, sa priorité était de courir à son bureau, au second étage. Des escaliers partaient de part et d’autre du hall d’accueil, elle se trouvait dans l’aile gauche et se mit à grimper les marches quatre par quatre jusqu’à arriver, essoufflée mais soulagée, à son but.
Elle s’empressa tout d’abord de refaire ses nattes et de réajuster sa veste, puis, s’éclaircissant la voix, elle entreprit de relire à voix haute ses notes, afin de les avoir en tête au moment opportun.
Sa collègue et voisine de bureau passa la tête par l’entrebâillement de la porte, elle plaça sa main en porte-voix et lui chuchota
«Coucou Drille ! N’oublie pas la réunion, te connaissant tu en serais capable ! » Son perceptif était joyeux et taquin.
« Pff ! J’étais en train de réviser mes notes, tu me fais passer pour une sacrée feignante ! »
« Ca va, je t’embête.. Par contre je suis sur le point de m’y rendre, tu devrais faire de même. »
« J’arrive. » Grommela-t-elle en guise de réponse, elle aurait bien aimé avoir plus de temps pour se préparer, tout compte fait.
Sa collègue l’attendait en sautillant au bout du couloir menant aux escaliers, les perles de l’attache ornant ses cheveux tintant en rythme. Son excitation était palpable et mettait Idrille sur les nerfs, si Contrairement à Kaythleen pour qui il s’agissait d’une réunion comme les autres, elle était décisive pour l’avenir Idrille, mais cela sa collègue avait beau le savoir elle n’en avait cure.
Elle se lança dans les escaliers, suivie par les pas légers de l’autre.
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